Le voyageur passe la ligne

Par Krri

de Michel Lebrun

J'écartai doucement le battant. Les violons violonaient, la moquette veloutait, les torchères remplissaient leur office, et le type, vautré dans un fauteuil Chesterfield, ses énormes pieds reposant sur le bord du bureau, dormait sous un journal hippique. Seul. A n'en pas douter, il s'agissait là du guetteur posté pour crier " alerte " à mon arrivée, tandis que ses acolytes cuvaient leur cuite biquotidienne dans les chambres adjacentes.

Je ne pus réprimer un sourire. Ce serait trop facile. M'approcher de lui, et tirer à travers le journal. Puis me dépêcher d'aller liquider les deux autres dans leur ivresse.  Mais je n'ai jamais été partisan de la facilité. Quand on a décidé d'exécuter pour de bon et dans la vie réelle ces choses auxquelles on pense si souvent en ayant bien l'intention de ne jamais les accomplir, il faut aller jusqu'au bout. S'assumer pleinement.

De ma main libre, j'ôtai lentement le journal et regardai le visage de ma victime. Je me sentis frustré : le type était déjà mort.

Editions PRESSES DE LA CITE