Pour un dialogue sur la laïcité

Par Contrelitterature

Mon pays est le Tien !

Alain Santacreu


       Le fameux « débat sur la laïcité », proposé par l’Élysée and Co, est-il vraiment laïque ? La véritable laïcité ne devrait-elle pas davantage viser le dialogue que le débat ? Dans ce « débat sur la laïcité », c’est le débat qui fait débat !

     En France, le mot « dialogue » remonte à Montaigne. Dialoguer, c’est manifester une attitude oblative envers autrui. Dans le dialogue, on n’a plus d’ennemis ni d’adversaires mais des interlocuteurs avec lesquels on cherche à s’unir dans une vérité plus haute, tout en respectant la liberté de chacun.

   Le dialogue est la recherche d’un sens grâce à l’avènement de la sociabilité. Le type le plus mémorable, dans l’Antiquité, en est le dialogue socratique. Socrate veut épurer les discussions des Sophistes, stériles et logomachiques, souvent méchantes ou suscitées par la vanité. En cela, il répudie l’éristique (de eris, « dispute ») qui prend le débat pour une fin en soi. Mais ce dialogue socratique reste cognitif, strictement intellectuel ; il n’a rien d’affectif ni d’intime : tout en lui est subordonné à l’acquisition d’une vérité impersonnelle (qu’elle soit conçue comme immanente ou comme transcendante). La dialectique de Platon, issue de ce même art de dialoguer, se développe (dans La République, le Phédon, le Phèdre, etc.) en une méthode générale pour s’élever jusqu’aux Idées éternelles et aux différents genres de l’Être. Le Banquet, toutefois, nous révèle l’intervention de l’Amour ; mais il s’agit d’Éros et non pas d’Agapè...

   C’est le christianisme qui, par son souci de la promotion des personnes a affiné cette conception de la laïcité fondée sur le dialogue.

   Parmi les philosophes contemporains, nul mieux que Martin Buber (1878-1965) n’a analysé ce rapport interpersonnel du dialogue, enrichi des sensibilités juive et chrétienne. Selon Buber, il y a deux mondes fondamentaux de relation entre la personne qui parle et le monde : le « je-tu » et le « je-cela ». Le « je-tu » correspond à la rencontre, il est involontaire et attend ce qui s’offre à lui, alors que le « je-cela » est utilitaire et possessif. Le « je-tu » implique la liberté, le « je-cela » la nécessité. La civilisation moderne occidentale a fait de la réalité un « cela » et imposé un déterminisme autoritaire. Il nous reste un seul recours : la « réversion », mouvement de libération contre l’esclavage des âmes. Buber nous convie à restaurer ce « je-tu » qui engage tout l’être de celui qui vit cette relation. Ainsi, le « je-tu » se réfère à d’authentiques sujets, à des personnes, tandis que le « je-cela » ne met en cause que des individus. Sans doute ne s’agit-il pas là de deux espèces différentes d’hommes, mais plutôt de deux pôles de l’existence humaine : aucun homme n’est exclusivement une personne ou exclusivement un être singulier ; il y a seulement prédominance d’un état sur l’autre, selon les hommes, à des degrés extrêmement divers. C’est uniquement après l’isolement de l’individu que se manifeste le « je-cela ». 

   Le « je-tu » se réalise de trois manières : d’une part, avec la nature (un arbre cesse d’être un objet quand je le regarde comme un don gratuit, me parlant secrètement, voix du Toi éternel, comme chez saint François d’Assise) ; d’autre part avec autrui et, enfin, avec les essences intelligibles (autrement dit : Dieu). La relation avec autrui est centrale car elle relie des personnes, des vies plus déterminées par l’être que par le paraître. Ton regard et le mien traduisent notre être véritable non par une passagère sincérité, mais parce que nous sommes l’un pour l’autre vraiment authentiques. Et cette altérité du je et du toi n’est pas superficielle. Seuls les hommes capables de dire toi à autrui peuvent véritablement dire nous.

   Contrairement aux penseurs qui posent un Être primordial et strictement homogène, Buber, tout en admettant qu’il puisse y avoir fusion avec le Tout, insiste sur le caractère d’unicité irremplaçable de chaque âme. Dès lors, toute rencontre est « métacosmique ». Le moi et le toi constitue un « nous essentiel » qui a une réalité métaphysique.

   Le débat est un dialogue fictif, agonistique, dans lequel on veut, à tout prix, vaincre son interlocuteur ; il procède de la libido dominandi. C’est le faux dialogue, car on n’y accueille ni écoute autrui. Le débat est un dialogue de sourds, où chacun suit son propre discours sans s’occuper des intentions profondes ou même seulement des mots de l’autre : c’est le malentendu. La situation résultant du débat est faite de soliloques parallèles. Pour que le dialogue devienne authentique, il faut un véritable échange, de personne à personne, chacun restant soi-même, c’est-à-dire différent, unique ; alors se manifeste une réciprocité, au sein de laquelle chacun apprend de l’autre et cherche sincèrement ses intentions : « Nous sommes un », dit le Christ, grâce à l’agapè que rayonne la surnature. C’est l’enseignement du repas d’Emmaüs. Dans la lumière céleste, mon prochain est aussi bien le lointain que le voisin, et tout l’univers, comme chacun des êtres en particulier, est enveloppé dans un pareil amour transcendant : mon pays est le Tien !

   Dans son ouvrage Je et Tu (1935) Martin Buber rapporte l’anecdote du Brahmane des Cent Routes : « Les dieux et les démons furent un jour en conflit. Alors les démons dirent : à qui pourrions-nous bien offrir nos sacrifices ? Et ils déposèrent leurs offrandes dans leurs propres bouches. Mais les dieux déposèrent leurs offrandes sur les lèvres les uns des autres. Et Prashapâti – l’Esprit originel – fit alors choix de se donner aux dieux. »