Les joies du récit bref

Par Marellia
À propos de "Some of us had been threatening our friend Colby" de Donald Barthelme [Penguins Modern Classics, 2011]

Je lis peu de littérature nord-américaine je me doit de l'admettre. C'est mal. J'ai honte. Les deux (certes assez gros) bouquins de Wollmann en ma possession continuent à prendre la poussière quelque part sur l'étagère la plus haute de ma bibliothèque. Même chose pour les deux livres de Pynchon, livres qui pourtant ne sont pas - loin s'en faut - les plus monumentaux de sa production, sinon de gentilles et légères respirations entre deux gros mammouth de 1500 pages; deux petit livrounets disons, à peine plus longs qu'une note en bas de pages de l'infini Infinite Jest de David Foster Wallace, livre que, pour ne rien vous cacher, je n'ai pas lu non plus, mais avant que l'on me pourrisse d'insultes, je ferais quand même remarquer que dudit DFW j'ai bel et bien lu, avec passion, avec joie - une joie certes, et s'agissant d'un tel écrivain, matinée d'une certaine mélancolie - comme possédé par un enthousiasme parfaitement dithyrambique, deux livres. Mais le simple fait d'avoir lu deux livres du très regrété DFW en 2010 ne saurait, hélas, m'absoudre de n'avoir lu strictement aucun autre écrivains nord-américain en 2010, ni d'ailleurs en ce premier trimestre 2011.
Je pourrais arguer que la littérature nord-américaine est une littérature sur-exposée médiatiquement et qui a quasi pignon sur stands (de libraires), mais ce serait d'une part de mauvaise foi, et d'autre part une affirmation légèrement hasardeuse. Car, comme toujours, ce n'est pas nécessairement la meilleure qui est la plus visible.
Ainsi, pas plus tard que fort récemment, j'ai fait l'acquisition (pour un prix agréablement modique) d'un des nombreux petits livres d'une large série de mini-compilations au sobre design minimal et gris célébrant le trentième ou quarantième anniversaire de Penguins Modern Classics, collection comme on dit "prestigieuse". Il s'agit d'une sélection de quelques textes courts, à la limite de la micro-fiction, d'un auteur américain spécialiste du genre, Donald Barthelme, écrivain d'autre part généralement considéré comme un des "pères" de la post-modernité littéraire américaine. Le petit livre en question s'intitule "Some of us had been threatening our friend Colby", et réunis neuf short voire very short stories, lesdites short stories provenant semble t'il de deux collections plus larges, "Forty stories" et "Sixty stories". Porté par mon enthousiasme à la lecture de cette poignée de nouvelles, et inquiété d'autre part par mon anglais qui reste, disons, imparfait (bien que je n'ai pas rencontré de difficultés majeures à la lecture des 70 petites pages de cet opuscule au sobre design minimal et gris), j'ai voulus m'enquérir - grâce à cet outil moderne et ingénieux que ne cesse d'être l'internet - de l'existence d'une bibliographie francophone de l'œuvre de Barthelme. Disons le sans faillir : le tableau n'est pas des plus enchanteurs. À part une sélection de nouvelles chez L'imaginaire, pas grand chose de disponible visiblement. Voilà qui sera peut-être l'occasion de me forcer à lire un peu (beaucoup) plus en anglais, mais voilà qui surtout contredit mes allégations douteuses quand à l'omniprésence de la littérature nord-américaine sur le marché. Bref.
J'ai surtout été surpris en lisant ces micro-nouvelles, de découvrir que ce genre, où les maitres mots sont concision, ironie, décalage, humour, frottement, voire cruauté, maitres mots qui pourraient très bien être synonyme de tragique, mais un tragique où l'on rigole pas mal, avant de se demander légèrement inquiet s'il au fond il y a vraiment de quoi, que ce genre pour moi lié à une tradition plutôt latino-américaine (difficile de ne pas penser au guatémaltequo-mexicain Augusto Monterroso, célèbre auteur du cuento le plus court qui soit "Le dinosaure" [1], ou à l'argentin écrivant en italien J.R. Wilcock), ou lié également à une autre tradition plus européenne du jeux et de l'expérimentation (Oulipo, etc.), que ce genre donc pouvait également être pratiqué par un écrivain yankee. Ce qui en dit long sur mon ignorance et ma mauvaise foi en ce domaine.

Il y a en tout cas un fort gout du jeux et du décalage dans les quelques récits que j'ai pus découvrir dans cet opuscule. Quelque part sur le net je tombe d'ailleurs sur cette citation de l'auteur qui semble venir confirmer cette impression : "Play is one of the great possibilities of art; it is also ... the Eros-principle whose repression means total calamity. The humorless practitioners of le nouveau roman produce such calamities regularly, as do our native worshippers of the sovereign Fact. It is the result of a lack of seriousness."[2]. Expérimentation donc - encore que, et comme le rappelle Rodrigo Fresan à travers une fameuse citation de Burroughs, si l'on qualifie une œuvre d'expérimentale c'est parce que ladite expérimentation n'a pas fonctionnée, situation qui est loin d'être celle des quelques textes de Barthelme que j'ai pu lire - mais surtout esprit ludique, et qui dit ludique ne dit pas nécessairement légèreté ou inconséquence.
Cet esprit ludique, cet esprit joueur appliqué à la construction attentive de récits courts mais hyper-riches, attaché à la recherche d'une forme particulière et d'une langue précise (familière, administrative, etc.) pour chaque nouvelle, voilà qui pourrait donc être une de ces bases sur lesquelles se sont érigées la fameuse post-modernité américaine, dite "pomo", il n'y a qu'à voir chez David Foster Wallace qui doit semble t'il beaucoup à Barthelme (par exemple dans ce formidable recueil de nouvelles qu'est La fille aux cheveux étranges). Ce mélange de références sérieuses, savantes, et pop, ce balancement entre le burlesque total et le tragique, le développement d'une rigueur formelle définitivement plus narquoise que pontifiante, voici effectivement quelques aspects tout à fait étranger au nouveau roman (même si l'attaque de Barthelme contre l'école historique des éditions de minuit me semble un peu abusive, s'il l'humour ne domine pas chez un Robbe-Grillet, il n'y est pourtant pas non plus complètement absent, quand au sovereign Fact, c'était à mon avis le cadet des soucis de l'ami Alain ...). Et puisque nous y sommes, s'il y a bien un écrivain dont l'œuvre s'est construite entièrement autour du très riche frottement de la tragédie et du grotesque, c'est bien Beckett, auteur dont le nom - qu'on le veuille ou non, et du moins en France - reste attaché au nouveau roman. Paradoxe apparent donc, d'autant que Barthelme revendique une influence beckettiène. Mais bref et re-bref.
Dans The Glass Mountain, Barthelme nous raconte l'histoire d'un type qui entreprend ce qui ressemble à l'escalade d'un de ses grands buildings de verre qui font la fierté du pays de la liberté. Le texte est constitué d'une série de 100 courtes phrases ou affirmations numérotées, et rapidement le récit mélange références au monde contemporain à celles d'un monde chevaleresque de conte de fée, ce qui nous vaut dès lors quelques remarques savoureuses issues de ce frottement de temporalités et de symboles, telle l'entrée N°62 : "The best way to fail to climb the mountain is to be a knight in full armor". Pour saisir ladite saveur, encore faut-il bien sûr savoir que le narrateur n'est - c'est entendu - ni chevalier, ni équipé d'une armure, mais plutôt d'un traditionnel matériel d'escalade apte à une réalisation éventuellement optimale de l'entreprise qu'il s'est fixé. Sans rentrer dans les détails, c'est donc un jeu de décalage qui fonctionne ici, et qui fonctionne d'autant plus que le lecteur se trouve en prise avec un récit court - par définition elliptique - sans mise en perspective ou en situation. Ce qui contribue à créer un certain inconfort, une incapacité à soupeser, évaluer avec toute la froideur et la distance indispensable la validité de chacune des ces 100 propositions, qui peu à peu tissent une trame narrative sans cesse remise en question par de nouveaux glissement ou par l'introduction de citations à priori hétérogènes, citations qui semblent créer une perspective, alors même que cette perspective est probablement illusoire, voire un trompe l'œil qui ne nous ôteras pas cette étrange sensation d'avoir le nez dans le guidon, cette impression de lire comme au ras de la page, au radar.
Dans une autre nouvelle, celle qui donne son titre à ce petit recueil, nous sont narrés les complexes préparatifs de la future pendaison d'un certain Colby par ses amis, au motif qu'il serait allé "trop loin": "I said that although hanging Colby was almost certainly against the law, we had a perfect moral right to do so because he was our friend, belonged to us in various important senses, and he had after all gone too far". Bien entendu, jamais nous ne saurons en quoi consiste pour la bande d'amis cet "aller trop loin", mais par contre rien ne nous sera omis des multiples problématiques touchant à la préparation de la "cérémonie" de pendaison.
Dans "I bought a little city", c'est un type qui a acheté une petite ville (Galveston, Texas), et qui y règne en maitre, bouleversant architecturalement, administrativement comme humainement la petite bourgade, mais sans néanmoins avoir l'impression de dériver, car il se considère démocrate : "there was already a black man there playing bongo drums. I hate bongo drums. I started to tell him to stop playing those goddamn bongo drums but then I said to myself, No that's not right. You've got to let him play his goddamn bongo drums if he feels like it, it's part of the misery of democracy, to wich I suscribe"[3].
Etc., etc. Je ne vais pas décrire chacune des 9 nouvelles de ce micro-livre introductif à l'univers de Barthelme, car je crois qu'on aura compris l'essentiel : un art du décalage, du frottement jouissif et angoissant entre hyper-contextualisation et decontextualisation absolue, une capacité à sortir de leurs gonds un certain nombre de réalités sociales ou autres et de les rendre ainsi d'autant plus effectives, d'autant plus parlantes. La lecture des fictions de Donald Barthelme est une expérience qui me semble extrêmement réjouissante et qui, comme le résume le topo de présentation de cette collection de mini-livres, "though they don't take long to read, they'll stay with you long after you turn the final page". Affirmation terriblement banale, certes, mais qui ici prend soudain tout son sens.
Notes :

[1]
"Quand il se réveilla, le dinosaure était toujours là." (texte intégral) [in Œuvres complètes (et autres contes)] À ce propos, c'est Enrique Vila-Matas qui raconte quelque part l'anecdote - trop absurde pour ne pas être réelle - d'une dame qui aborda Monterroso en lui disant qu'elle était en train de lire sa nouvelle "Le dinosaure", mais qu'elle n'en était pour l'instant qu'à la première moitiée ...
[2] Citation de l'essai "After Joyce".
[3] Que ceux qui n'ont jamais été exaspéré par une horde de babas à dreadlocks tapant mal mais avec obstination sur leurs goddamn djembe jettent la première pierre ...