Swann : le dénouement

Par Blogegide
Il n'est pas prouvé que Gide ait menti, répond Henri Bonnet dans le Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray de 1958, suite à l'article paru l'année précédente et signé Jacques-HenryBornecque. Une défense basée sur la disqualification du témoignage direct de Céleste Albaret qui, à l'époque n'était pas encore au service de Proust.
Dans ses souvenirs (Monsieur Proust, Robert Laffont, 1973), Céleste Albaret donne une autre version : c'est Proust qui lui aurait raconté cet épisode de la ficelle nouée par Nicolas Cotin, son domestique, qu'il tenait pour la preuve formelle qu'on ne l'avait pas lu à la NRF. En 1976 dans Un autre Proust (A.G. Nizet), Jacques-Henry Bornecque reprendra cet argument.
Surtout Henri Bonnet mettait sur la piste des deux précédents lecteurs de la NRF qui avaient eu le manuscrit en main avant Gide : Jacques Copeau et Jean Schlumberger. Ce dernier déplora d'ailleurs assez la publication de la lettre d'excuses de Gide et dès 1950 relança la thèse selon laquelle la NRF a écarté « sans même les ouvrir » le blocs du manuscrit de Swann... Voilà qui fera l'objet d'un prochain billet...
IL N'EST PAS PROUVE QUE GIDE AIT MENTI
Jacques-Henry Bornecque, dans le dernier numéro du « Bulletin des Amis de Marcel Proust », a publié un petit article sur Gide et « Du côté de chez Swann » que tous nos lecteurs auront lu avec beaucoup d'intérêt et sans doute un peu de surprise. En effet, Gide y est pris en flagrant délit de mensonge. Un mensonge qui se compliquerait d'une ingéniosité diabolique puisqu'il va, dans la lettre qu'il écrivit en janvier 1913 à Proust, jusqu'à citer un passage précis de Swann (« où il est parlé d'un front où des vertèbres transparaissent ») qui lui aurait déplu, alors que selon J.-H. Bornecque il n'aurait même pas défait le paquet contenant les cahiers.En relisant la lettre en question on remarquera que Gide donne une autre précision: je n'avais pour me tirer de mon erreur, dit-il, « qu'un seul des cahiers de votre livre ». Il faut penser que le double dactylographié, que Proust possédait encore (Lettres à la N.R.F., 3e lettre) après avoir envoyé le premier exemplaire à Fasquelle, et qui, bien qu'incomplet, comportait 600 pages, avait été divisé par lui en cahiers. Or Gide dit qu'il n'en avait qu'un, ce qui laisse supposer (hypothèse vraisemblable) que les autres étaient en d'autres mains, celles de Schlumberger ou de Copeau. Mais comment Gide aurait-il pu parler de cahiers s'il n'avait pas ouvert le paquet ? Est-il vraisemblable aussi qu'il ait pu inventer de dire qu'il n'avait eu qu'un seul cahier à sa disposition ?Voilà déjà qui devait rendre un peu suspecte la thèse (habilement !) défendue par J .-H. Bornecque. On aurait pu aussi estimer tendancieux ou peu décisif l'argument selon lequel Gide aurait mis beaucoup de temps pour se décider à écrire sa lettre de janvier 1914, l'œuvre ayant paru le 22 novembre 1913 (disons même le 14 !) et ayant été saluée le 10 décembre par Paul Souday. On ne voit pas pourquoi Gide aurait dû se précipiter sur un livre qu'il avait dédaigné et qui lui était signalé par un feuilleton plein de réserves. A vrai dire c'est l'article de Ghéon paru le 1er janvier 1914 dans la N.R.F. qui a déclenché le ralliement de toute l'équipe - celui de Gide en particulier, vraisemblablement. D'où sa lettre de janvier.
Mais il y a mieux et plus grave.
Comment Céleste Albaret qui a épousé le chauffeur de Proust, Odilon Albaret, en mars 1913, qui est venue à Paris à cette occasion, quittant pour la première fois sa province natale à 21 ans, et qui n'est entrée en contact avec Proust que dans le cours de cette même année, a-t-elle pu faire le paquet en question et le fameux nœud particulier? Proust l'avait chargée notamment de ses courses. Elle porta ainsi Du côté de chez Swann à ses destinataires à la fin de 1913 et fit sans doute à cette occasion bien des paquets et bien des nœuds.
Car c'est fin 1912 que se place la tentative de publication à la N.R.F. Proust était en lecture chez Fasquelle quand les frères Bibesco insistèrent pour qu'il essayât la N.R.F. qui le tentait d'ailleurs beaucoup. Un dîner fut organisé en novembre ou décembre 1912, auquel assistaient les « augures» de la N.R.F., Gide, Copeau et Schlumberger et le manuscrit leur fut remis par les frères Bibesco à l'issue du repas. Céleste Albaret était à ce moment-là dans sa province natale, ignorante de Proust, et du rôle qu'elle jouerait un jour auprès de ce grand écrivain.
On peut donc affirmer que la scène du retour du paquet est purement imaginaire. Proust, en particulier, n'a pas dit, n'a pas pu dire: « Céleste! Ils n'ont pas eu la politesse autrefois d'ouvrir votre paquet... ». Pourquoi d'ailleurs trouver étonnant que ce paquet ait été refait avec le même papier ! N'était-il pas normal de remettre le manuscrit dans le papier même qui avait servi à l'envoyer ?
Quant à la visite de Gide s'inclinant devant Proust et battant sa coulpe, elle eut lieu en présence de Céleste. Mais il faut préciser, car cela n'apparaît pas dans l'article de M. Bornecque, qu'il faut la dater de 1916 (voir la lettre de Proust du 28 septembre 1916 et le Journal de Gide de la même année, page 543 : « Achevé la soirée avec Marcel Proust que je n'avais pas revu depuis 92 »). Les propos de Proust concernant la N.R.F. : « Aujourd'hui ils se battraient entre eux pour en avoir la suite... » sont certainement de l'époque de la résiliation du contrat avec Grasset et du traité avec la N.R.F., c'est-à-dire de l'époque de cette même visite de Gide.
Ceci dit, Céleste Albaret atteste et certifie que Proust, qui avait fait d'elle sa confidente, lui a raconté que le paquet n'avait pas été ouvert à la N.R.F. Ce témoignage, formel, de Céleste, est certainement à prendre en considération. Mais nous avons le droit - et même le devoir - de le soumettre à un examen critique, même si nous devons conclure (et nous nous en excusons) dans un sens qui n'est pas le sien. Or, comment, après tout ce que nous avons dit, ne pas avoir un doute ? Certes, Gide au cours de la visite dont nous venons de parler a reconnu n'avoir pas lu le manuscrit. Mais entre « pas lu » et « pas ouvert », il y a une nuance. Mais c'est un simple pas, que l'esprit qui interprète d'une certaine manière, a vite fait de franchir. De même il n'y a qu'une infime distance, par exemple, entre : « Dire qu'autrefois ils n'ont même pas ouvert mon manuscrit ! » et : « Dire qu'autrefois ils n'ont pas même lu mon manuscrit ! » - propos auquel Proust a d'ailleurs pu ajouter dans son irritation rétrospective: « Je ne suis même pas sûr qu'ils aient défait la ficelle, car le nœud était resté le même ! ».
Mais comment peut-on être assuré qu'un nœud est resté le même! Sans compter qu'on peut défaire un paquet en faisant glisser la ficelle. Proust, au surplus, ne confectionnait probablement pas ses emballages lui-même et ne possédait vraisemblablement pas l'art des nœuds, etc.., etc...
Notre conclusion est que Gide, dans la très belle lettre de janvier 1914, qui est en tête du recueil des lettres qu'il a échangées avec Proust, a été franc. Ne reconnaît-il pas qu'il avait pris ce dernier pour « un snob, un mondain amateur, quelque chose d'on ne peut plus fâcheux pour sa revue » ? Pouvons-nous ignorer que Gide a passé sa vie à se confesser, qu'il a tout avoué, même les choses les plus inavouables, et qu'il a même été une sorte de maniaque de la sincérité ? Tous ses biographes le reconnaissent, Maurice Sachs le premier. Le mensonge n'est donc pas plausible. N'en chargeons pas, jusqu'à plus ample informé, la mémoire d'André Gide.
Henri Bonnet
(Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, n°8, 1958)