Fatima Mernissi ou l’Enthousiasme Fait Femme Arabe

Publié le 28 avril 2011 par Marie496
Image by magharebia via Flickrhttp://www.cles.com/dossiers-thematiques/spiritualites/pour-un-islam-different/article/musulmanes.
"Le monde arabe va décoller ! s’écrie-t-elle. Ce n’est pas une prophétie, précise-t-elle, c’est une intuition de femme, et Dieu sait, lui qui connaît tout, qu’elle est rarement erronée. Le monde arabe va décoller, pour la simple raison que tout le monde, intégristes en tête, veut le changement. Qu’on nous propose d’avancer à reculons ne change rien au désir ardent de changement. Cette envie d’aller ailleurs est excessivement forte dans notre coin du monde et les étrangers ne le soupçonnent sans doute pas. Chaque matin, je me réveille avec le transistor sous l’oreille, car tout peut arriver, tout peut être changé d’une minute à l’autre. En enfonçant les couteaux dans les plaies les plus vives (dépendance, absence de démocratie, impuissance, anéantissement des remparts-frontières de la "Maison Islam"), la guerre du Golfe a brisé quelque chose au fond de nous-mêmes. Quoi ? J’y ai bien réfléchi, je crois qu’elle a brisé les multiples cercles de peurs dont nous nous étions si frileusement entourés." Fatima est d’une insolence qu’on souhaiterait à beaucoup d’intellectuels européens. Une insolence joyeuse et claire. Son premier ouvrage majeur, "Sexe, idéologie et Islam", paru en 1983, l’a rendue célèbre dans le monde entier. Le vrai scandale est arrivé en 1987, par son second livre, "Le Harem politique", sous-titré "Le Prophète et les femmes". Pour la première fois, une intellectuelle musulmane usait de son droit d’explorer sa propre histoire, et jusqu’à plus prestigieuse origine.
Ce qu’elle en ramena est somptueusement encourageant, mais scandaleux pour les tyrans machistes et les psycho-rigides. Plusieurs groupes intégristes ont proféré de graves menaces contre elle, alors qu’elle s’acquittait de sa tâche, d’une façon islamiquement impeccable. Depuis, la sociologue marocaine n’a jamais relâché son effort, publiant successivement "Shérazade n’était pas marocaine" (elle aurait été salariée), puis "Sultanes oubliées" (l’histoire des femmes chefs d’Etat en Islam), puis "Le Monde n’est pas un Harem" (paroles de femmes au Maroc), et enfin "Peur-Modernité", sous-titrée "Conflit Islam-démocratie".

La vraie place de la femme ?

Née en 1940, dans une famille de la grande bourgeoisie de Fez, elle a connu l’authentique "espace musulman" de la séparation des sexes, grandissant parmi des femmes cloîtrées dans des jardins, qui donnent sur des cours, qui donnent sur d’autres jardins... mais jamais dehors. "A trois ans près, dit-elle, j’y serais resté à jamais, comme certaines de mes cousines, riches mais aujourd’hui encore illettrées." C’est par la lutte d’indépendance que s’opéra le miracle : totalement investis dans leur cause, les nationalistes marocains n’hésitèrent pas à forcer les vieux barrages sexistes de l’école coranique. A Fez, chose inimaginable, la célèbre école de la Karaouine devint mixte dès 1943.C’est, me semble-t-il l’une des principales thèses de Fatima : une mutation irréversible s’est produite quand les femmes musulmanes ont commencé à être scolarisées. Car alors, la coupure en deux de l’espace musulman (mâle-public/femelle-privé) s’est trouvé radicalement remise en cause. En fait, la sociologue pense que la scolarisation a fait émerger d’un monde musulman inchangé depuis des siècles, deux forts groupes concurrents, dont la rivalité explique bien des choses actuellement : d’un côté, les garçons issus du monde rural et des petites villes, devenus jeunes diplômés du technique ou de l’administration, dont la soif de justice n’a d’égal que l’appétit d’action - aussi affreusement frustrés l’un que l’autre, vu la crise économique générale - ce qui les jette éperdument dans l’intégrisme dont ils fournissent le tissu le plus important (comme le fait remarquer le philosophe algérien Mohamed Arkoun, les jeunes intégristes viennent, au départ, beaucoup plus des facs de sciences que des écoles de lettres ou de philo).De l’autre côté, les filles scolarisées, les écolières, les lycéennes, les collégiennes, toutes les femmes alphabétisées (5 à 10 % seulement dans le bled, mais plus de 60 % dans les grandes villes - or l’intégrisme est un fait urbain) qui consciemment ou pas, constituent un énorme contre-pouvoir objectif à toute tentative de retour en arrière. Même les intégristes les plus durs ne peuvent revenir sur la scolarisation, ni sur le salariat des femmes. L’ancien "espace sexué" musulman est bel et bien déchiré. Cet antagonisme fondamental se nuance tout de suite d’un "détail" important : les intégristes recrutent aussi chez les femmes. Depuis quinze ans, dans tout l’Islam, des milliers de jeunes filles assoiffées de spiritualité et de vérité, sont revenues spontanément à la mosquée, et ont défilé dans les manifs intégristes en levant le poing contre l’Occident corrupteur."Bien sûr, admet Fatima, parce que l’espace intégriste est le seul espace de contestation qui existe dans le monde arabe actuellement. C’est notre tragédie : nous sommes condamnés à ne protester que dans les termes du sacré. Toute autre contestation nous est interdite. Il me semble donc naturel que les jeunes femmes qui cherchent à s’activer politiquement, aillent vers l’unique espace où une possibilité de contestation est possible.- Et que devient lantagonisme dont vous parlez souvent, entre la poussée intégriste et la poussée féministe ?- Il donne une contradiction qui n’est pas, en soi, une nouveauté historique. Les femmes européennes furent des relais très importants dans les fascismes européens des années 30 et 40. Et ces fascismes étaient, eux aussi, des réactions de résistance à l’intégration des petites gens sans pouvoir dans les grands ensembles de la modernité. Mais dire qu’une femme intégriste est un être médiéval, non : c’est une citadine, souvent diplômée. Les ouvrières et les paysannes marocaines ne savent même pas que l’intégrisme existe !- Paysannes ou citadines, ce sont bien les femmes musulmanes qui, en éduquant leurs enfants, assurent la continuité de la tradition. On sait bien qu’il y a un certain nombre de femmes marocaines qui présentent tous les aspects de la modernité, qui se maquillent, se mettent en minijupe et vont passer leurs vacances au bord de fa mer, mais qui le soir, quand les enfants rentrent de l’école, disent très traditionnellement à leur fille, même toute jeune : "Va préparer le goûter de ton frère ! Va plier les habits de ton frère ! Va cirer les chaussures de ton frère !" pendant que le garçon, l’éternel petit prince des mères arabes, est en train de s’amuser avec son ordinateur...Je vois ce que vous voulez dire. Mais je ne crois pas à la légende des "femmes gardiennes de civilisations". En tant que sociologue, j’analyse cette légende comme un cadeau qu’on fait aux femmes pour les empêcher de se prendre pour ce qu’elles sont : des misérables entités, sans prise sur les cultures qu’elles vivent. Les femmes se sont toujours contentées de créer des cultures parallèles, plus ou moins marginales, comme la magie par exemple. Or, je crois que la vraie grande passeuse de traditions qui va déterminer la mémoire musulmane, c’est la télévision. C’est à dire qu’à moins que le monde arabe ne se ressaisisse et développe une stratégie de mémoire (musée, films, fouilles archéologiques etc.), les petits Arabes de l’an 2030 seront comme les Indiens d’Amérique ou les noirs du Bronx : des mangeurs de hamburgers plastifiés - s’ils peuvent se les offrir !"Pourtant, malgré cette vision grisâtre - à cause de cette vision ! - Fatima Mernissi croit en l’avenir, parce qu’elle pense, précisément, qu’une "stratégie de mémoire est possible. Toute son oeuvre vise essentiellement à cela : fouiller le passé, comme une archéologue, et en extraire ce que nul n’attendrait. Oui, à la lire (et "La peur-modernité" apporte des éléments nouveaux passionnants), contre toute attente, l’histoire musulmane est riche de poussées démocratiques, riche d’écoles de pensées célébrant la raison, riche de courants philosophiques éclairés, riche de tolérance...Certes, il s’agit là de tendances qui ont toujours été réduites à l’opposition, ou à la clandestinité, régulièrement réprimées, et dont les puissants d’aujourd’hui font tout pour étouffer le souvenir. Même quand le rebelle s’appelait Mohamed, alias Mahomet (que Dieu l’ait en sa sainte garde !) Il faut dire que la cause particulière défendue par le fondateur de la civilisation musulmane et dont nous voulons parler ici, la cause que Fatima Mernissi parvient à révèler à nos yeux éberlués, était tout simplement... l’émancipation de la femme. Oui, le féminisme !

Mohammed, le prophète féministe

La vision classique de la féminité en Islam est celle d’une oppression quasi-totale d’un sexe par l’autre. Ceci, apprend-on, vaut dès l’origine, puisque le Coran lui-même souligne trois supériorités à respecter scrupuleusement : celle du musulman sur le non-musulman, celle du sujet libre sur l’esclave et celle de l’homme sur le femme. Là-dessus, tout semble dit, et l’Islam donc trois fois dépassé par l’Histoire et l’irrésistible montée de la conscience dans le sujet humain, homme ou femme. Comment oser, dans ces conditions, parler de féminisme mahométan ? C’est là qu’intervient le travail de fouille acharnée de Fatima Mernissi au fond du labyrinthe de la Sunna (tradition), des milliers de Hadiths qui la sous-tendent (dires attribués au Prophète), et de toute la Sira (biographie de mohammed qui, à la différence des Evangiles, très discrets, nous révèle jusqu’à la couleur des sandales du Prophète). Fatima s’est retrouvée prise dans une fantastique histoire d’amour, celle de la vie de Mohammed, dont je me suis rendu compte, à ma grande honte, en lisant ses premiers livres, que j’ignorais à peu près tout. Un défi fou. Tout le Coran baigne dans cette vision du monde : l’homme est un sujet insensé. Ainsi parle le Sans Nom par la bouche du Prophète :"Nous avions proposé le dépôt de nos secrets aux cieux, à la terre et aux montagnes. Tous ont refusé de l’assumer, tous ont tremblé de les recevoir. L ’homme seul a accepté de s’en charger. C’est un violent et un inconscient." (Sourate 33, verset 72).Ce que les pessimistes entendent comme un blâme, une malédiction, alors que c’est l’aveu vertigineux qu’il fallait un cas de sublime folie pour accepter le destin humain ! Chacun des six grands prophètes reconnus par les musulmans : Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus et Mohammed, représente un visage de cette sublime folie. La "folie" du sixième, me dis-je en lisant Fatima Mernissi, fut entre autres d’inaugurer un "champ de force" féministe au sein du plus misogyne des peuples machistes qu’il se puisse imaginer : les Arabes.Aboulquacim Mohammed ben Abdallah ben Abdelmothalib el Hachim était un homme tout ce qu’il ya de plus normal. Membre de la tribu des Qoraïch, dans la seule ville sainte que tous les habitants de la péninsule arabique respectaient en même temps (chacun avec ses dieux) : la Mecque. Orphelin de père à deux ans et de mère à six, il avait été adopté successivement par son grand-père et par son oncle. A vingt ans, il n’était qu’un pauvre berger illétré. Mais si simple, si droit et si beau, qu’il impressionna Khadija, riche commercante de la ville, de vingt ans son aînée, et déjà veuve de deux banquiers. Elle avait besoin d’un intendant. Bien qu’illétré, le pauvre jeune homme devint son bras droit et, quand il se confirma qu’il était réellement intègre et intelligent - et qu’ il lui plaisait toujours autant - Khadija, contre l’avis des siens, le demanda en mariage. Attitude exceptionnelle d’une femme exceptionnelle. Ce furent de grandes noces, et il lui fit beaucoup de... filles. Les garçons de l’épopée viendront du dehors : Ali, le petit cousin de Muhammed, âgé d’à peine dix ans, Abu Bakr, riche négociant, qui deviendra son meilleur ami, Omar et tous les autres chef guerriers, un à un subjugué par son charisme.Mais autour de lui, au centre du cercle, ce sont des femmes. La prophétie sera littéralement encadrée par des femmes. Ainsi, lorsque ­ après des années de recherche confuse, de plus en plus solitaire, de plus en plus tourmenté, dans les vallées désertiques proche de la Mecque - l’Esprit parle à Mohammed pour la première fois" Igra ! lis, récite, Je ne sais pas lire ! Igra ! et il se met à lire des mots de feu apparus devant ses yeux), Mohammed se croit devenu fou, transpercé de terreur, c’est dans les bras de Khadija qu’il court se réfugier ou, plus précisément, "sous ses jupes". La grande et libre Khadija ! Son rôle sera décisif : premier témoin de la prophétie qui commence, c’est elle qui, constatant la beauté de ce que lui rapporte son mari (il tremble de nouveau de la tête aux pieds, car l’ange Gabriel lui est apparu, aveuglante figure de lumière à l’horizon, dans toutes les directions), mettra toute son énergie à calmer le jeune homme, pour qu’il assume son incroyable destin. Oui, le premier humain converti par Mohammed est une femme, Khadija. C’est elle qui consultera le vieux Waraqa, aveugle et sage, capable de reconnaître dans les visions rapportées, les traits annoncés par l’ancienne prophétie et adoube Mohammed. Tout ce que la Sira nous raconte de leurs relations, nous montre un couple magnifiquement équilibré, Khadija jouant le rôle à la fois d’épouse et d’amante (et même de mère, pour lui qui avait perdu la sienne si jeune), Mohammed dépassant - c’est le cas de le dire ! - les espoirs les plus fous qu’elle a mis en lui. Quand elle meurt, au bout de vingt ans, il est encore fragile. Bientôt, les riches Mécquois vont se liguer contre lui, et il devra fuir Médine. Mais son destin est scellé : parmi les dix mille prophètes que l’Arabie a connus, il est l’unique, que les arabes attendent. Mohammed sera marchand, poète, époux, père, mais aussi chef de guerre, stratège politique, législateur...Il est l’homme en pleine incarnation, en plein accomplissement. Les chefs de son pays ont plusieurs femmes ? Il aura plusieurs femmes, lui aussi. Ayant connu vingt ans de fidélité monogame avec Khadija, celle-ci une fois disparue, Mohammed s’incarnera davantage encore. Il aura neuf femmes à sa propre mort.Mais savez-vous comment se comporte cet homme avec les femmes ? A lire les premiers livres de Fatima Mernissi, on sent que son féminisme rend ses disciples malades ! Car ses épouses sont libres. Jamais il ne les bat. Jamais il ne se dispute avec elles. Une seule fois, parce qu’elles font bloc conrre lui, le Prophète boude ses femmes - il s’enferme durant un mois dans une tour de sa petite mosquée de Médine. Cette mosquée ! Les chambres de ses femmes sont là, juste à côté du lieu du culte. Il les consulte souvent. La chambre d’Aïcha, sa dernière épouse (sa Lolita, mais une Lolita qui aurait une âme de Jeanne d’Arc) donne carrément sur la salle de prière, il lui suffit d’ouvrir la porte. Ils font donc l’amour, là, sans ombre d’une gêne, à côté du temple d’Allah. Du lit, il passe directement dans la mosquée : pour celui qui est propre dans son coeur et qui sait écouter la voix de l’unique, toute la création est belle, pas de cloisonnement. Pour l’époque et pour le lieu, les femmes du Prophète sont scandaleusement libres. Elles se promènent en pleine ville, sans voile, les cheveux découverts. Il y en a toujours une ou deux aux côtés du Prophète sur les champs de bataille. Et elles n’hésitent pas à rabattre leur caquet aux disciples les plus proches de Mohammed - qui en bavent de rage. Et savez-vous comment, chaque fois, la Suna nous dit qu’il réagit ? En souriant. Deux femmes surtout, Oum Selma et Aïcha, laisseront les traces fortes de leurs commentaires des paroles du Prophète... Or donc, les disciples sont blèmes : les femmes du Prophète donnent le mauvais exemple. "Depuis que mes femmes fréquentent les tiennes, reproche un jour Omar à Mohammed, elles osent me regarder dans les yeux quand je les bats !" Omar, cette sorte de magnifique Lancelot musulman, mais furieusement dur avec les femmes, deviendra le second Khalife, après le court règne d’Abou Bakr, et mourra assassiné (ouvrant le cycle des massacres), non sans avoir au préalable soigneusement "corrigé" l’incompréhensible féminisme de Mohammed.Eh oui, comme toujours, les disciples "corrigeront". Mais si les nombreuses corrections que les musulmans apporteront au Coran et à la Sunna (tradition) partiront dans beaucoup de directions contradictoires, un seul domaine sera systématiquement corrigé dans le même sens : les femmes devront nécessairement être soumises aux hommes. Alors que cette "évidence" s’oppose à tout l’élan initial de la prophétie. Ce n’est que treize siècles après, que cet aspect du message peut de nouveau être entendu. En fait, le Prophète avait dû lui-même corriger un certain nombre de choses en cours de route.C’est que la "descente" du "Coran", l’inspiration divine qui, à certains moments, s’empare de lui et lui fait réciter quelques versets de plus, cette descente s’effectue en pleine vie, en pleine bataille. Médine est attaquée par les Mecquois, le Prophète doit lui-même montrer comment creuser un fossé de défense. On se bat. On tue. On meurt. Dans la ville assiégée des tas de rumeurs courent, les femmes du Prophète se font siffler, insulter, presque violer. Leur comportement libre alimente des fleuves de venin. Les chefs des tribus arabes, même après avoir prêté allégeance à Mohammed, demeurent extrêmement agressifs. Certains proposent au Prophète d’échanger leurs épouses contre les siennes - ils en parlent comme des bestiaux ! - et vont jusqu’à insinuer que ses femmes les plus jeunes seront encore bonnes à prendre après sa mort. Ou qu’elles le trompent déjà. L’Aimé de Dieu doit alors assumer un fardeau très lourd. Il veillit, le Capitaine de l’Accomplissement, et l’idée qu’Aïcha puisse le tromper, lui est un martyre. A un moment, alors que son camp est sur le point de perdre, ses disciples le harcèlent : s’il veut tenir ses troupes, lui disent-ils, il faut absolument que "Dieu lui inspire quelques versets" bien sentis à l’égard des femmes, les remettant sévèrement à leur place. Tout le mystère du Coran est là, dans le contexte archi-circonstancié de sa révélation. Bien sûr, toute révélation jaillit d’une situation de terre et de chair, mais là, c’est vraiment le comble. Mohammed ne prétend être qu’un homme. Imparfait, inaccompli. Même si son arc vertébral est magnifiquement tendu entre ciel et terre, il lui faut absolument rester collé à Ja glèbe, à la condition humaine, telle qu’elle est. Jamais il ne reniera son attitude personnelle vis-à-vis des femmes. Mais il doit se soumettre à Ja Jenteur du temps.Et la voix de J’ange finit par lui dire : "Si vos femmes se révoltent, battez-les", ajoutant aussitôt : "Mais seuls les pires d’entre vous feront cela". Ainsi admettra-t-il aussi l’esclavage, en précisant : "Mais celui qui libère son esclave fait plaisir à Dieu". La grandeur lourde de l’idéal pragmatique. Cet idéal, si vous réussissez à le brancher sur la force des forces, vous avez l’Homme. Accompli. Et la démocratie totale. Une utopie politiquement redoutable.C’est pourquoi, dans les heures qui suivent la mort de Mohammed, son projet total éclate en deux morceaux ennemis. Le gros des troupes suit la Sunna, la tradition formelle, derrière les chefs les plus terrestres ; ce qui, dans l’élan faramineux impulsé par le Prophète, donne une flambée de civilisation inouïe, qui durera plus de mille ans. Quant à la minorité, elle suit Ali, l’aimé du Prophète, qui se vouera entièrement à entretenir le feu mystique allumé par l’ange, donnant naissance à la Chi’a, que nous nommons chiisme, étonnant ésotérisme de masse (le seul, sans doute, de cette taille), dont la mission explicite sera de sauvegarder le sens spirituel caché de la révélation mohammédienne, condition sine qua non pour que l’Islam ne sombre pas dans un simple messianisme social. Chi ’a dont le parti iranien de Khomeiny ne représente en réalité que la version ultra-bureaucratique, issue de l’école Safavide, née au XVlè siècle, cousine télévisuelle de l’Inquisition.Dans les deux camps, la folle intuition féminine du Prophète sera étouffée. Fatima, sa fille aînée, rejoindra les généraux sunnites. Aïcha, sa bien-aimée, combattra aux côtés des rebelles chiites. Mais le hijab (voile) sera depuis longtemps tombé entre, d’une part la maison de Mohammed (espace privé), et d’autre part dans la rue (espace public) - voile, rideau, cloison tombée au cours d’une nuit dramatique que Le Harem politique de Fatima Mernissi raconte longuement. L’espace musulman sera donc sexué, c’est à dire coupé en deux, et les femmes exclues de la politique.Thèse : c’est du dépassement de cette cloison que dépend l’avenir des sociétés musulmanes, et notamment leur rapport à la démocratie. Or ce dépassement est en cours. Le rideau qui séparait les deux espaces musulmans, le hijab (dont le voile porté par les femmes n’est que le symbole visible), est déchiré, sous nos yeux, par une force incroyable : la scolarisation des femmes, notamment à l’université.Or c’est ce rideau qui bloquait le message féministe du Prophète. Tôt ou tard, malgré la folle angoisse que provoque la perte des frontières (donc des repères et de la sécurité), chez tous les musulmans, hommes et femmes, il devra être enlevé.