La présidentielle, une élection en 3D

Publié le 11 avril 2011 par Lbouvet

L’élection présidentielle est un scrutin d’un genre particulier. Dans les pays où elle permet de désigner au suffrage universel direct le véritable chef de l’exécutif, elle revêt même un caractère exceptionnel. Elle met en effet en jeu trois dimensions très différentes de l’action publique que doit impérativement et simultanément maîtriser le candidat s’il veut l’emporter.

La première de ces dimensions, horizontale, est celle de la représentation. Le candidat à l’élection présidentielle est celui d’un camp et le plus souvent d’un parti. Il défend un programme et des propositions qui représentent des intérêts identifiables (ceux de classes sociales traditionnellement) et situés dans l’espace politique national. Il se bat sur des enjeux conflictuels et des clivages ; ceux-ci étant souvent l’héritage d’une tradition et d’un mouvement historique portés par un parti.

La deuxième dimension, verticale, de la présidentielle, c’est l’incarnation. Le candidat est le futur président de tous les Français, il doit donc incarner tout à la fois le pays dans sa diversité, la République et la Nation. Il doit s’adresser à la société dans son ensemble, en mettant en avant voire en exaltant des principes unificateurs et des valeurs qui rassemblent les Français, par-delà leurs différences et au-delà de leurs divisions politiques, économiques et sociales.

La troisième dimension, en profondeur, est celle de la narration. Le candidat à l’élection suprême doit raconter une histoire. La particularité et la difficulté ici est que cette histoire doit être simultanément adressée à son camp et au pays et qu’elle doit être la même. Il doit également s’agir d’une histoire dans laquelle le candidat inscrit la sienne propre, tout en dessinant, par la puissance de son verbe et grâce à la cohérence de cette histoire avec son action et son comportement, une vision d’avenir pour le pays qu’il prétend conduire.

La représentation : un programme de gouvernement et des enjeux conflictuels

Lors d’une élection présidentielle, le candidat est d’abord le porteur des valeurs, des intérêts et des idées de son camp. C’est par lui que passe la synthèse des courants et des sensibilités qui le traversent. C’est pourquoi le programme du candidat doit s’appuyer sur celui de son parti et plus profondément sur sa tradition et son histoire, aussi ancienne et complexe soient-elles. Ce qui implique qu’il puisse librement s’approprier les propositions émanant de son camp quand il n’a pas tout simplement ordonné ou dirigé la rédaction du programme qui sera le sien en même temps que celui de son parti.

La particularité déterminante de cette dimension représentative tient au caractère nécessairement conflictuel des enjeux qu’un tel programme met en avant. Des enjeux qui distinguent, par exemple, nettement la gauche de la droite. C’est en effet dans cette dimension que se joue l’identification du candidat à un camp et la différenciation avec l’autre camp. Un candidat à l’élection présidentielle doit donc être capable de mettre en évidence les points saillants de son programme, ceux qui le distinguent de son ou ses adversaires.

Ainsi, par exemple, pour le candidat du Parti socialiste à l’élection française, un programme présidentiel doit-il impérativement traiter de l’égalité, des mesures fiscales destinées à améliorer la justice sociale, du rôle de l’Etat ou encore de la défense du service public. Sur ce dernier point, en particulier, se démarquer de la droite en la matière suppose notamment de s’opposer à la fois à la réduction aveugle des effectifs, à la privatisation et aux méthodes de management inadaptées.

De tels axes programmatiques, articulés autour de clivages, doivent être peu nombreux afin de jouer pleinement leur double rôle d’identification et de démarcation. L’essentiel étant, dans cette dimension de la représentation, de bien mettre l’accent sur la différence avec l’adversaire, d’insister sur ce qui distingue et sépare, qu’il s’agisse de diagnostic ou de proposition. La représentation des intérêts de son camp et la dimension programmatique ne pouvant en aucun cas faire l’objet d’un discours consensuel.

L’incarnation : des principes communs et des enjeux consensuels

En France, le candidat à la présidence de la République doit se considérer, dès le premier tour, comme le potentiel futur « président de tous les Français » selon l’expression consacrée. Il doit donc dès la campagne du premier tour elle-même – et pas seulement entre les deux tours –, montrer qu’il est capable de dépasser les frontières de son propre camp sur certains enjeux et en certaines occasions. Ceux-ci fonctionnent comme des points de rassemblement des Français qui ne supportent pas qu’on trivialise ou qu’on instrumentalise une telle dimension à des fins partisanes. C’est pourquoi le candidat doit être capable, très rapidement dans la campagne, d’incarner le pays tout entier en mettant en avant les valeurs et les enjeux consensuels. En se posant, par exemple, en garant d’institutions républicaines qu’il doit impérativement respecter et valoriser.

Il s’agit très souvent d’éléments symboliques qui unissent les Français malgré leurs divisions politiques, économiques ou sociales : l’esprit républicain, la continuité historique du pays, la construction nationale, etc. Le candidat doit démontrer, par exemple, sa capacité à saisir, dans la profondeur historique, la construction nationale française. Ainsi, un candidat de gauche à l’élection présidentielle qui proposera, dans la dimension représentative, une vision égalitaire de la société ancrée dans l’héritage révolutionnaire, devra-t-il être capable, dans le même temps, de comprendre et de « dire », comme Péguy : « La République, notre royaume de France ». Il devra montrer qu’il est capable de prendre en charge la totalité de ce qu’est la France, dans son entier et dans sa complexité.

C’est un point essentiel pour la gauche et pour les socialistes en particulier, car ils ont largement abandonné depuis François Mitterrand cette dimension d’incarnation et d’unification, par-delà les divisions nationales, en privilégiant quasi-uniquement la dimension représentative – celle-ci étant empreinte de surcroît d’un économisme et d’un technocratisme délétères. Ils ont commis cette erreur fondamentale en raison notamment d’une conception faussée de ces enjeux qu’ils perçoivent comme conflictuels. La Nation a été abandonnée à la droite, et souvent à une droite extrême, en raison du danger nationaliste ; la République a été délaissée de la même manière parce qu’elle ne serait plus un « modèle » efficace pour intégrer les différences identitaires ou encore parce que son « universalisme » a pu être un synonyme d’oppression et de domination plutôt que d’émancipation dans le passé ; la laïcité est souvent apparue comme dépassée en raison de « l’évolution de la société », notamment du fait d’un problème nouveau et spécifique que poserait l’islam par rapport aux autres religions dans le cadre national.

Dans cette perspective, un candidat socialiste à l’élection présidentielle doit au contraire, pour retrouver la dimension d’incarnation, réinvestir ces trois terrains (Nation, République, laïcité). Car ils sont non seulement un élément-clef de la construction historique du socialisme mais surtout, plus largement, un héritage commun des Français, le socle du contrat social qui les unit. Le candidat à l’élection présidentielle doit donc être le porteur de l’idéal républicain et de la continuité de l’exigence laïque tout en étant celui qui comprend l’histoire nationale dans tous ses aspects, et incarne in fine la Nation (et pas seulement l’Etat !) aux yeux de ses concitoyens et à l’étranger. Pour ce faire, le candidat doit impérativement donner tous les signes d’une parfaite compréhension et d’une maîtrise intime de ces valeurs. Son langage et sa tenue en public, l’utilisation de références communes du patrimoine culturel et historique mais aussi la connaissance des débats sur l’Histoire doivent être des préoccupations majeures pour lui dans la campagne, en particulier lors de moments d’expression solennels ou médiatiques.

La narration : la mise en cohérence et la vision d’ensemble

La narration, c’est ce qui permet à la fois d’unir les deux dimensions précédentes et de donner une cohérence à une candidature à l’élection présidentielle. Ce n’est pas seulement de la communication politique ou du storytelling, cela va bien au-delà. C’est à la fois la capacité de dire les choses avec des mots qui parlent à tous, directement, c’est-à-dire un langage qui soit à la fois authentique et prospectif. Cette dimension passe bien évidemment par le candidat lui-même, par sa personnalité propre, par ce qu’il est, par ce qu’il fait et a fait, par ce qu’il dit de lui et ce que son histoire personnelle dit de lui. Il s’agit d’un rapport intime et sincère, entre ce qu’est le candidat (sa vie, sa carrière, les valeurs qu’il a toujours portées…) et ce qu’il propose.

Le moindre décalage, en raison d’une insincérité ou d’un manque d’authenticité notamment, peut le condamner aux yeux de l’opinion, que ce soit immédiatement ou à terme. Cette dimension peut donc difficilement être « jouée ». L’exemple de Nicolas Sarkozy en 2007 est de ce point de vue tout à fait frappant. Il a joué pendant la campagne un personnage en décalage par rapport à ce que ce qu’il est réellement, à la manière dont il perçoit et veut accomplir les choses. Ce jeu a contribué avec d’autres éléments (son programme et son discours d’incarnation) à la réussite de sa campagne et à son élection. Mais ce décalage entre l’image et la réalité ne lui a pas permis ensuite de présider dans de bonnes conditions. On peut mentir, de ce point de vue, pendant quelques semaines mais assurément pas dans la durée et surtout pas une fois au pouvoir lorsqu’il faut agir et décider et plus seulement discourir. Il faut donc que dès la campagne, « l’authenticité à lui-même » du candidat apparaisse aux yeux des Français. Il faut « parler vrai » en parlant de soi.

Cette dimension prend tout son sens à travers l’histoire que raconte au pays, à ses concitoyens et aux électeurs, le candidat. Non pas simplement une histoire personnelle, sur le mode biographique (et surtout pas hagiographique ou anecdotique…), mais plutôt sur la manière dont cette histoire personnelle peut rejoindre celle du pays, la manière dont elle se fond dans celle-ci et dont elle l’illustre à la fois : héritage familial, parcours scolaire, engagement politique, carrière, goûts…

En s’inscrivant ainsi personnellement dans l’histoire collective, le candidat peut dessiner un avenir pour le pays, et celui-ci peut à son tour se projeter dans cette candidature. C’est cette troisième dimension qui permet de lier les deux premières et de former un ensemble à la fois complet et cohérent : à travers elle, il représente et incarne à la fois. Ce qui favorise l’identification non seulement de ceux qui voteront pour lui parce qu’ils le suivent sur son programme (la représentation) mais également de ceux qui, même s’ils ne votent pas pour lui en raison de ce programme, lui feront malgré tout confiance pour être présent dans les grandes occasions et dans les moments difficiles, qui lui sauront gré de ne pas faire honte au pays mais plutôt d’en exposer aux yeux de tous une image digne, appréciable et respectée (l’incarnation). On peut ne pas être d’accord avec un candidat, trouver que son programme est contraire à ce que l’on pense, croit ou à des intérêts bien compris tout en le respectant, en lui faisant confiance pour l’essentiel. C’est dans cette perspective de décalage entre les deux premières dimensions que la narration joue son rôle primordial.


Filed under: Gauche, Parti socialiste, Politique