Rencontre avec Caroline Sagot Duvauroux

Par Florence Trocmé

« Et puis ça arrive, ça a lieu. Les mots voient quelque chose qu’on ne voit pas. Des cigognes. Du temps commun » 
Prémonitoires ces mots choisis mardi 19 avril pour l’anthologie permanente de Poezibao, en guise d’annonce de la séance qui s’est tenue le mercredi 20 avril 2011, dans l’auditorium du Petit Palais. Cadre : « Pourquoi la poésie », le séminaire mensuel organisé par la Maison des Ecrivains et de la littérature. 
Intervenants: Caroline Sagot-Duvauroux, dans un dialogue avec Jean-Louis Giovannoni et Gisèle Berkman.  
Deux heures de densité, de beauté, de ferveur autour d’une œuvre trop peu connue mais dont l’entretien d’aujourd’hui souligne encore un peu plus, s’il en était besoin, la qualité et la nécessité. Il sera tenté ici une retranscription aussi fidèle que possible, dans l’attente du fichier audio de la rencontre qui sera disponible ultérieurement, lequel rendra sans doute mieux compte d’une parole polyphonique, fusant dans plusieurs directions et de ce fait parfois difficile à rendre avec justesse.  
 
Jean-Louis Giovannoni introduit le propos et fait savoir que tout l’entretien sera principalement axé sur l’un des derniers livres parus de Caroline Sagot Duvauroux, Le vent chaule, suivi de L’herbe écrit, paru en 2009 chez José Corti. Ecriture organisée comme une partition, dit-il, déjà par l’organisation visuelle de la page, page dont on sait depuis Mallarmé et André du Bouchet qu’elle est peau sensible, où tout compte. Mais aussi par l’organisation du texte qui fait penser à une composition de rythmes, avec une écriture qui est la fois polyrythmique et polytonale. Jean-Louis Giovannoni dit qu’il aura beaucoup recours à la métaphore musicale dans cette introduction. Il n’y a pas dans le texte de Caroline Sagot-Duvauroux une organisation linéaire, mais plutôt une polyphonie « où remontent du fond du texte plusieurs voix qui se mettent à parler (jacasser) en même temps ». Avec « scotomisation des voyelles finales, claudication, suspens, effacement, rubato » et tendance à remonter les choses en sens contraire ou dans l’autre sens comme ce texte du livre imprimé non pas dans le sens vertical mais dans le sens horizontal. Il y a pourtant sous-jacente la présence d’une écriture classique ; Caroline a été comédienne et elle a toujours éprouvé un immense amour pour Racine. Or cette musique-là apparait mais comme renversée, bousculée, mise à l’épreuve dans une écriture qui la coupe, qui la fait caqueter, bruire, la remet tête-bêche. Jean-Louis Giovannoni la définit, cette écriture, comme un parcours, qui se fait quasi physiquement. Il évoque le thème de la vènerie, très présent dans l’œuvre, la course, la poursuite. Il faut, dit-il, marcher avec le livre, être fatigué par lui, le fatiguer comme on fatigue la salade, se laisser fatiguer par lui, se laisser faire par le texte.  
 
Caroline Sagot Duvauroux lui répond alors que « la poésie, c’est toujours autre chose ». Que les mots ont soumis le monde. Qu’avec eux, il faut fuir la métaphore, l’image mais tenter de les constituer en image. Car la poésie voudrait être une image et du son. Il faut s’insurger, et tenter. Polysémie déjà du mot poésie. « Je fabrique », dit-elle, en soulignant que ce qui l’intéresse ce sont les hauteurs de ton, les décalages de voix plus que les intentions. Le discours est linéaire et la linéarité en poésie ne lui convient pas. Elle voudrait que « le bas-relief devienne ronde bosse ». Elle a besoin d’un burin qui souvent, dans la page, est le blanc. La perception devient sensation, on voudrait écrire et dire le temps qui se livre absent dans les blancs, dans les mots qui se rencontrent. Elle évoque une « métaphysique de décharge » et puis dans le même temps, ces graminées, au bord des décharges précisément : il y a  « avec les graminées, possibilité de vagabondages de l’âme qui intéressent le poème ».  
Retour à Racine, aux huit années où elle fut comédienne et à la « joie presque affolante de prononcer la perfection d’une langue d’un temps ». Elle dit qu’elle est « à genou » devant cette langue mais qu’elle vit aujourd’hui, après Einstein et qu’elle n’a pas le droit d’écrire comme Racine (si elle le pouvait !) car on a fait accepter à notre langue, toujours esclave des pouvoirs, trop de soumissions : « mon boulot c’est de juste décaler un peu les soumissions ». Ce n’est pas forcément beau, il faut « tendre au bégaiement jusqu’à il devienne un peu burin ».  
 
Gisèle Berkman souligne alors, à ce stade de l’entretien, trois points : la poésie ce n’est pas le tout du poème, la question des graminées et celle du décalage de la soumission, trois éléments qui « étoilent le texte ».  
Le poème n’est pas le tout de la poésie, cela se sent dans ce livre qui est hybride, fait jouer ensemble les genres. Dans la typographie, jeux non seulement avec le corps de la lettre mais aussi par le biais de toutes sortes de signes de ponctuation, foisonnants, inventés par l’auteur et qui évoquent l’herbe, des herbes ployées par le vent. Quant aux genres, il y a bien dans le diptyque du livre une façon de défaire l’opposition entre prose et poésie, de faire jouer autrement le poème, de se défaire d’une joliesse du poétique. Mais aussi une traversée des genres sexués « quand on se laisse prendre, fatiguer,  essorer par le texte » 
 
L’e muet 
Il est ensuite longuement question du e muet, et de son aventure que l’on peut suivre, Gisèle Berkman en a fait le relevé, tout au long du livre, p. 22 (« Caillou blanc je reçois et file relire mon poème en cours que je destine à l’E du souffle équeuté par le vent chaule », p. 63 (« l’ e muet prend du champ recule en lice pour l’élan de rompre l’attaque eT »,  p. 184, « alors fidèle et joueuse je coupe la muette »), p. 187 (« L’herb écrit malgré le vent chaule » 
Il y a bien un « grand chamboulement des genres, littéraires, masculin, féminin et peut-être neutre ».  
Caroline Sagot Duvauroux répond qu’en fait le chambardement des genres est un chantier « bêché » par beaucoup aujourd’hui. Et que par ailleurs si  elle pouvait écrire « un petit poème suffisant », elle n’en serait pas là.  
Il y a recherche de l’intensité du geste qu’est la phrase, pour libérer quelques énergies ou quelques mots d’amour. Et la tentative de polyphonie joue sur la notion du temps. C’est « à l’intérieur du visible que surgit le visible, à l’intérieur de la voix que des voix surgissent » qui peuvent être celles d’un oiseau, d’un chevreuil, on délivre l’animal, on se délivre de l’animal ».  
Dans ce livre, des histoires donc, comme celle du e muet, à cause de Racine et d’une infinie tristesse devant un monde méchant et sans espoir. Avec quelque chose d’énergétique à trouver dans la « femellité de la pensée », une âpreté qui existe dans les insurrections, la révolution et qui est femelle. La langue est comme une esclave qui n’a pas fini de parler. Il y a des langues ignorées, c’est la recherche du palimpseste, du livre perdu que tous cherchent (on chaulait les pierres pour écrire à nouveau dessus.)  
Caroline Sagot Duvauroux se dit très sensible à l’asyndète, à la concomitance, à ce qui co-existe (ex/ister, se déplacer, ce qui se déplace ensemble, crée des mouvements) 
Elle revient sur l’histoire du e muet, qui « était une consonne, celle du souffle ». Elle voudrait redonner au e cette force-là, attribuée à la féminité et elle évoque à nouveau « la gloire du français classique » dont elle éprouve « presqu’au tremblement la beauté ». La consonne finale permet de « bloquer les larmes et la fuite dans les intentions », pour récupérer une dynamique musicale, se délester des significations, au profit du sens, rentrer en lice par une petite lettre, une minuscule, qui permet d’aller jusqu’à l’attaque « pour prendre à rebours les salopards ».  
 
La cacophonie 
Jean-Louis Giovannoni pense que Caroline Sagot Duvauroux tente de recharger, de donner une charge explosive aux mots usés, vidés de l’époque, en remettant notamment en cause la succession linéaire des voix, en faisant entendre plusieurs de ces voix en même temps, non plus tellement en polyphonie, mais plutôt au risque de la cacophonie. Il évoque Charles Ives faisant jouer deux orchestres en même temps et Gisèle Berkman appuyant ce propos fait un bien joli lapsus, parlant de calyphonie. Ce à quoi Caroline répond que « l’irrécupérable est aussi le boulot de la poésie », qu’elle cherche la co-existence, et même la co-errance. Nous fonctionnons par filtre, dit Giovannoni, être attentif, c’est sélectionner juste une petite carotte géologique, toi tu tentes la cacophonie, ce n’est plus forcément harmonieux, mais cependant très lisible, à condition encore une fois de se laisser porter. 
Pour Caroline, polyphonie évoque en effet des choses « sublimes et très mises au point » mais pour elle quand la phrase se fabrique,  elle est devant quelque chose qui « cacophone », elle ne sait pas ce qui domine de l’analogie, d’une perception par la peau, le nez, les yeux, de la mémoire, des livres lus, des amours du jour, c’est tout cela, ce buisson-là qu’on voudrait donner dans la phrase tout en tirant des fils, pour ne pas rester dans un plaisir solitaire, pour que le livre soit ouvert, lu. Il faut vivre intensément l’émotion, mais en sortir : e – motion, sortir de ce mouvement et de l’intensité qu’il avait, ce qui « forcément désorganise l’affaire ». On ne peut plus se contenter de la phrase de Platon ou de Descartes, de la raison. Elle parle d’un retour au présocratiques et dit qu’elle peut récupérer un peu de leur intelligence, de ce temps de la « nouaison qui n’est pas nœud », qu’elle peut se porter à ce moment où tout se croisait encore, avant qu’on distribue les mots aux choses et aux sentiments, au bien et au mal pour asservir les pensées (les hommes étant si prompts à saisir ce qui peut leur permettre d’organiser les pouvoirs.)  
Elle a, dit-elle, une position de modestie agressive et revient sur la notion de décharge, dans sa dimension sexuelle. Il y a une intensité, une jouissance du geste, une sensation, souligne Gisèle Berkman qui parle d’une écriture de la pensée qui jouit par tous les pores, car « penser est une opération on ne peut plus sensible » et cela, Caroline Sagot Duvauroux le fait entendre.  
Il s’agit de délier, de dés-arraisonner. Avec aussi une dimension politique dans le rapport au féminin et à l’esclavage, à la langue-esclave, au fond de cale, la poésie étant langue mineure dans tous les sens du mot.  
Caroline lui répond que si le mot fraternité est devenu imprononçable, elle aime celui de sororité (« mes sœurs qui sont parfois des hommes, dit-elle quelque part). Elle permet de résister, soulignant que l’amitié est la seule forme de résistance qui soit joyeuse. A propos des langues-esclaves, elle revient à Eschyle et au chœur des pleureuses « le chœur est là le temps que le héros reprenne son souffle et je suis le chœur, le choryphée parfois. Ces chœurs de femme étaient souvent d’ailleurs une menace à la force. » 
 
Comment ça s’écrit 
demande alors Jean-Louis Giovannoni, exprimant l’idée que le sens bouge à l’intérieur du texte comme micro-éléments ou micro-cellules, à partir d’homophonies, associations de sens, frôlements, improvisations. Il se demande même s’il n’y aurait pas là une dimension aléatoire, comme chez le musicien Lutoslawski, mais avec une hyper-attention à ce qui est en train de percer, de bouger, de vibrer. Il s’agirait alors pour l’écrivain de « prendre le mouvement en train de se faire, mouvement vibratoire, à l’intérieur du texte ».  
En effet, Caroline Sagot Duvauroux pense qu’il s’agit d’accueillir une forme de vide où l’inspiration peut venir provoquer l’intensité. Prêt et vide, à ce moment-là, par le geste dont l’appel vient d’ailleurs, on va « absolument dans l’attention », le suivre et le saisir. Le rêve absolu serait que le surgissement reste à l’état de surgissement, alors qu’on ne donne à lire que du surgi, ce qui est d’une grande tristesse. Elle évoque Mallarmé disant que c’est « le tremblement du mot qui parle ». On rêve dit-elle de « faire sonner du sens ». 
Jean-Louis Giovannoni revient sur ce moment particulier où en effet tous les possibles sont là, mais rappelle qu’écrire, c’est opter. Que toutefois chez Caroline Sagot Duvauroux, il reste traces des possibles, peut-être en raison de l’énergie contenue dans le texte où ces possibles jouent comme des tenseurs.  
Il  y a tellement de pensées dans le monde, dit-elle, elle aime les frotter, elle aime que ça l’écartèle, la retourne, dans la simultanéité aimer/détester et qu’il faut faire « frémir les possibles. » 
A Jean Louis Giovannoni qui revient à la métaphore musicale, soulignant qu’il n’y a pas de résolution dans son écriture, elle répond en disant qu’au XXème siècle, quelque chose ne tombe plus juste, que l’univers d’Euclide a été remis en question, qu’on ne peut plus avoir une pensée d’où le cancer est absent, qu’on « avance en crabe », que les choses ne peuvent plus se dérouler comme prévu et que tout son corps « sait que les choses avancent par phénomènes de tumeurs ». Il y a dans sa langue quelque chose d’étranger, elle se pose la question de savoir ce qui « erre encore là, dedans », qui est « encore nomade ? ». Elle désire « faire des trous pour que le lecteur puisse passer ses fils à lui. »  
Parfois dit-elle, « la lyre tremble un peu », alors on est content, parfois on sent que des mots ou des « danses de phrases » sont lyriquement justes, soulignant que c’est agréable et qu’il n’y a aucune raison de se l’interdire. Distinction vérité/ réalité ? « : « je prête l’épaule à la réalité » répond-elle, c’est peut-être cela écrire.  
Et il faut aussi « rebrousser le mot » car quelque chose ne peut pas se dire dans l’ordre : « la poésie se méfie du mot ordre ».  
À propos du tomber juste, elle évoque un texte non encore publié sur le geste de Rafaël Nadal (le tennisman) : « pourquoi ma phrase n’a-t-elle pas toujours cette force absolument exacte qui doit accomplir l’inspiration ? » 
 
Après un bel hymne aux lexiques de toutes sortes (il sera question de moteurs et de vénerie notamment), Caroline Sagot Duvauroux consacre la fin de la séance à la lecture, avec un choix de textes effectué avec ses deux interlocuteurs, dans le but de montrer précisément la diversité des registres et des genres évoqués au début de la séance.  
Elle lit magnifiquement, traversant le livre de l’incipit « qu’est-ce qui ne va pas. Qu’ qu’est-ce ? Ça. Qui ne va pas » au rythme haché, inventif, varié, à une poésie en « valeurs longues » selon l’expression de Jean Louis Giovannoni. Avec le merveilleux texte autour des deux petites vierges d’Antonello de Messine « la petite vierge enfantine, la première, simplette et nimbée dessus ses mains sages… » (p. 46) – et enfin ce moment très particulier, dans le livre, où on change de sens de lecture car « j’ai dû pencher la tête car la mer s’est dressée / si fatiguée j’ai tue tête penchée / car la mer son écume en javelles a neigé » (p. 51) 
Un seul regret peut-être, que ce temps magnifique de lecture, fort et très signifiant par rapport à tout le propos ait été un peu court et surtout qu’il soit venu en toute fin de parcours. Il eut été sans doute encore plus heureux de parsemer la réflexion théorique de quelques temps de lecture éclairants.  
 
[Florence Trocmé] 

 photos ©Florence Trocmé (agrandissables par simple clic) :  de haut en bas 1. Caroline Sagot Duvauroux, Jean-Louis Giovannoni, Gisèle Berkman ; 2. Jean-Louis Giovannoni ; 3. Gisèle Berkman ; 4. Caroline Sagot Duvauroux et Jean-Louis Giovannoni ; 5. Caroline Sagot Duvauroux lisant ; 6. mains et livre ; 7. Caroline Sagot Duvauroux