Lorsque l’éternité touche à sa fin

Publié le 21 avril 2011 par Grenet92

Je vous écris depuis Lindau, une île à l’atmosphère enchanteresse, trônant sur les eaux bavaroises du lac de Constance. L’endroit semble intemporel, le panorama, offrant une vue imprenable sur les monts Appenzell, laisserait rêveur le démon. L’Histoire y est peut-être pour quelque chose, la ville portuaire étant l’une des rares en terre tudesque à ne pas avoir subi les ravages des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, conséquences des délires d’une époque brunement malade.

Pourquoi, me demanderez-vous ? Eh bien, la cité insulaire ne disposant pas d’industrie moderne, les Alliés trouvèrent bien peu de raisons pour la vandaliser. Et, surtout, elle ne se situait qu’à quelques encablures des frontières helvétiques, un autre îlot, neutre celui-là. Il aurait donc été fâcheux que des projectiles meurtriers terrorisent les bourgades suisses, officiellement impartiales et pacifiques.

Lindau, de l’allemand « Linde », signifiant tilleul, l’arbre de la liberté qui est aussi son symbole, fut ainsi épargnée. Elle est fière d’affirmer aujourd’hui être une destination touristique de premier choix ; ruelles proprettes, restaurants typiques, magasins de souvenirs kitchs, économie prospère rimant avec un chômage presque inexistant. De premier choix, mais surtout pour le troisième âge de l’Europe vieillissante. En vous baladant sur les quais de l’île au cœur de l’été, vous remarquerez vite que les vadrouilleurs sont issus dans leur immense majorité des générations les plus âgées.

L’Allemagne immuable, celle des traditions, trouve peut-être ici l’un de ses derniers refuges. L’architecture moderne anarchique n’y a pas droit de cité, la fête de la bière se célèbre chaque année honorablement alors que le costume folklorique est revenu à la mode.

Tout de même, cette Allemagne goethéenne et livresque s’effrite. N’est-ce pourtant pas la signature de notre temps que de le voir s’uniformiser inexorablement sur les cinq continents ? Chacun sait que le modernisme forcément bienfaiteur s’arrête à toutes les gares et un pont ferroviaire relie ainsi Lindau jadis la Libre au continent depuis plus d’un siècle, mettant fin à son indépendance de la même manière que le tunnel sous la Manche rendit nostalgiques bien des Britanniques. Désormais, les hamburgers font concurrence à la sacro-sainte panierte Schnitzel.

Il ne faudra pas longtemps pour que le tourisme de masse assassine l’âme de la ville aux tilleuls. Quel terroir sur terre pourrait bien lutter contre la muséification de son patrimoine ou son affectation aux seuls divertissements ? Sa conversion perverse en curiosité touranienne le guette, peu avant que ses héritiers ne s’y résignent, ne le quittent et laissent son éventreur sadique savourer son œuvre.

Le petit port de Bavière, sous des allures resplendissantes, courbe lentement l’échine devant la puissance du capitalisme écervelé et de l’anglomanie sous sa forme la plus grotesquement mondialisée. Son phare médiéval a été transformé en chambre d’hôtes ouverte aux vacanciers curieux – et fortunés. Au temps des beaux jours, la Seepromenade s’encombrent de magiciens de pacotilles et d’excités déguisés en Charlie Chaplin, suppliant le passant de leur abandonner une pièce. Les hôtels se multiplient, le prix de l’immobilier explose, obligeant les locaux à fuir l’île pour rejoindre le continent, plus abordable.

La langue de l’Oncle Sam conquiert péniblement, mais avec un acharnement belliqueux, les enseignes des boutiques, les affiches, les cartes des auberges. La chaîne de restauration rapide la plus expansionniste qui soit fournit l’île en malbouffe, soutenant fraternellement l’avancée terrifiante de l’obésité au pays des frères Grimm.

Les spécificités qui rendaient Lindau si charmante, comme celles des autres villes de par le monde où les routards aiment faire une halte, résisteront un temps encore, avant de s’écrouler, incapables de tenir bon davantage face aux croisades impérialistes.

A l’image de notre « Riviera » vaudoise, violée par le béton, falsifiée par les casinos, les palmiers importés et les palaces de plastique doré, souillée par l’argent crasseux des nouveaux riches, Lindau s’oublie. A l’image de Zermatt, d’antan village montagnard et patoisant, où les mayens se dressaient dignement face à un Cervin encore vierge d’éclairs photographiques et aujourd’hui allées corrompues de chalets ruineux, Lindau s’endort. A l’image d’Interlaken, des contrées provençales et bretonnes, des îles Baléares, de celle de Bali, de la cité des Doges et des plages adriatiques, Lindau se meurt.

Un jour, un homme de la région me dit : « Lindau ist nicht die Welt » (Lindau n’est pas le monde). Incontestablement. Mais elle en est le miroir.