Prendre place, de Sylvie Durbec (par Georges Guillain)

Par Florence Trocmé

Sylvie Durbec est née à Marseille en 1952. Elle vit entre Avignon et Tarascon dans un ancien moulin où elle a installé une petite structure associative, visant à promouvoir la poésie et les artistes, La petite librairie des champs
Poète, elle est aussi romancière – 3 romans chez Fayard entre 2000 et 2002 – auteur de nouvelles et de livres pour les enfants.  
Prendre place, publié par une toute petite maison d’édition de l’Indre, appartient à ce genre un peu particulier qu’on pourrait appeler l’écriture de résidence. Il a effectivement été écrit durant l’hiver 2009 au cours d’une résidence d’auteur financée par la Région Centre et la DRAC, à l’initiative de la Fédération des Organisations Laïques de l’Indre.  
Le lecteur devra donc s’imaginer d’abord la situation très particulière d’un écrivain, jeté d’un coup dans un paysage dont il ne connaît ni les horizons, ni les lieux, ni l’histoire, le climat propres… tout ce qui en constitue pour les vrais habitants, la musique, la saveur, bref la langue, et qui se voit cependant confronté, l’espace de quelques mois, à la nécessité de l’habiter de façon singulière, poétiquement, en mots, hors de toute habitude familière. Enfant de Marseille, traductrice d’italien, Sylvie Durbec est nourrie de Méditerranée. On l’imagine arrivant par une soirée froide, au bout de ce pays d’étangs, de landes, de fourrés, de forêts et de buttes, dans cette commune enfin de Mers où paradoxalement ne se découvrent pas d’océan ni de vagues, pas de marée ni de mer/ Mais des forêts à traverser en exploratrice des déserts. 
Très vite l’auteur-résidente aura à chercher, à gratter, à trouver sous la peau des pierres et des routes la couleur, les couleurs de ce territoire sévère. S’engage alors un processus d’apprivoisement qui s’inscrira normalement bien sûr dans la poésie traditionnelle des noms. Communes. Lieux dits. Ciron, Douadic, Rosnay, Mézières en Brenne, Le Blanc, Tournon Saint-Martin, Néons sur Creuse, Martizay, Pouligny, Pont de Claize… S’y ajouteront le pittoresque non moins attendu, d’un certain nombre de scènes à la fois vues et phantasmées comme celle de ce petit homme qui marche un tout petit cercueil de bois sous le bras, où se retrouve un peu l’accent de la comptine, des complaintes d’autrefois. Ou celle encore d’un pigeon se noyant dans l’eau grise de la Creuse. Des célébrités plus ou moins fameuses seront aussi évoquées qui en leur temps auront vécu une partie de leur vie en ces lieux. Ainsi de George Sand dans sa jolie propriété de La Châtre. De Chaïm Soutine qui y brûla une partie de ses tableaux peu avant de mourir d’un cancer à l’estomac. Du peintre et romancier Fred Deux qui fournit au livre une partie de son titre. Avec à leurs côtés, quelques rares silhouettes de personnes ordinaires. Voisines. 
Mais la rencontre majeure qu’effectue le poète, très vite, est celle d’un lieu vide, un lieu disparu/ dont ne reste que terre nue/ et des ronces/ une stèle/ un peu triste et dont la célébration quasi conjuratoire des roses de Martizay qu’on retrouvera évoquées à diverses reprises à l’intérieur de l’ouvrage, restera impuissante à faire oublier l’impression de mélancolie profonde qu’il dégage. Camp de Douadic : cette prairie à l’abandon bordée par un étang, que Sylvie Durbec découvre au début de son itinéraire en Brenne est un camp d’internement. Ouvert en 1939 par les autorités françaises pour y rassembler les prisonniers de guerre allemands, il devient en août 1942, au moment de la grande rafle des juifs étrangers de zone libre, organisée par Vichy, un centre de ramassage et de triage destiné à séparer les déportables de ceux, beaucoup plus rares, pouvant bénéficier d’exemptions.  
Face à cette découverte, l’objet que se propose l’écriture se précise. Surdéterminé par l’appellation tellement suggestive de la commune proche, Le Blanc, que l’auteur ne peut qu’associer à la couleur de la page ainsi qu’au travail d’oubli, d’effacement accompli par le temps, le projet poétique devient celui de rendre compte de l’invisible et de tenter de voir, par les mots, ce qui, pour les yeux, n’est plus là, tout juste évoqué par un court monument. Aux noms des quelques célébrités plus ou moins révérées– dont ceux de deux aérostatiers morts pour la science sur le territoire de la commune de Ciron ! - se superpose alors la longue litanie des noms ou des prénoms de femmes, aussi d’enfants, venus de tous les coins d’Europe, pour être définitivement expédiés, avec la complicité de la France, dans les trous noirs de l’histoire. Et dont le paysage, si ce n’est l’homme, insoucieux, ne rappelle plus rien. 
Du coup, lire ce paysage devient pour Sylvie Durbec y inscrire comme elle peut, à sa manière, contre l’oubli complice, la trace de tous les effacés, y compris ces 200 ouvriers italiens venus creuser la ligne entre Toulouse et Paris à l’aube du développement des chemins de fer. Mais, envisager ainsi d’opérer ce tissage des vivants et des morts, de la parole et de l’absence, de ce qui court vif dans les veines et de ce qui échoue à dire son histoire et son nom, ne va pas sans interrogation. Sans inquiétude. Sur la place de la parole. Sur celle du sujet. Car quel droit, se demande l’auteur, avons-nous à dérouler des vies qui nous sont inconnues ? De substituer notre petite musique à leur clameur muette ? 
Anne me dit/ a-t-on (sait-on)/ le droit/d’écrire sur ce mot/ notre ignorance/ nous donne-t-elle/ accès au passé// Anne me dit/ comment fait-on/ pour la danse/ comment/ pour écrire le nom/ alors qu’absentes/ pas encore vivantes/ nous étions/ à Douadic// Anne me dit/ et j’entends sa voix/ de loin si proche amie/ disant/ je ne sais pas/ si nous pouvons/ écrire/ ce qui est passé/ sans nous/ pour regarder/ et dire/ ce qui ne se voit pas/ et pourtant/ s’avance/ sur la route/ de France 
Sur la route de France ! Finalement, c’est là que, peut-être, se situera la réponse. Dans une certaine façon qu’a l’auteur résident de venir prendre place. Pas pour prendre la parole, en lieu et place comme on dit, de milliers d’autres, au prétexte qu’ils seraient dépouillés de paroles. Occupant à lui seul tout l’espace. Etabli à demeure. Mais, découvrant, par exemple, une place où certains furent un jour amenés, loin de leurs origines, pour être rejetés au néant, s’inquiéter à son tour de l’histoire, pas toujours belle et souvent occultée des hommes et s’installer avec ses mots, dignement, dans leur trace. Pour témoigner de notre commune appartenance à la férocité des temps. Poing dressé. Entre la boue et les nuages
 
[Georges Guillain] 
 
 
Sylvie Durbec
Prendre place, une écriture de Brenne
éd. Collodion 
44 p., 12 €