Bahreïn : les sources historiques de la révolte

Publié le 24 février 2011 par Rivagessyrtes


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Pour comprendre la situation insurrectionnelle à Bahreïn, il est nécessaire de revenir aux origines historiques du Royaume de Bahreïn (émirat de 1971 à 2002) pour mieux appréhender les revendications de la population à l’égard d’une dynastie régnante d’origine étrangère ; comprendre la politique démographique mise en œuvre par le régime pour s’entourer d’une clientèle loyale et surtout pour écarter l’interprétation de la contestation actuelle sous le prisme de la seule rivalité entre chiites et sunnites.

L’antique Dilmoun, puis la colonie grecque connue sous le nom de Tylos, a toujours joué le rôle d’un point de rencontre privilégié entre les civilisations de la Mésopotamie et le sous-continent indien, au sein du Golfe persique (le Golfe arabique étant à l’époque classique l’actuelle Mer rouge). Les Perses contrôlent l’archipel de Bahreïn depuis 1602, date du départ des Portugais établis en 1521. En 1736, les Perses accordent la suzeraineté sur l’île à des Arabes Huwalla originaires de la côte iranienne du Golfe ; elle se prolongera jusqu’à la conquête de Bahreïn, en 1782, par la dynastie sunnite des Al-Khalifa, celle des actuels souverains. L’archipel est l’objet de nombreuses convoitises en raison de la richesse de sa production de perles, à l’époque la plus importante du monde, et de sa situation géographique privilégiée.

Au début du 18ème siècle, chassés par la sécheresse, des tribus issues de la confédération des Anaza (creuset des futures familles régnantes d’Arabie saoudite, du Bahreïn et du Koweït) quittent le Nejd (cœur de l’actuelle Arabie saoudite) pour s’établir sur le territoire de l’actuel Qatar et sur le rivage arabe du Golfe persique. Les migrants prendront le nom de Utub (dérivé de ataba : migrer) et seront les fondateurs d’un vaste empire maritime et commercial, dominant le Golfe aux 18ème et 19ème siècles.

Devenus marins et pêcheurs de perles, ces Bédouins, parmi lesquels se distinguent deux grandes familles : les Al-Sabah (actuels émirs du Koweït) et les Al-Khalifa (monarques du Bahreïn), quitteront, au milieu du 18ème siècle, le Qatar pour rejoindre, par la mer, en plusieurs vagues successives, l’actuelle cité-état de Koweït. Les Utub investissent ainsi un port bien situé, véritable nœud commercial entre le Sud et l’Est de la Péninsule à destination de la Syrie et du Proche-Orient qui permet d’éviter le transit par le territoire ottoman à Basra (sud-irakien).

En 1752, un membre de la famille des Al-Sabah s’impose comme suzerain du Koweït, mettant ainsi un terme aux ambitions des Al-Khalifa, devenus des commerçants enrichis, de gouverner la cité ; ces derniers émigrent en 1766, par la mer, vers Al-Zubara au Nord-Ouest de l’actuelle péninsule qatarie, où ils fondent la deuxième colonie de peuplement des Utub. Les Al-Khalifa reprennent le chemin du Sud dans l’espoir d’y accaparer les abondantes ressources en perles que leur flotte exploitait déjà lors des campagnes de pêche au départ du Koweït.

Sur leur route, les Khalifa tentent d’accoster à Bahreïn, alors connue sous le nom d’Awwal, mais ils en sont chassés par les émirs locaux, des Arabes sunnites originaires d’Abou Shahr (actuelle Bouchehr sur la côte persane du Golfe) membres de la tribu des Bani Madkhur, vassaux du Shah des Perses, établis ici depuis 1750. Ces Arabes Huwalla sont les descendants de tribus originaires d’Oman et de la côte orientale de la Péninsule installés en Iran aux 7ème et 8ème siècles, quand la côte Sud était sous la domination des Califes.

Al-Zubara (aujourd’hui en ruines) devient rapidement un port prospère à la jonction de la route des Indes vers le Proche-Orient. Cette fortune nouvelle suscite la convoitise des tribus établies sur l’île voisine de Bahreïn et de leurs alliés Arabes sunnites établis sur la côte iranienne qui se montrent déterminés à conquérir la côte arabe du Golfe, annexer Zubara, maintenir leur emprise sur Bahreïn et mettre un terme à la domination maritime des Utub de Koweït et de Zubara. Dans le même temps, sous la pression démographique des nouveaux arrivants originaires du Koweït et du Nejd, les Utub établis au Qatar se voient contraints d’élargir leur territoire.

En 1782, la multiplication des escarmouches et des actes de piraterie rend la guerre inévitable. Attaqués les résidents d’Al-Zubara résistent et repoussent leurs assaillants. Les Utub du Koweït, rejoints par ceux du Qatar, conquièrent Bahreïn en 1782. En 1783, les Khalifa établissent leur pouvoir sur Zubara et sur l’île de Bahreïn, mettant un terme à la domination des Perses. Les prétentions iraniennes sur l’île se répéteront en 1861 et 1871 au moment des traités établissant un protectorat britannique, elles ne seront officiellement abandonnées qu’en 1971, à l’indépendance de l’émirat.

En 1796, Salman Al-Khalifa, successeur du conquérant de Bahreïn, Ahmad, quitte le Qatar et s’établit sur l’île à al-Rafa, qui est toujours la résidence de la famille régnante. Al-Zubara sera annexée en 1937 par la famille princière du Qatar, les Al-Thani. Les prétentions bahreïnies sur cette enclave territoriale prendront fin en 2001 à la suite d’un arbitrage de la Cour de Justice Internationale.

Avant la domination des Al-Khalifa, Bahreïn était surtout riche grâce au commerce des perles ; ensuite l’activité s’est diversifiée vers la pêche, la manufacture des perles et le commerce maritime vers l’Inde, Mascate et les ports du Golfe persique. L’industrie perlière permettra aux Bahreïnis de souche, défavorisés par rapport aux nouvelles élites étrangères, de subsister. Cette activité se poursuivra jusqu’aux années 1930 (400 navires à Bahreïn en 1930) avant de péricliter et de perdre de son intérêt après la découverte des premiers gisements pétroliers (1932).

Les Al-Khalifa comme les Al-Sabah établissent des régimes héréditaires dont le pouvoir politique est réservé aux seuls membres de leur dynastie et à certaines familles de la noblesse bédouine, mais elles doivent composer avec les familles marchandes, notamment d’origine persane, essentielles à la survie économique de leurs régimes commerciaux et tribaux.

La population nationale bahreïnie, évaluée à 570 000 personnes (soit 46% des 1,2 millions de résidents) comporte des strates culturelles, ethniques et religieuses bien distinctes :

- les Arabes sunnites sont essentiellement urbains, résident à Manama, sur l’île de Moharraq et al-Rafa‘ ; ils sont de rite malékite (comme les Marocains) et plus marginalement hanbalites-wahhabites (comme les Saoudiens et les Qataris). Ils sont pour l’essentiel descendants de tribus originaires du Nejd ou bien des immigrés de pays arabes sunnites.

- les Arabes chiites, les Baharna, la population autochtone, représentent la majorité des nationaux bahreïnis ; leur part est évaluée entre 60 et 70%. Le chiisme des Baharna n’a pas de racines iraniennes : les populations de Bahreïn, de la province orientale saoudienne ou du sud de l’Iraq sont chiites depuis l’époque des Bouyides (10ème-11ème siècles), à l’époque où le sunnisme était dominant, et bien avant l’hégémonie religieuse de la Perse au 16ème siècle. Leurs référents actuels sont essentiellement des clercs irakiens installés à Nadjaf et Kerbala ; à l’origine, sous les Bouyides, ils étaient déjà en Irak (écoles de Baghdad et de Hilla).

- la population bahreïnie compte également des Perses sunnites, qualifiés de Huwalla (à distinguer des Huwalla, Arabes sunnites établis en Iran) et des Perses chiites. Les Iraniens chiites établis depuis longtemps sur l’île sont des citoyens bahreïnis, tandis que les plus récemment arrivés sont des ajam (apatrides). La quasi-totalité des Huwalla, d’origine iranienne, a obtenu la nationalité bahreïnie à la suite de la dernière campagne de naturalisation en 2001.

L’existence d’une classe de population résidente, mais apatride, résulte d’une première approche discriminatoire de l’octroi de la nationalité fondée sur les origines ethniques sans aucun lien avec les croyances religieuses (chiites ou sunnites). La nationalité bahreïnie a été accordée, ou refusée, aux résidents entre 1963 et 1968 ; des mesures de naturalisation, ultérieures, viendront compléter cette première campagne.

Inquiets de l’importance numérique des immigrés économiques iraniens employés dans le secteur de l’exploitation pétrolière, au moment où l’Iran persiste à revendiquer sa souveraineté sur Bahreïn, les Britanniques incitent les futures autorités indépendantes de l’émirat à freiner cette immigration et à privilégier des travailleurs originaires d’Inde. L’octroi de la nationalité s’opérera sur un critère de loyauté supposée à l’égard du futur émirat indépendant : les vieilles familles commerçantes chiites iraniennes deviendront bahreïnies, comme les descendants des esclaves africains ; les nouveaux-venus d’ethnie persane, qu’ils soient chiites ou sunnites, et les Arabes sunnites originaires d’Iran se verront refuser la nationalité (ces derniers l’obtiendront plus tard). A cette époque, la discrimination se fonde sur la connivence supposée d’une partie des résidents avec un Etat aux prétentions hégémoniques, l’Iran impérial.

Dans les années 1970, l’apparition sur la scène politique de mouvements chiites porteurs de revendications démocratiques et socio-économiques au profit des Bahreïnis de souche conduit la dynastie des Al-Khalifa à mettre en œuvre une politique discriminatoire à l’égard des chiites ; elle s’intensifiera après la Révolution islamique en Iran. Les chiites endurent une discrimination socio-économique, sont évincés de tous les emplois sensibles, interdits d’emploi dans les administrations régaliennes (le secteur public bahreïni est plus rémunérateur que le secteur privé)… A l’instigation du pouvoir, une fracture confessionnelle se dessine désormais entre sunnites et chiites ; elle se fonde en réalité sur un objectif de pure politique intérieure (punir les formations islamistes chiites qui revendiquent plus de démocratie au profit, d’ailleurs, de tous les Bahreïnis) et se justifie, selon le pouvoir, par le manque de loyauté des chiites bahreïnis à l’égard de l’Etat, stigmatisés comme une « cinquième colonne » œuvrant au bénéfice du parti étranger (la République chiite d’Iran).

Cette fracture sociale, économique et politique provoquera la première intifada bahreïnie, entre 1994 et 1999 ; rébellion impitoyablement réprimée dans le sang, les procès arbitraires, la torture et les pires exactions. La dynastie régnante décide une politique démographique, longtemps tenue secrète, afin de tenter de renverser la supériorité numérique des chiites. Des Baloutches (Iraniens sunnites de la côte Sud du rivage persique), des Afghans, des Pakistanais, Jordaniens, Iraquiens, Syriens et Yéménites se voient octroyer la nationalité bahreïnie et sont intégrés au sein des forces armées et de sécurité intérieure. Certains apporteront leur expertise en matière de maintien de l’ordre, leurs savoir-faire dans les interrogatoires musclés conduits par la sûreté de l’Etat (dirigé pendant les années de la répression par un Britannique : Ian Henderson), ou bien rejoindront les rangs de la garde prétorienne de l’émir ou ceux des forces armées classiques. Pour augmenter le poids du vote sunnite, les Khalifa octroient également le droit de vote à des Saoudiens, issus de la tribu des Dawasir, établis dans la Province orientale saoudienne.

Le décès, en 1999, de l’émir Issa bin Salman, père de l’actuel roi Hamad (l’émirat est devenu un royaume en 2002), ouvre la voie à une perspective d’apaisement des tensions interconfessionnelles. Le nouveau souverain engage quelques réformes politiques qui permettent aux partis chiites de présenter des candidats aux élections parlementaires de 2006 ; ils mesureront rapidement qu’ils n’ont qu’un pouvoir décisionnel restreint. En 2006, la duplicité des autorités est mise en évidence : un fonctionnaire, Salah al Bandar, révèle un plan secret financé par la famille royale pour fomenter des troubles confessionnels, marginaliser les chiites et favoriser l’immigration massive de sunnites, c’est le « Bandargate ».

A la veille des élections d’octobre 2010, face à la contestation des chiites qui exigent de véritables réformes, le régime retrouve ses accents belliqueux, fustige les « terroristes », dénonce leur complot, et les accuse d’intelligence avec l’ennemi ; tous les progrès en faveur d’une réconciliation nationale entrepris depuis 10 ans sont réduits à néant.

La révolte de février 2011 souligne l’inanité de la propagande du régime : la révolte n’est pas chiite, elle ne se revendique pas comme telle, c’est la révolte des Bahreïnis. Elle ne repose pas sur des critères confessionnels mais sur des revendications partagées par la majorité de la population : des réformes démocratiques, économiques et sociales. La dynastie des Al-Khalifa doit désormais faire preuve d’une inventivité dont elle semble avoir négligé l’usage depuis sa brillante conquête de 1782, au risque de devoir effectuer un singulier retour dans le passé en retrouvant les dunes du Nejd, la baie de Koweït ou les rivages qataris.

History of Eastern Arabia, The Rise and Development of Bahrain, Kuwait and Wahhabi Saudi arabia, Ahmad Mustafa Abu-Hakima, Probsthain, 165.

Les Nations du Prophète, Xavier de Planhol, Fayard, 1993