Tigran le Seigneur du Châtelet

Publié le 29 mars 2011 par Assurbanipal

Paris. Théâtre du Châtelet.

Vendredi 25 mars 2011. 20h30.

La photographie de Tigran est l'oeuvre de l'Immense Juan Carlos HERNANDEZ.    

Tigran : piano

Solo pour la première partie.

Invités pour la deuxième partie dont Trilok Gurtu : percussions.

Après les Rennais, c'est aux Parisiens déjà émerveillés par son premier album solo «  A fable », que Tigran vient se livrer seul et avec quelques complices dans cette superbe bonbonnière Second Empire qu’est le théâtre du Châtelet. La soirée est présentée par son plus fidèle ami français, Stéphane Kochoyan avec qui j’ai eu l’honneur de partager une heure avec Tigran sur TSF Jazz.

Quelques secondes de concentration. Puis une ballade. Beau crocodile (un vrai piano à queue), belle salle, belle acoustique, grand pianiste. Que demande le peuple ? L’envoûtement commence. La musique se déploie comme un voile de soie au gré du vent. C’est pour ces moments là que je suis heureux de vivre à Paris. Une source vive parcourt la salle et rafraîchit l’air. Je suis Tigran sur scène depuis 2003. Il avait seize ans. Je le savais capable de se trouver seul un jour dans une salle de cette classe. Et m’y voici face à lui. Il monte en puissance, en vitesse tout en restant sur son thème. Ca décolle sec. C’était « The Spinners ».

« Samsara » (Tigran). Une autre ballade venue de l’Orient mystérieux. Ca tourne, tourne, nous enivre doucement. Puis il se lance, les chevaux galopent à travers champs et forêts. Ce garçon atteint des sommets que bien des pianistes verront de loin, d’en bas sans jamais pouvoir s’en approcher. Sa musique fait le même effet de grands espaces, de passions enflammées que les grands écrivains russes : Tolstoï, Dostoïevski. Tigran exécute le piano à grands gestes et met le public à sa merci.

« Longing » une des chansons de l’album. Sur l’écran géant derrière la scène est projetée une image de plancton vert géant. Quel intérêt ? « Music speaks for itself » comme disait Miles DavisLa Grâce est là, caressée du bout des doigts par Tigran. Sa voix n’est pas celle d’un chanteur professionnel. Elle n’est pas toujours bien posée, bien placée mais elle touche au cœur par sa fraîcheur, sa pureté, sa maladresse même. La technique mise au service de la pureté et de la bonté, c’est ce qu’il y a de plus beau. Le public est aussi concentré que le pianiste. Il a la salle à sa main comme il a toujours su le faire.

« Someday my prince will come ». Le seul standard de l’album. Traité en mode marche funèbre. Par jeu. Ce jeune homme peut tout se permettre tant il a de goût. Un jeu de virtuose avec de l’âme. Cela devient une pavane. Pas pour une infante défunte mais pas loin. Nom de Zeus, que c’est beau ! Tigran est un vrai champion. Il savait qu’il devait être au sommet de son art ce soir. Il s’est entraîné et il est au sommet. Il finit dans l’aigu de l’instrument, distillant l’air lentement, agaçant et troublant. Ce petit truc là me rappelle Martial Solal avec qui Tigran jouera en duo au Festival Jazz sous les pommiers à Coutances en Normandie le samedi 4 juin 2011.

Retour à l’Arménie avec un air dansant, léger et libre comme l’air. Les jeunes filles arméniennes dansent dans ma tête. Il lâche les chevaux et cela avance comme le flux et le reflux de la Mer, puissant, vif, impérieux. Bref, c’est ce qui s’appelle du Grand Piano. Je me retrouve sur la plage de Longchamp à Saint Lunaire par un beau jour de printemps grâce à la magie de cette musique. Libre à vous d’imaginer ce que vous voulez. Cette musique libère l’esprit. Les mains giflent ou caressent le clavier mais nous font toujours vibrer. Parfois c’est le pilote de Formule 1 tant il maîtrise sa machine, accélérant, virant, changeant de vitesse. C’est vertigineux de beauté et de virtuosité. Il semble jouer de la harpe à certains instants tant son jeu est fluide. Après une telle démonstration, il n’a plus qu’à saluer et passer à l’entracte pour laisser le public reprendre son souffle.

ENTRACTE

Pendant l’entracte, j’ai salué Giovanni Mirabassi, pianiste confirmé, venu assister au triomphe du jeune Maître.

Tigran est rejoint sur scène par le trompettiste Shane Endsley. Ils jouent « Les gens de la lune » à moins que ce ne soit « Les Jean de la lune ». C’est un morceau tiré de l’album mais avec un titre français. C’est une ballade lente, grave, en suspension dans l’air. Le son doux de la trompette s’infiltre par-dessus le piano. J’aurais préféré Eric Le Lann et sa griffe bretonne sur cette musique qui, là encore, m’évoque la Mer. Techniquement le gars sait jouer mais, pour rester courtois, il ne me fait ni chaud ni froid.

Le trompettiste s’en va. Ben Wendel le remplace au saxophone ténor. Il est le saxophoniste habituel de Tigran. Est-il apparenté à la fameuse famille Wendel de Lorraine ? Je l’ignore. Le public n’applaudit pas assez alors Tigran le gronde : «  That’s all Ben Wendel deserves ? ». Le public se reprend et applaudit plus vigoureusement. Ils jouent «  A fable » le morceau éponyme de l’album. Le sax ténor sonne comme une flûte. Très fort ! La musique ondule, serpente, enchante. Ben monte et descend sur ses genoux à la recherche du son parfait et il le trouve. Ils se trouvent. Ces deux hommes sont en symbiose musicale. En arrière plan sur l’écran, une image de feuille en bleu. Curieuse manie que de mettre des images pour illustrer une musique qui stimule autant l’imaginaire. Ils vibrent à l’unisson et nous avec eux. Quelle belle fable ils nous racontent ! Ils nous emmènent par delà la nuit et le jour.

Ben Wendel s’en va. Trilok Gurtu le remplace. La seule fois où j’ai entendu Trilok Gurtu sur scène, c’était à Rennes en 1989 dans le trio de John Mac Laughlin (guitare électrique) avec Kaï Eckhardt (guitare basse électrique). Cela ne s’oublie pas. Ils commencent par un air traditionnel arménien sans titre. Trilok commence à chauffer son tambour. Tigran entre dans le piano pour en sortir une mélodie vive, légère. Trilok commence ses bruitages fins, délicats. Il faut le voir pour croire que cet homme n’a que deux mains. Ca, c’est de la pulsation ! Il a aussi des sortes de maracas. Il fait à la fois le « tip tap » sur les rebords des tambours avec les doigts et les « mop mop » au cœur des peaux avec les paumes. Tigran, lui, file droit devant. Après la symbiose mélodique avec Ben Wendel, la symbiose rythmique avec Trilok Gurtu. Quoique avec un artiste de la finesse de Trilok Gurtu, les percussions deviennent mélodiques.

En première mondiale, un morceau écrit par Tigran pour Trilok. «  Oh la la » dit Trilok. Tigran commence main gauche dans le piano, main droite sur le clavier. Rythmiquement, ça démarre doucement, puissamment. Tigran chantonne. Trilok bat la mesure et ponctue de son mouillés. Tigran chantonne joyeusement. Depuis les frères de Broglie, nous savons que l’Univers est constitué d’ondes. C’est ce que les physiciens appellent « la mécanique ondulatoire ». Cette expression constitue une bonne définition de la musique jouée par Tigran Hamasyan et Trilok Gurtu. Le dialogue se fait vif sans tourner au duel. Puis ça s’apaise. La musique est si riche rythmiquement qu’elle en devient palpable. Je sens les bonnes ondes me traverser. Dieux, quelles grandes délices ! Duel de scat, rap ultra rythmique entre Tigran et Trilok à base de « tac tac ». Tigran a quitté son piano et se trouve debout face à Trilok pour mieux dialoguer. Lui reste assis, chantant et jouant. Le public bat la mesure au rythme des mains du percussionniste indien. Tigran revient au piano sans lâcher le micro et le scat. Ils reprennent leurs instruments sous un tonnerre d’applaudissements.

Ben Wendell revient sur scène avec un basson. Shane Endsley avec sa trompette. Le fidèle Nate Wood, batteur de Tigran et directeur musical de l’album «  A fable » se joint à la fête avec un tambour et deux baguettes. Trilok se lance dans un solo ahurissant. Il fait le vent, la forêt, des bruits d’eau, de crécelle. Sans électronique, cet homme est plus riche et imprévisible qu’une boîte à rythmes. Il lance aussi des bruits de locomotive, de machines molles et folles. Après cette introduction inouïe, Tigran lance un morceau de son album. Tout le groupe se lance dans le " Carnaval ". Le seul morceau de l'album où Nate Wood joue. Sans basse. Les percussions y pourvoient. La main gauche du pianiste aussi. Tigran joue, chantonne. La musique s’envole et le public avec. La transe est proche. La joie explose de partout sur la scène. Le trompettiste est plus mordant qu’en duo. Nate Wood cesse de jouer pour déguster le jeu subtil et puissant de Trilok Gurtu. Celui-ci fait des rythmes avec son souffle, sa bouche. L’homme orchestre, c’est lui. Voilà, c’est fini. Ils s’inclinent devant le public. Trilok le fait les mains jointes, à l’indienne.

RAPPEL

Tigran revient seul sur scène prolonger son triomphe. Ballade très douce, très calme pour faire descendre la pression. Il part en ballade et nous avec. Je crois bien que c’est le titre album « A fable ». Nous ne sommes pas loin de Chopin mais avec la touche orientale. Cela rappelle les promenades en calèche de Swann avec Odette au Bois de Boulogne. Nostalgique et actuel à la fois. Après cela, il n’y a plus rien à ajouter. Le public le comprend, applaudit mais ne demande plus de bis.

Après Martial Solal et Antoine Hervé, c’est un jeune Maître du piano que je viens d’écouter au Châtelet en compagnie de Mademoiselle F et de quelques amis ravis eux aussi. Gageons que nous l’y reverrons ainsi que dans des salles, des festivals plus prestigieux encore. Que les Dieux protègent Tigran, Seigneur du Châtelet !

Pour prolonger le voyage avec cette musique, je vous conseille " Le voyage au Caucase "(1860) d'Alexandre Dumas père, l'homme qui, comme disait son fils, Alexandre Dumas fils, n'a jamais écrit une ligne ennuyeuse parce que cela l'aurait ennuyé. Souhaitons la même fécondité et la même longévité à ce digne fils du Caucase qu'est Tigran Hamasyan dit Tigran.