Rencontre avec Irmin Schmidt

Publié le 05 avril 2011 par Bertrand Gillet

Avec lui, CAN a le plus

Fin de journée. Sortie de métro, nuit, pluie fine en plus. Je file rapidement vers mon lieu de rendez-vous malgré mon avance habituelle. Je longe la rue Lafferière qui serpente dans l’obscurité enluminée par une ligne de réverbères. La nuit est jaune. Numéro 8, hôtel Arvor. Une adresse de quartier. J’entre. Le réceptionniste, élégamment vêtu, m’accueille et l’attaché de presse, Thomas, prend alors le relais. Poignée de mains franche, nous échangeons, papotons silencieusement de choses et d’autres. Dans le coin du petit salon se trouve un petit homme assis et qui semble raconter ce qui constitue à mes yeux un destin allemand : celui d’Irmin Schmidt, claviériste de CAN, formation mythique de Cologne dont l’influence fut telle qu’elle irradia trois décennies de rock. Imaginez les mecs. Je suis à deux pas d’interviewer une légende vivante ! Celle-ci prend les traits d’un paisible grand-père pour autant retord et actif. Attablée dans un coin, son épouse surfe paisiblement sur le web. Délicat patronage. En attendant la fin de la précédente interview menée par un couple de geeks à micros, je m’installe méthodiquement. Un photographe vient d’arriver et fait de même. Chacun sort son matériel, plus rudimentaire en ce qui me concerne : une feuille annotée de questions et Caroline, mon dictaphone. Le musicien débarque sans crier gare le temps d’une courte séance photos. Quelques centimètres nous séparent. J’en prends ici la pleine mesure. Car à mon sens, CAN demeure l’une des formations les plus passionnantes de l’underground allemand, voire mondial. Clic, clic, les clichés s’enchaînent comme autant de flashs mémoriels explorant l’histoire d’un groupe d’hommes animés par le besoin de créer, de repousser sans relâche les frontières du rock. Cette foi indéfectible a nourri chacun d’entre eux, qu’il s’agisse du jeune guitariste rock Michael Karoli, des ainés Irmin Schmidt et Holger Czukay, tous deux élèves de Karlheinz Stockhausen, de Jaki Leibzeit, batteur de jazz et des piliers vocaux que représentent Malcolm Mooney et Damo Suzuki. Autant d’individualités s’effaçant au profit du collectif très dans l’air du temps en cette fin des années 60. Une communion véritable qui donna naissance à une longue série de disques intenses comme Monster Movie, Soundtracks, Tago Mago, Ege Bamyasi et Future Days pour ne citer que les classiques. A l’époque, malgré la dénomination fondamentalement méprisante de krautrock – rock choucroute – l’Allemagne est cependant à l’avant-garde de la révolution pop. Preuve de cette reconnaissance pour une scène allemande alors extrêmement vivace, les signatures en cascade de Richard Branson, milliardaire iconoclaste et patron de Virgin Records. Au début des années 70, la firme embauche la crème de l’underground qui accède alors à une notoriété plus que méritée : ainsi, Faust et Tangerine Dream participent à cette nouvelle aventure. Comme Amon Düül II, Can vit une reconnaissance mondiale salutaire. En 1973, les deux formations figurent d’ailleurs sur le même label, United Artists Records, pour leurs albums respectifs, Vive la Trance et Future Days, aux côtés de stars comme Don McLean, Dusty Springfield, Ike & Tina Turner et leurs petits camarades de Neu !. Peu de formations européennes, Angleterre mise à part, peuvent en dire autant, hormis peut-être Magma en France qui brilla aussi par une étrange et fascinante singularité. CAN fut ainsi une injonction musicale, un défi pour les auditeurs, une prise de risque pour ses membres. Le long fleuve de l’histoire cessa de s’écouler quand Thomas me présenta très officiellement Irmin Schmidt. Nous nous installâmes dans les canapés du petit salon, l’atmosphère était feutrée. L’interview pouvait enfin commencer.

Shebam : Mais qui est vraiment Axolotl ?

Irmin Schmidt : Axolotl est une sorte de salamandre que l’on trouve au Mexique. C’est un animal très amusant : il vit dans la terre et sort au moment de la période de reproduction. Lorsqu’il est « enfant », l’axolotl évolue dans l’eau. Une fois devenus adultes, certains refusent d’en sortir. Ils ne grandissent plus mais arrivent cependant à vivre aussi longtemps que les salamandres adultes tout en restant au stade adolescent. Je trouve qu’il y a une très grande familiarité avec les musiciens du rock…

Shebam : Qui ne grandissent jamais !

Irmin Schmidt : (rires) Qui restent d’éternels ados…

L’épouse d’Irmin me montre alors sur son mac des axolotls.

Shebam : Charmant !

Irmin Schmidt : En effet !

On nous apporte des verres…

Shebam : A la vôtre ! 

Irmin Schmidt : Santé ! J’ai besoin d’un encouragement après toutes ces heures de discussion !

Shebam : Parlez-nous de votre collaboration avec Kumo.

Irmin Schmidt : J’ai fait sa connaissance alors que je recherchais un ingénieur du son pour coproduire mon opéra. C’était en 96. J’avais écrit une partition pour orchestre, chants et chœurs mais je voulais enregistrer et mixer l’ensemble en ajoutant des sons concrets, électroniques. J’avais en fait pensé à un quatuor à corde entouré de hauts parleurs diffusant en même temps toutes ces séquences. Une véritable performance ! Pour arriver à créer toutes sortes de sons comme jeter des porcelaines dans le studio, des tuiles sur le carrelage, faire couler de l’eau sur des escaliers de pierre, je songeais à un ingénieur avec beaucoup de fantaisie et une large compréhension de la musique classique qui fait partie de ma culture. Je voulais quelqu’un de très actuel, de beaucoup plus jeune que moi, une sorte de fils, à l’aise dans le registre du drum & bass, du hip hop et de l’électro. Et j’ai fini par le trouver ! Kumo & moi avons travaillé sur mon opéra : le résultat était superbe. Puis, on a développé l’idée du CAN SOLO PROJECT grâce au matériel que nous avions utilisé. Et nous avons transposé ce concept en live ! J’avais besoin malgré tout de jouer du piano et Kumo a donc proposé d’utiliser tous ces sons. Nous avons ainsi développé un programme qui a donné naissance à un disque, Masters of Confusion. La réussite a été telle que nous avons joué ce disque dans toute l’Europe, au Elisabeth Hall à Londres, au festival de jazz de Montreux mais aussi en France, à Nantes, à Strasbourg, dans la cathédrale de Bourges, à la Cité de la Musique. Ce projet prouvait que notre musique pouvait aussi bien incorporer des éléments jazz mais aussi de la musique concrète, de la techno et de la musique savante. Cela fonctionnait à merveille. C’est ce que je désirais développer depuis CAN : intégrer tous les nouveaux styles de musique du 20ème siècle, toutes les traditions, depuis le 15ème siècle jusqu’à Stockhausen. Sans oublier les nouvelles traditions d’Afrique qui ont influencé le jazz. Je souhaitais aussi m’ouvrir à toutes les influences extra européennes, chères à mon cœur. J’ai étudié à l’université ethnologique les musiques médiévales et anciennes, notamment celle du Japon, la musique de cour, le Gagaku. Au milieu du 19ème siècle, personne n’avait perçu l’importante des traditions musicales d’Asie jusqu’à la première exposition universelle. Cette ambition se retrouve chez CAN mais aussi dans l’œuvre développée avec Kumo.

Shebam : Les gens sont friands de classifications, ils ont besoin qu’une œuvre musicale soit inscrite dans un genre précis. Comment définiriez-vous la musique de Axolotl Eyes ?

Irmin Schmidt : C’est le contraire de mon ambition ! On ne peut pas catégoriser la musique ! Comme je l’ai dit, ma vision fut d’intégrer toute l’histoire de la musique au rock, au jazz, en tenant compte de ma compréhension des musiques d’Asie. Je dis compréhension car on ne comprend jamais toute musique qui n’est pas européenne. Avec une éducation, on peut essayer mais cela est difficile. Car je n’ai pas été élevé au Japon ni en Chine (rires) ! D’un autre côté, je refuse cette forme de world music qui considère la musique comme un guide touristique, comme des souvenirs que l’on conserve. Les gens me disent « je n’entends pas la musique japonaise dans Father Cannot Yell, Mushroom ». Et pourtant. Ce n’est pas Damo Suzuki qui apporte cela. Ce sont les instruments, cette façon que nous avions Michael Karoli et moi d’aborder ces tonalités tranchantes qui viennent du Gagaku. On n’essayait pas d’imiter. Tout cela découlait d’une véritable réflexion autour de la compréhension de ces musiques.

Shebam : C’est cet aspect transversal qui vous a amené directement à la musique de film ?

Irmin Schmidt : Oui. J’avais déjà abordé avant CAN les musiques de film, lorsque j’étais en fait étudiant. J’écrivais des musiques pour des courts métrages parfois idiots (rires) : je le faisais pour gagner ma vie, tout simplement. J’en ai composé une cinquantaine, ce qui m’a permis d’apprendre le métier, l’artisanat. Puis, je me suis attaqué au long métrage, à la musique de théâtre. J’ai aussi été chef d’orchestre. J’ai donc été élevé avec un sens aigu de l’architecture d’un morceau. J’ai transmis cela dans la musique de CAN. Puis, il y a eu la nouvelle vague allemande. Je connaissais beaucoup de metteurs en scène comme Werner Herzog. Nous, nous étions la nouvelle vague de la musique. Il était normal qu’ils nous sollicitent pour écrire les musiques de leurs films. Surtout parce que j’étais connu à Munich. Cela m’est arrivé sans que je coure après (rires).

Shebam : Comme vous l’avez mentionné, vous étiez à l’origine chef d’orchestre !!! Comment passe-t-on de la musique classique au rock avant-gardiste ?

Irmin Schmidt : Déjà comme chef d’orchestre, je voulais intégrer toutes les musiques nouvelles du 20ème siècle. C’est pourquoi j’ai eu l’idée de travailler avec des musiciens de jazz qui ne jouaient rien d’autres que cela. Voilà comment j’ai rencontré Jaki Liebezeit. Puis j’ai croisé la route d’un jeune guitariste qui n’avait aucune formation mais qui avait l’esprit : Michael Karoli répondait à ces critères, il avait un immense talent ! Il n’avait pas étudié comme moi qui, à 16 ans, avais déjà formé un orchestre de musique de chambre !!! Mais il était parmi les meilleurs élèves de Holger Czukay, et comme nous voulions fonder un groupe de rock, il a aussitôt pensé à Mickael. Dans cette logique, nous intégrions alors toutes les différentes traditions : le jazz avec Jaki, le rock avec Michael et les musiques concrètes avec Holger et moi. En respectant les personnalités. C’est que je voulais.

Shebam : En portant un regard retropsectif sur votre carrière, on sent l’influence prégnante de Karlheinz Stockhausen. N’est-ce pas ?

 

Irmin Schmidt : Ce qui me fascinait lorsque j’étudiais avec Ligeti l’art de la composition, notamment dans l’œuvre de Webern, c’était surtout la musique électronique de Karlheinz Stockhausen. Pour moi, il était le seul à avoir inventé une musique électronique profondément originale, complètement nouvelle à l’époque. Il s’agissait d’expérimentation mais tout cela relevait du chef-d’œuvre ! Après ça, Je voulais absolument suivre ses cours ! En étudiant avec lui, j’ai eu cependant des difficultés à comprendre sa pensée car il se passionnait pour la musique sérielle. Moi, j’étais influencé par Cage. Entre les deux philosophies, il y avait beaucoup de différences. Moi je rêvais d’intégrer les deux : tous les sons d’environnement qui faisaient partie de la musique et de manière très libre. Stockhausen quant à lui contrôlait tout de façon stricte. J’ai malgré tout beaucoup appris. Il n’était pas seulement doctrinaire, il pouvait être gai. Il était dix ans plus vieux que moi. La différence d’âge n’était pas importante mais celle du savoir était considérable : c’était en son temps un grand maître de l’électronique !

Shebam : CAN est considéré aujourd’hui comme un groupe de premier plan, une influence majeure pour des formations comme Joy Division, The Fall, Sonic Youth, Radiohead ou les Flaming Lips. Etiez-vous conscient de l’importance de votre musique au moment où vous l’enregistriez ? 

 

Irmin Schmidt : Oui et non. Non, parce qu’au moment où nous composions, il fallait faire au mieux. Moi, avec ma formation classique, je poussais à jouer perpétuellement. Je dirigeais la musique ! Oui car nous étions conscient d’une autre chose : tout compositeur a l’ambition de rester, de durer. C’est normal. Quand on joue du Tchaïkovski, on admire la 6ème symphonie de Beethoven, on souhaite produire une œuvre au moins aussi importante. Quelqu’un comme Stockhausen a eu cette même conscience, pourquoi pas nous, pourquoi pas CAN ? Lorsque nous avons enregistré, c’était avec le même esprit de concision, la même ambition artistique de demeurer. Après, on ne le sait pas. C’est l’histoire qui révèle cela. L’ambition n’est pas pour moi quelque chose d’incompréhensible.

Shebam : Les lignes de clavier sur Tago Mago semblent irréelles, inédites par rapport au son d’orgue de l’époque ? Comment abordiez-vous la place et le rôle de l’instrument dans la musique de CAN ?

 

Irmin Schmidt : Quand j’ai commencé avec CAN, le clavier était une chose primordiale. En fait, je détestais l’orgue Hammond (rires) ! Je n’ai pas voulu le reprendre car son utilisation avait été complètement banalisée. Tout le monde en jouait ! Je n’ai pas trouvé dans le son de l’hammond quoi que ce soi de nouveau. Je voulais donc un autre orgue. J’ai choisi le farfisa car c’était à la base un orgue électronique. Cela changeait fondamentalement le son et la technologie. Puis, j’ai demandé à un ingénieur de me fabriquer un synthétiseur selon mes propres suggestions : je ne suis pas du tout un spécialiste (rires) ! Je voulais avoir le ring modulator, les filtres, les delay qui permettent de modifier les sons. Je pouvais spontanément utiliser toutes ces technologies sur scène en actionnant juste un bouton depuis mon orgue. Ça n’existait pas sauf avec le moog qui restait cependant un instrument de studio. Je recherchais la créativité. Le farfisa m’a permis de générer un son personnel, radicalement différent de tous les autres car il disposait de préamplification et d’une Leslie électronique qui ne sonnait pas comme une Leslie classique. Tout cela était électronique en quelque sorte !   

Shebam : Aux dires des membres du groupe, la musique de CAN se voulait totalement collective, voire presque live dans le processus d’enregistrement. Approche philosophique ou purement technique ?

 

Irmin Schmidt : C’était dans l’esprit de notre projet : créer ensemble et le plus spontanément possible, en restant très concentré. Nous ne voulions pas faire n’importe quoi, on privilégiait les morceaux, mais avec cette liberté. Après, nous assemblions les séquences enregistrées, nous coupions, doublions les pistes. Mais la base était la création spontanée.

Shebam : Donc pas forcément écrite…

 

Irmin Schmidt : PAS DU TOUT ECRITE ! On jouait par dessus nos enregistrements en suivant cette même logique. Tout était joué et directement enregistré sur bandes.

Shebam : Pas de logique de leadership donc…

 

Irmin Schmidt : Jamais, jusqu’au dernier moment du groupe. C’était notre philosophie ! Cela fonctionnait parfaitement. Même sur le plan financier, nous avons tout partagé. Même si un musicien ne figurait pas sur tel ou tel morceau. La logique était totalement collective.

 

Shebam : Tagomago est en fait une île située non loin d’Ibiza, au cœur des Baléares. A qui revient dans le groupe la paternité de cette référence et pour quelle raison ?

 

Irmin Schmidt : Le nom ? Nous le devons à Jacky. Il a vécu longtemps à Ibiza où il jouait dans des clubs de jazz locaux. L’idée vient de lui ! 

Shebam : Que pensez-vous de la retraite à 62 ans ? Allez-vous continuer à investir les studios ou raccrocher votre clavier ?

 

Irmin Schmidt : Je travaillerai jusqu’au bout !!! Jusqu’à la mort ! Pour moi, l’idée de retraite n’existe pas. La retraite comme elle est prévue maintenant en France a été votée depuis longtemps en Allemagne. On s’étonne des réactions en France, du au fait que vous travaillez moins !!! 

Shebam : Les Rolling Stones étant finis et alors que votre actualité musicale est riche, songez-vous à une reformation de CAN ?

 

Irmin Schmidt : Non. Sans Michael Karoli qui est mort, le groupe n’existe plus. Même s’il était vivant, nous aurions pu jouer ensemble mais pas de reformation. Nous avons déjà joué à trois, Michael, Jaki et moi, des morceaux qui étaient des compositions venant de projets solos dont une version du thème principal du Troisième homme enregistré à l’occasion de la sortie du disque « 50 ans de musique pop en Allemagne ». Il était possible de construire des projets communs mais jamais dans le sens d’une « réunion ». Il aurait fallu trouver un concept totalement différent. De plus, chacun privilégiait ses propres projets personnels.

Shebam : Je parlais réédition des albums de CAN, il va y avoir des vinyles…

 

Irmin Schmidt : À partir du printemps, nous allons rééditer tout le catalogue de CAN sur des vinyles très épais. Avec un son excellent, le son que l’on avait créé il y a trois ans pour le remastering. Nous avions déjà réutilisé les bandes originales en les laissant telles quelles. Mais cela n’a rien à voir avec le mastering comme on l’effectuait dans les années 80. Aujourd’hui, on sait qu’on ne pourra pas faire mieux. Il y a un autre projet : j’ai fouillé dans nos archives, écoutant plus de 40 heures de musique ! C’est énorme ! J’ai trouvé des fragments très intéressants provenant de musiques de film que nous avions laissés de côté. Sur Soundtracks, nous n’avions sorti que les titles songs. Mais nous avions beaucoup plus de matériels. J’ai sélectionné tous ces morceaux que nous avons montés comme à l’époque de CAN, de façon un peu brute. Sons, bruits, séquences : nous avons tout réutilisé pour créer des transitions, sans rien manipuler. Et c’est devenu un disque aussi bon que les autres albums de CAN. Il sortira en avril/mai. On a aussi des morceaux de studio sessions, des improvisations, mais également des enregistrements live que nous sortirons dans la foulée en CD mais aussi sur Internet. 

Shebam : L’électro est-elle oui ou non l’avenir du rock ? 

 

Irmin Schmidt : Non. L’électronique est pour moi un générateur de sons, un enrichissement des instruments qui existent déjà. Par exemple, la guitare existait des centaines, des milliers d’année avant Hendrix. Mais lui a réinventé l’instrument sans le faire disparaître. C’est la même chose avec l’électro. Cela enrichit sans rien supplanter. Pour moi un violon est aussi fondamental qu’un synthé, que toute la technologie qu’offre un studio. Ce n’est pas l’avenir. C’est vrai qu’aujourd’hui, l’électronique domine la pop. Mais cela ne va pas remplacer les instruments traditionnels. D’autant que nous avons découvert toute une gamme d’instruments extra européens extrêmement intéressants. C’est une part de la tradition musicale de l’humanité qui ne doit jamais disparaître.

Shebam : Quelle île déserte emporteriez-vous dans un disque ?

Irmin Schmidt : J’adore les lieux silencieux. Une île ? Plutôt des endroits avec des petits bruits délicats. Je vis depuis longtemps dans le sud de la France, en pleine campagne, bien que j’ai été élevé dans la grande ville. Et certains soirs, on n’entend presque rien ! Surtout en hiver. Il n’y a pas d’insecte ni d’oiseau. Un silence presque magique. Cette « île » où je vis déjà m’inspire tout naturellement.

Shebam : On inverse les rôles. Posez-moi une question ?

Irmin Schmidt : (Il réfléchit) Quand vous interviewez, y a-t-il des réponses qui vous surprennent…

Shebam : TOUT LE TEMPS ! Toutes les réponses me surprennent par définition. Je peux préparer mes questions, donner une direction à mon interview, mais l’artiste que je rencontre peut la faire dévier à tout moment vers quelque chose d’autre. Tout à l’heure, quand nous évoquions vos influences, vous avez répondu à trois questions d’un coup ce qui m’a déstabilisé. C’est ce qui fait la magie de la rencontre et comme vous l’affirmiez tout à l’heure, relève de la spontanéité totale. J’ai besoin de vivre cette part d’inconnue parce que cela me remet en question en permanence. Cela crée une attente !

Après des salutations chaleureuses, je prends congé d’Irmin Schmidt, légende vivante du rock allemand. Dehors, le monde me paraît tel que je l’avais laissé : pluvieux, embouteillé, banal. La nuit totale s’est désormais emparée du décor. Quelques points de lumière font scintiller l’ensemble comme dans un tableau de Seurat. Je sais qu’en retranscrivant cette interview sonore sur papier, j’en prolongerai l’esprit, la philosophie. Surtout, je garderai pour l’éternité cette voix qui, si elle n’a jamais réellement chanté, a marqué cependant l’histoire de la musique du 20ème siècle. En France, de nombreuses formations se réclament de cette prestigieuse filiation comme Turzi par exemple. A travers son propre label, Pan European Recording au nom si savamment trouvé, il explore cette alliance de musiques parallèles qui firent écho dans les cerveaux des musiciens de CAN. Mais l’importance du quintet de Cologne ne se mesure pas qu’en France. Le mouvement post rock prend ainsi source dans ce rock quasi instrumental basé sur la progression et l’explosion musicales largement autorisées par l’étirement du temps. Slints, Tortoise, Mogwaï, Sigur Ros et tant d’autres. Autant de groupes de réappropriant cette grammaire imaginée il y a plus de quarante ans. Toutes ces pensées furtives et ses analyses savantes se mélangeaient dans ma tête au milieu des commentaires du maître remémorés en boucle. Le secret de CAN résidait peut-être dans la signification du patronyme. En effet, en anglais CAN peut se traduire tour à tour par pouvoir ou boîte de conserve (hypothèse probable aux vues de la pochette de Ege Bamyasi), mais veut dire aussi âme en turc, émotion en japonais. Les fans hardcores prétendent que les initiales forment cet ensemble chatoyant et sympathique qu’est Cannibalisme Anarchie Nihilisme. Chouette programme. Toujours est-il que le caractère polymorphe du mot en lui même se voulait à l’image d’une musique en constante (r)évolution. Oh Yeah me disais-je alors en hommage ultime.

http://www.irminschmidt.com/

http://www.deezer.com/fr/#music/can



Crédits photos :
© Paul Heartfield, © Reiner Pfisterer



05-04-2011 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 1360 fois | Public Ajoutez votre commentaire