Attente, partition, de Sereine Berlottier (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Ferroviaires (éd. Publie.net, 2007) signalait déjà une écriture singulière construite à partir de l’alternance entre la vie d’une personne en fin de contrat pour la construction d’un centre commercial, et les gens que cette personne voit tous les jours dans le train de banlieue qui la mène au travail. La description était d’une netteté froide, même si l’attention de l’œil indiquait une certaine sympathie, et l’évocation du personnage en fin de contrat était toute en retenue, écart, refus de la tartine psychologique. 
Avec Attente, partition, Sereine Berlottier accroît la difficulté puisqu’elle passe du social à l’intime ; tout se joue à l’intérieur d’un couple, et du corps. C’est ici que le dispositif d’écriture joue pleinement son rôle. Au lieu d’utiliser le mode du récit, qui aurait fait pencher le livre vers la sempiternelle analyse des problèmes de couple, même s’ils peuvent avoir leur pathétique vrai, l’auteure choisit une forme informe, c’est-à-dire capable d’intégrer toutes les variations ou sautes d’écriture. Elle ne nomme pas cette forme, ou plutôt elle parle de « journal » (p. 12), de « cahier » (p. 98), de « fragment » (p. 77)… De fait, le lecteur retrouve bien le cadre chronologique d’un journal ; les séquences sont datées, et on trouve même mention d’une année repère, page 46 : « L’enfant n’est pas la question du jeudi 15 décembre 2005. Seul le livre. Charnel. Givré de secrets. / Le tenir, ne pas le lâcher quand il sera, oiseau faible, l’habitant de tes paumes nues. » De même, dans la suite du livre, on trouve éparses des notations de durée : « deux ans et demi ont passé » (p. 79), « trois ans déjà » (p. 101), « Bientôt quatre ans » (p. 147)… Dire une durée, c’est déjà tendre un fil narratif pour tout le livre, même s’il ne s’agit pas d’un récit au sens habituel du mot, ou un récit en pointillés, une suite de fragments poétiques qui dessinent au bout une trajectoire de vie. 
Tout le livre repose sur un traumatisme initial, à partir de l’enfant, désiré mais impossible. D’où « l’attente » effectivement comme thème central, et la présence forte du milieu et du vocabulaire médical. Mais le lecteur ne saisit que très progressivement et approximativement cet enjeu comme une sorte de secret, de noyau autour duquel le livre tourne sans le nommer. D’où, également, la présence de sentiments contrastés : il y a le bonheur du couple, mais tout autant la culpabilité, la peur, la fatigue… Cette situation prolongée entraîne une difficulté d’être, une désorientation : « Même cette expérience est sans force, sans contours. / On s’efface, on resurgit, on décline à nouveau, on réapparaît quelques instants dans le soleil, avant de disparaître au fond de la terre. / Même pas la tristesse. / Le mot chagrin est plus juste, plus silencieux aussi. » (p. 43), « Tu ne leur dis pas tous les mots ni ce qu’il faut mesurer d’intérieur. / Les masques non. / Pas tout non plus. / C’est difficile. / Elle pose des questions hésitantes. / On n’avance pas vite. / On n’avance pas. / On ne va nulle part. /Mais on est là. / Et parfois c’est tellement difficile quelques mots simples. / Sur la nappe les quatre verres vides. » (p. 113) Et même  à la fin du livre, lorsque le « personnage » ferme cette période, demeure de l’opaque : « Il te semble que quelque chose s’achève ici, dont tu ignores encore le poids et le sens. »(p. 125) Mais ce qui est remarquable aussi, c’est l’énergie, la lutte contre cette pente de la détresse : « 16 janvier / Il faut passer. Aucune autre issue ailleurs que là. Avec tout l’imparfait de soi-même, tout le mortel, le fiable ténu. » (p. 47) Ou bien, ce mot unique, pour la journée du 18 avril : « Continuer. » Il y a autant d’attente dans cette expérience que d’évolution lente vers une forme de sagesse pauvre, pour ne pas dire de paix.  « On ne peut pas penser ces mots-là.// Peut-être / jamais. » (p. 85) Plus loin : « Comment on fait. //C’est possible. / On vit encore. / On aime encore. / Il y a des livres à écrire/des livres à lire. / Il y a du possible/à se dire là/vivant ici/encore de cette façon. » (p 88) Et plus loin encore : « Peut-être qu’il n’y a pas à savoir l’ensemble des choses à venir. Peut-être qu’il n’y a qu’à avancer encore, avec ce peu de choses qu’on sait, et sans compter les pas chaque fois.  » (p. 96) 
Durant toute cette période, le « cahier » apparaît comme une forme de refuge, l’écriture comme difficile mais repère sûr. « On ouvre le cahier comme si / c’était la toute dernière des tâches, la moins hésitante, la plus bornée. » (p. 98) Ou bien, « tu cherches une paix sur la page. » (p. 26) 
La réussite de ce livre ne tient pas seulement à sa vérité humaine sans pathétique, tout en retenue, litote, pudeur, mais également à ce dispositif très souple d’écriture ou la prose ponctuée, continue ou discontinue, alterne avec des vers libres courts à la fois simples et percutants. « Ce que tu rêves ici prose brève, souffle nu, longtemps filtré, jusqu’au plus clair, au moins évitable. / Malgré ce qui, de fragment en fragment, freine ou relance. / Enchaînements ou ellipses, hoquets, syncopes, et les pauvres chevilles de bois mort par quoi, souvent, tu tentes d’aller contre ce mouvement. » (p. 77) Nous assistons dans ce livre à l’invention d’une forme poético-narrative très efficace parce que la fragmentation permet de dire au plus juste une tension de vivre et le disparate d’exister. 
 
Antoine Emaz 
 
Sereine Berlottier – Attente, partition  - Ed. Argol 
 
A propos de ce livre, on peut lire aussi un “journal de lecture” de F. Trocmé, encore en cours. Episodes 1, 2 et 3