"Le pouvoir ? J'adore."

Publié le 28 avril 2011 par Mtislav
Quand un billet de blog dépasse les 64 pages, il est temps de mettre le "olé !" Notre collaborateur responsable du marbre de la rédaction vient de dépecer "Anatomie d'un instant" de Javier Cercas. On l'a sommé de ne pas en donner un compte rendu. Il insiste. Il a déjà découpé les pièces.

"Voilà l'image ; voilà le geste : un geste limpide qui contient de nombreux autres gestes.A la fin de l'année 1989, alors que la carrière politique d'Adolfo Suárez touchait à sa fin, Hans Magnus Enzensberger saluait dans un essai la naissance d'une nouvelle classe de héros : les héros de la retraite. D'après Enzensberger, face au héros classique, qui est le héros de la victoire et de la conquête, les dictatures du XXe siècle ont engendré le héros moderne, celui de la renonciation, de la démolition et du démontage : le premier est un idéaliste aux principes clairs et immuables ; le second, un professionnel de la combine et de la négociation qui inspire la défiance; le premier atteint sa plénitude en imposant ses positions ; le second, en les abandonnant, en se sapant lui-même. C'est pourquoi le héros de la retraite n'est pas qu'un héros politique : il est aussi un héros moral. (...) Adolfo Suárez, avait démonté le franquisme. Adolfo Suárez, un héros ?"Notre collaborateur recopiait l'ouvrage, nous tous étions penché derrière son épaule alors qu'il abordait la page 31."Voilà un deuxième geste limpide qui contient peut-être, comme le premier de nombreux autres gestes. Au même titre que celui d'Adolfo Suárez qui demeure assis sur son siège alors que les balles sifflent autour de lui dans l'hémicycle, le geste du général Gutiérrez Mellado affrontant avec fureur les militaires putschistes est un geste de courage, un geste de grâce, un geste de révolte, un geste souverain de liberté. Peut-être est-il aussi un geste pour ainsi dire posthume, le geste d'un homme qui sait qu'il va mourir  ou qui est déjà mort car, à l'exception d'Adolfo Suárez, depuis le début de la démocratie, personne n'a attiré autant de haine de la part des militaires que le général Gutiérrez Mellado qui, à peine la fusillade déclenchée, a senti comme tous les autres dans l'hémicycle que celle-ci ne pouvait se solder que par un massacre et que, à supposer qu'il survive, les putschistes ne tarderaient pas à l'éliminer." Vous observez la symétrie, le déplacement des pièces, le lot de parties hypothétiques. La plupart des mouvements sensés ont déjà été étudiés. Página 99, une partie espagnole avant la 165, internationale."C'est le troisième homme, le troisième geste ; un geste limpide, comme les deux précédents, mais aussi un geste double, réitéré : quand les putschistes interrompent la séance d'investiture, Carrillo désobéit à l'ordre général de se mettre à terre et reste sur son siège alors que les gardes civils tirent dans l'hémicycle et, deux minutes plus tard, il désobéit à l'ordre concret d'un des assaillants et reste sur son siège tout en faisant mine de se mettre à terre. (...)  C'est un geste de courage, un geste de grâce, un geste de révolte, un geste souverain de liberté. C'est aussi, à l'image de de celui de Suárez et de celui de Gutiérrez Mellado, un geste pour ainsi dire posthume, le geste d'un homme qui sait qu'il va mourir ou qu'il est déjà mort : (...) les militaires d'extrême-droite ne haïssent personne autant que lui, qu'ils considèrent comme la quintescence  de l'ennemi communiste."  Un sacré sujet ce 23 février 1981. Cercas a renoncé au roman qu'il avait pratiquement rédigé. Formule ambiguë qui peut vouloir dire que Cercas a renoncé à un roman qu'il a écrit. Ou non. Le lecteur étudie-t-il sérieusement des propositions aussi absurdes ? L'absurde est une possibilité. Le réel est une possibilité. Si le coup d'Etat mou échoue, ne reste-il pas possible que le coup d'Etat dure ? Cercas comme son nom l'indique entoure, clôture


"Qu'est-ce qu'un pur homme politique ?" se demande-t-il. Un questionnement teinté d'idéalisme  mais un questionnement tout de même plutôt rare de nos jours.  Ce qui n'était pas le cas en 1976, où des magazines adeptes du matérialisme dialectique pratiquaient encore de véritables entretiens. Tout de même ! Ainsi, Paris-Match demandait au jeune président du gouvernement : «Qu'est-ce que pour vous le pouvoir ?» Réponse de Suárez donnée "un éblouissant sourire de gagnant aux lèvres" : «Le pouvoir ? J'adore» (page 316). Mais lorsque Cercas analyse le "lien indéfectible" entre Suárez et Carillo, la démonstration est forte : "leur notion égotiste du pouvoir, leur talent pour le troc politique, leurs habitudes invétérées de bureaucrates d'appareils totalitaires et leur incompatibilité avec les usages de la démocratie qu'ils avaient créés."

Le roi, la pièce la plus faible. Qui n'accordera à un duché à Suárez que très tardivement ("rares étaient ceux dans l'entourage de la Zarzuela qui soutenaient l'idée d'anoblir ce parvenu qui pour beaucoup s'était rebellé contre le roi et avait mis la couronne en danger"). Le revêtira de la Toison d'Or alors même que Suárez, touché par la maladie, ne se souvient plus. Ces pièces maîtresses aux noms d'opérettes. Le général Milans del Bosch. Qui plaisante avec le roi à l'occasion d'une visite à la division brunete : "Si je prends encore un rhum-coca, je sors les chars dans la rue" (p. 246). Le général Armada au portrait invincible : "intriguant, prétentieux, fuyant, ambitieux et puritain, libéral en apparence mais profondément intégriste, expert en protocoles, simulations et trompe l'oeil de la vie de palais, il était des manières onctueuses d'un prélat et d'une mine de clown un peu triste." (p. 240) Le lieutenant-colonel Tejero qui ne comprend pas que "la réussite d'un coup d'Etat mou est mille fois préférable à l'échec d'un coup d'Etat dur" (p. 298). Ses tirades mémorables ("¡Quieto todo el mundo!"), son bicorne de la Guardia Civil. Sorti de prison, il se consacre aujourd'hui à la peinture. Un Adolf Hitler andalou resté dans l'oeuf. Le "placenta du coup d'Etat", voilà une expression que Cercas utilise à maintes reprises et qui donne son titre au deuxième chapitre. Le premier étant "Epilogue d'un roman". Ce roman de près de 400 pages, ce "brouillon" est donc resté à l'état embryonnaire. Pourquoi ? "Les faits du 23 février possédaient en eux-mêmes cette force dramatique et ce potentiel symbolique que nous exigeons de la littérature". Cercas ne renonce pas totalement à considérer son travail comme "une version expérimentale des Trois Mousquetaires". Le roman n'est pas complètement tué dans l'oeuf."Anatomie d'un instant" s'achève sur des considérations plus personnelles. Javier Cercas et son père. L'auteur et l'auteur de ses jours. La coquille se fendille, voilà une histoire. 


photos fmlpf : café Brown Sugar, calle Vigilant, Cadaques ;  maison de Dalí, Portlligat