L’éliminativisme : un matérialisme radical en philosophie de l’esprit.

Par Ameliepinset

La philosophie de l’esprit est un champ disciplinaire de la philosophie qui interroge le problème du rapport de l’esprit et du corps, ou pour le dire en d’autres termes, du rapport des états mentaux et des états physiques. Michael Esfeld, dans son livre d’introduction à La philosophie de l’esprit, résume le problème de la philosophie de l’esprit en trois propositions :

  • 1/ le principe de distinction entre les états mentaux et les états physiques : les états mentaux sont distincts des états physiques
  • 2/ le principe de causalité mentale : les états mentaux causent des états physiques
  • 3/ le principe de la complétude causale, nomologique et explicative du domaine des états physiques : pour tous les états physiques p, dans la mesure où un état physique p a des causes, est soumis à des lois et permet une explication, l’état physique p a des causes physiques complètes, est soumis à des lois physiques complètes, et possède une explication physique complète

L’éliminativisme est une position en philosophie de l’esprit apparue dans les années 60 sous la houlette de Wilfred Sellars, Willard Van Orman Quine, Paul Feyerabend et Richard Rorty, et dont l’appellation «eliminative materialism» date de l’article «On the Elimination of ‘Sensations’ and Sensations» de James Cornman paru en 1968. Les défenseurs les plus influents actuellement de l’éliminativisme sont Patricia et Paul Churchland. Paul Churchland est titulaire d’un doctorat de l’Université de Pittsburgh soutenu en 1969 sous la direction de Wilfred Sellars et enseigne depuis 2006 à l’Université de Californie à San Diego. Le célèbre article dans lequel il expose clairement sa position éliminativiste est «Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes», paru originalement en 1981 dans la revue Journal of philosophy et traduit en français par Pierre Poirier sous le titre «Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles», paru en 2002 dans le recueil coordonné par ce dernier et Denis Fisette intitulé Philosophie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit. C’est d’ailleurs cette traduction qui constitue la référence principale de notre travail.

Le double-problème auquel veut répondre Churchland dans son article est le suivant :

  • peut-on se contenter de réduire les états mentaux aux états physiques ou bien doit-on purement éliminer les états mentaux et ne considérer comme réellement existants que les états physiques ?
  • y a-t-il une spécificité à la psychologie qui rend nécessaire sa conservation aux côtés des neurosciences ou bien les neurosciences doivent-elles purement remplacer et non compléter la psychologie ?

La thèse que Churchland soutient est que les états mentaux sont des concepts de la psychologie du sens commun, or la psychologie du sens commun étant une théorie fausse qui sera à terme remplacée par les neurosciences, une fois la psychologie du sens commun disparue, les états mentaux seront par suite éliminés.

Notre travail consistera en une explication de l’argumentation développée par Churchland dans son article, puis en une évaluation de la pertinence de son argumentation. L’enjeu sera de voir dans quelle mesure pouvons-nous sérieusement nous passer de la psychologie et des états mentaux.

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Dès les premières lignes de son article, Churchland propose sa définition de l’éliminativisme : «Le matérialisme éliminativiste est la thèse suivant laquelle notre conception commune des phénomènes psychologiques constitue une théorie radicalement fausse, à ce point déficiente que ses principes et son ontologie seront un jour non pas réduits en douceur mais remplacés par les neurosciences parvenues à maturité».

  • Dualisme et matérialisme

Le débat qui anime la philosophie de l’esprit peut se scinder en deux grands camps principaux : celui du dualisme et celui du matérialisme. Le dualisme est la position qui soutient l’existence respective de deux entités clairement distinctes : les choses spirituelles — ou mentales — d’une part, et les choses matérielles — ou physiques — d’autre part. Le matérialisme se différencie du dualisme, puisqu’il est un monisme : il considère que la réalité existante est toute entière matérielle. Cela posé, il existe différentes formes de matérialismes.

  • Matérialisme réductionniste et matérialisme éliminativiste

En proposant sa définition du matérialisme éliminativiste, Churchland vise à le distinguer du matérialisme réductionniste, qui se base sur la théorie de l’identité psychophysique. Cette dernière identifie les états mentaux aux états physiques. Ainsi, pour le matérialisme réductionniste, les états mentaux sont réductibles à des états physiques. Tous les états mentaux sont des états physiques. Par cette réduction des états mentaux aux états physiques, le matérialisme réductionniste cherche à répondre au problème de la causalité mentale, c’est-à-dire à celui de savoir comment nos états mentaux causent nos états physiques, tout en respectant le principe de la complétude causale, nomologique et explicative du domaine des états physiques, c’est-à-dire le principe selon lequel tout état physique a des causes physiques complètes, et possède ainsi une explication physique complète.

Mais la réduction des états mentaux aux états physiques est loin d’être évidente et a fait l’objet de diverses objections. Parmi ces diverses objections, nous pouvons relever l’objection de la réalisabilité multiple selon laquelle les types d’états mentaux peuvent se réaliser sous de manière multiple, ce qui invalide l’identité entre les types d’états mentaux et les types d’états physiques. Une autre objection est celle construite à partir de la loi de Leibniz, appelée aussi loi d’indiscernabilité des identiques, qui réclame que pour établir une identité, toute propriété appartenant à l’un des termes de l’identité appartient obligatoirement à l’autre terme de l’identité. En termes logiques, cela donne : ∀xy [(x=y) ↔ (Fx↔Fy)]. La contraposée de cette formule nous dit comment invalider une identité entre deux termes. Pour invalider l’identité entre les états mentaux et les états physiques, il suffit de trouver une propriété que l’un des deux termes remplisse et l’autre non. Les états physiques, plus particulièrement les états cérébraux, répondent à la propriété de localisation spatiale, alors que les états mentaux n’y répondent pas (il est insensé de localiser spatialement une croyance, par exemple), donc les états mentaux ne sont pas identiques aux états physiques, et ainsi on ne peut pas réduire les états mentaux aux états physiques. Le matérialisme réductionniste semble alors se trouver dans une impasse.

Comment sortir de cette impasse ? Rejeter la réduction implique-t-il de revenir nécessairement à une forme de dualisme, c’est-à-dire à considérer que les états mentaux sont irréductibles aux états physiques ? Si pour sortir de cette impasse, il faut effectivement rejeter la réduction, revenir à une forme de dualisme n’est qu’une des possibilités, et non une nécessité, et pour Churchland, ce n’est évidemment pas la bonne possibilité. Quelle est donc la bonne possibilité ? Quelle réponse apporte le matérialisme éliminativiste pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve le matérialisme réductionniste ? Il convient de s’apercevoir que le matérialisme réductionniste implique l’existence des états mentaux. Or, c’est justement cela que Churchland considère qu’il faut éliminer. Cela signifie que Churchland sort de l’impasse causée par la thèse de la réduction des états mentaux aux états physiques comme réponse au problème de la causalité mentale en rejetant ce qu’il considère comme un pseudo-problème. En effet, pour Churchland, le problème de la causalité mentale est un faux problème et n’a pas à se poser car l’un des termes de ce problème, les états mentaux, n’existe pas. Le matérialisme éliminativiste, comme son appellation l’indique, se différencie donc du matérialisme réductionniste en ceci qu’il ne réduit pas les états mentaux aux états physiques mais élimine tout bonnement les états mentaux et ne considèrent que les états physiques. C’est pourquoi nous pouvons dire que le matérialisme éliminativiste est une forme radicale de matérialisme.

  • Psychologie du sens commun et neurosciences

Pourquoi éliminer les états mentaux ? Selon Churchland, les états mentaux existent si et seulement si la psychologie du sens commun les postule. Or si la psychologie du sens commun vient à être remplacée par les neurosciences, alors les états mentaux seront éliminés. La psychologie du sens commun est le synonyme de la psychologie populaire (traduction de «folk psychology»). Par psychologie du sens commun, on entend la psychologie dont nous nous servons au quotidien dans nos rapports aux autres et qui ne requiert pas de connaissances scientifiques. Elle correspond à la capacité d’explication et de prédiction des états mentaux et comportements humains possédée par tous les hommes. Autrement dit, au moyen de cette psychologie du sens commun, les hommes savent aussi bien déterminer pourquoi tel ou tel comportement a eu lieu que déterminer pourquoi tel ou tel comportement devrait avoir lieu. Il s’agit d’un simple savoir traditionnel, et non scientifique. En revanche, les neurosciences sont un savoir scientifique. Ce savoir scientifique a pour objet le système nerveux. Par exemple, les neurosciences ont mis au point l’imagerie cérébrale pour observer les zones du cerveau actives lors de tâches cognitives. Pour résumer de manière simple, la psychologie du sens commun étudie non scientifiquement l’esprit tandis que les neurosciences étudient scientifiquement le cerveau.

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Maintenant que nous avons défini les termes principaux de la thèse de Churchland, nous pouvons nous intéresser à l’argumentation de sa thèse.

  • Plan de l’article

Nous considérons que l’article de Churchland est construit en deux grandes parties : la première constitue le développement de sa thèse éliminativiste, la seconde examine les objections du fonctionnalisme contre l’éliminativisme. La première partie est constituée de trois temps. Tout d’abord, Churchland vise à établir que la psychologie du sens commun est une théorie. Ensuite, il vise à établir que cette théorie est fausse. Enfin, la conséquence qu’il tire de ces deux premiers temps est qu’il faut éliminer la psychologie du sens commun et la remplacer par les neurosciences. La seconde partie est constituée de deux temps. Churchland expose les objections que le fonctionnalisme adresse à l’éliminativisme, puis répond à ces objections pour défendre l’éliminativisme contre le fonctionnalisme.

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Retraçons tout d’abord l’exposé de la thèse de Churchland à proprement parler.

  • En quoi la psychologie du sens commun est-elle une théorie ? 

Commençons par définir ce qu’est une théorie. Une théorie se compose d’un ensemble d’énoncés généraux, qui prennent la forme de lois. Les lois sont des règles générales qui expriment des relations régulières entre différentes entités et propriétés postulées par la théorie. La connaissance de ces relations régulières permet d’expliquer ou de prédire un fait. Une théorie se caractérise donc à la fois par l’emploi de termes théoriques et par sa fonction explicative et prédictive.

Ce qui nous occupe maintenant est d’étudier l’analyse de la psychologie du sens commun par Churchland et ce qu’il ressort de cette analyse, à savoir que la psychologie du sens commun est une théorie.

Churchland met en avant l’emploi de termes théoriques par la psychologie du sens commun, à savoir les «attitudes propositionnelles». Qu’est-ce que sont les attitudes propositionnelles ? Les attitudes propositionnelles désignent le fait pour un sujet d’avoir des attitudes envers des propositions, les propositions désignant des états de choses. Donnons quelques exemples d’attitudes propositionnelles : «Pierre croit que la Terre est ronde», «Pierre est heureux que la météo soit favorable», etc. Les attitudes propositionnelles impliquent une intentionnalité, car elles expriment la manière dont un sujet se rapporte à, ou vise, un état de choses extérieur. Les philosophes dualistes se servent de l’intentionnalité comme argument pour soutenir l’irréductibilité des états mentaux aux états physiques, car les états mentaux auraient ce trait de caractère d’être intentionnels, trait de caractère que ne possèdent pas les états physiques. Pour invalider le dualisme, Churchland se doit d’examiner la pertinence de ces termes théoriques de la psychologie du sens commun que sont les attitudes propositionnelles.

Churchland fait remarquer que «ces expressions permettent aussi la formation de prédicats». En effet, les attitudes propositionnelles peuvent prendre la forme de prédicat car elles expriment des relations. Il souligne que ces relations sont des relations logiques, telles l’implication (si a alors b : a→b), l’équivalence (a si et seulement si b : ab) et l’incompatibilité (a et b ne peuvent être vraies ensemble : ab). D’après la logique contemporaine, un prédicat est une fonction propositionnelle, et une relation est une forme de prédicat qui revêt la forme d’une fonction à n variables. Churchland poursuit : «Qui plus est, la position occupée par les termes singuliers de propositions est sujette à quantification. Tout ceci permet la formulation de généralisations concernant les relations nomologiques entre les différentes attitudes propositionnelles». La quantification est le fait d’énoncer la quantité du prédicat (dans le cas de la quantification universelle avec l’expression «pour tout») afin d’obtenir une proposition. La généralisation est l’opération qui consiste à passer de ce qui est affirmé pour un x quelconque à ce qui est affirmé pour tous les x.

Une généralisation d’une relation entre des attitudes propositionnelles peut, par exemple, prendre la forme suivante : ∀xp [(x craint que p)→(x désire que ¬p)]. En révélant le fait que les relations entre des attitudes propositionnelles peuvent se formuler logiquement, et plus particulièrement sous la forme de généralisation, Churchland cherche à montrer le caractère nomologique de la psychologie du sens commun, c’est-à-dire sa capacité à établir des lois, conditions nécessaires pour qu’elle puisse assumer des fonctions explications et prédictives. En soutenant que pour tout x et pour tout p, si x craint que p alors x désire que non-p, on établit une règle exprimant une relation régulière, c’est-à-dire une loi. Or, si la psychologie du sens commun est un ensemble de lois et si une théorie est un ensemble de lois, alors la psychologie du sens commun est une théorie. Churchland a ainsi démontré la première partie de sa thèse.

  • En quoi la théorie de la psychologie du sens commun est-elle fausse ?

Il reste maintenant à Churchland la tâche de démontrer la seconde partie de sa thèse, à savoir que la théorie de la psychologie du sens commun est fausse. Trois arguments viennent étayer la seconde partie de sa thèse.

Premièrement, Churchland veut mettre en lumière les échecs de la psychologie du sens commun qui conduisent à révéler sa pauvreté explicative. Il s’agit de souligner l’incomplétude, voire même le vide, de la théorie de la psychologie du sens commun. Selon Churchland, la psychologie du sens commun prétend couvrir le champ de connaissance des phénomènes mentaux, or, constate-il, il y a un grand nombre de phénomènes mentaux dont l’explication lui reste mystérieuse. Churchland établit une liste d’un certain nombre de phénomènes mentaux restés inexpliqués par la psychologie du sens commun. Parmi cette liste de phénomènes mentaux inexpliqués par la psychologie du sens, nous pouvons relever, entre autres, l’imagination (la formation d’images qui ne représentent rien de réel), la mémoire (la reproduction d’un état mental passé), le sommeil et les phénomènes mentaux qui apparaissent durant ce dernier (le rêve et le cauchemar) etc. La psychologie du sens commun apparaît ainsi comme incapable de répondre à son objet propre, à savoir expliquer les phénomènes mentaux. C’est pourquoi, à ce moment du raisonnement, Churchland qualifie la psychologie du sens commun de superficielle, car son image de succès n’est qu’en surface et cache les échecs qui l’atteignent en profondeur.

Deuxièmement, Churchland observe le mouvement de l’histoire de la psychologie du sens commun et à partir de cette observation, il va pouvoir inférer une leçon. Churchland commence par observer un mouvement de régression, c’est-à-dire de retour en arrière. En effet, si la psychologie du sens commun dans les sociétés primitives expliquait des phénomènes naturels par leur intentionnalité (par exemple, si le ciel est orageux, alors il est en colère), la psychologie du sens commun dans les sociétés modernes a dû reconnaître que ces explications étaient fausses. N’ayant retrouvé d’autres explications à ces phénomènes, l’étendue de la connaissance de la psychologie du sens du commun a subi une diminution. La tâche de l’explication de ces phénomènes est revenue à d’autres théories scientifiques. Voyons, au passage, que par l’exemple de l’élimination de l’intentionnalité de la nature, Churchland veut peut-être implicitement exprimer l’idée que l’attribution de l’intentionnalité à l’homme, comme le fait encore la psychologie du sens commun moderne, relève de la même absurdité que l’attribution de l’intentionnalité à la nature. Après l’observation de ce mouvement de régression, Churchland observe dans l’histoire de la psychologie du sens commun un mouvement de stagnation, c’est-à-dire de non-développement. Pour Churchland une véritable théorie est capable de se développer et d’accroître son champ d’explication, or comme la théorie de la psychologie du sens commun se révèle incapable de cela, alors la psychologie du sens commun n’est pas une véritable théorie.

Troisièmement, Churchland développe l’argument selon lequel une théorie vraie doit être en cohérence avec les autres théories scientifiques : la physique des particules, la théorie atomique et moléculaire, la chimie organique, la théorie de l’évolution, la biologie, la physiologie et surtout les neurosciences. Autrement dit, elle doit s’intégrer au reste de la connaissance scientifique. Cette cohérence avec les autres théories scientifiques constitue à la fois la condition nécessaire pour que la psychologie du sens commun soit une théorie vraie, mais aussi la condition nécessaire pour réduire la psychologie du sens commun aux neurosciences, et conséquemment à la réduction des états mentaux aux états physiques. Or la psychologie du sens commun, à cause de son concept théorique centrale des attitudes propositionnelles, qui implique l’intentionnalité, ne répond pas au critère de cohérence avec les autres théories scientifiques, dont les neurosciences. Donc la psychologie du sens commun est une théorie fausse. Et comme elle est une théorie fausse, elle ne peut pas être réduite aux neurosciences, car la réduction inter-théorique, la réduction entre ces deux théories, n’est possible que si la théorie était vraie. En outre, les neurosciences, elles, répondent positivement à ce critère de cohérence avec les autres théories scientifiques, donc c’est une théorie vraie. Avec ce dernier argument, Churchland entend avoir montré la supériorité des neurosciences sur la psychologie du sens commun.

En somme, Churchland a établi la fausseté de la psychologie du sens commun à la fois par examen empirique de celle-ci, c’est-à-dire par l’échec de ses résultats concrets, avec ses deux premiers arguments et par un examen théorique de celle-ci avec son troisième et dernier argument. Avec les deux premiers arguments, Churchland tend à l’idée qu’il faut éliminer la psychologie du sens commun, et avec le troisième et dernier argument, il aboutit à l’idée qu’il faut non seulement éliminer la psychologie du sens commun mais aussi la remplacer par les neurosciences.

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 Après avoir consacré le premier temps de son article au développement de sa thèse éliminativiste proprement dite, Churchland consacre le second temps de son article à l’examen des objections que le fonctionnalisme adresse à l’éliminativisme.

  • Le fonctionnalisme

Avant d’examiner ces objections, disons quelques mots du fonctionnalisme. Le fonctionnalisme est une forme de matérialisme distincte des autres formes de matérialisme dont nous avons déjà parlé,  pour rappel le matérialisme réductionniste et le matérialisme éliminativiste. Le fonctionnalisme est une position en philosophie de l’esprit qui a été élaboré par Hilary Putnam, Jerry Fodor et David Lewis. Cette position prend en compte l’objection de la réalisabilité multiple qui avait été adressée au matérialisme réductionniste et s’appuie également sur le développement du programme de recherche sur l’intelligence artificielle. Ce programme de recherche est animé par la conviction qu’il est possible de construire et de programmer une machine telle qu’elle possède une véritable intelligence. Le fonctionnalisme réfléchit à partir du fait qu’il puisse y avoir différents types de machines (hardware) programmées qui mettent en œuvre toutes le même type de programme (software). Le programme est caractérisé par sa fonction, ce de manière indépendante à la machine qui la met en œuvre. Le fonctionnalisme envisage alors que les états mentaux seraient au cerveau ce que sont les programmes aux ordinateurs.

  • Les deux arguments du fonctionnalisme contre l’éliminativisme

Churchland rapporte deux arguments que le fonctionnalisme adresse à l’éliminativisme.

Premièrement, le fonctionnalisme objecte à l’éliminativisme qu’il se trompe sur le type de savoir visé par la psychologie du sens commun. L’intérêt de la psychologie du sens commun, selon les fonctionnalistes est moins descriptif que normatif. Autrement dit, la psychologie du sens commun, lorsqu’elle produit des lois à propos des attitudes propositionnelles, elle ne cherche pas tant à traduire des faits qu’à produire des effets. Les lois de la psychologie du sens commun constituent ainsi des normes idéales qui indiquent une certaine mise en pratique à suivre. Cette normativité de la psychologie du sens commun lui confère une spécificité par rapport aux neurosciences qui sont purement descriptives et non normatives. La psychologie du sens commun et les neurosciences ne visent pas le même type de savoir : la psychologie du sens commun vise un savoir pratique et les neurosciences visent un savoir théorique. Or, pour que les neurosciences remplacent la psychologie du sens commun, il faudrait premièrement qu’elles visent le même type de savoir et deuxièmement qu’elle soit meilleure à produire ce même type de savoir. Puisque ce n’est pas le cas, les neurosciences ne sont pas à même de remplacer la psychologie du sens commun.

Deuxièmement, le fonctionnalisme objecte à l’éliminativisme qu’il se trompe sur la nature de la psychologie du sens commun. Contrairement à ce que soutient l’éliminativisme, la psychologie du sens commun n’est pas une théorie empirique, elle ne produit pas ses lois en s’appuyant sur l’observation concrète des relations entre les états mentaux. Selon le fonctionnalisme, la psychologie du sens commun est de nature abstraite, c’est-à-dire qu’elle produit des lois à propos des relations entre les états mentaux indépendamment des relations concrètes entre les états mentaux. Rappelons que selon le fonctionnalisme, les états mentaux sont des états fonctionnels et les états fonctionnels se définissent par leur rôle causal. À partir de cette réflexion, le fonctionnalisme conçoit la psychologie comme la description abstraite des relations causales que les états mentaux entretiennent. Cette abstraction permet la réalisabilité multiple : un même état mental, ou même relation d’états mentaux, peut se réaliser empiriquement sous différentes formes.

  • Les réponses aux objections fonctionnalistes

Churchland répond ensuite aux deux objections que le fonctionnalisme lui a adressé.

Premièrement, Churchland fait remarquer que les lois de la psychologie du sens commun ne contiennent pas en elles-même un caractère normatif. Lors du développement de sa thèse, Churchland avait montré que les lois de la psychologie du sens commun étaient des lois logiques, or des lois logiques sont objectives, elles ne décrivent rien d’autre que les objets qu’elles étudient. En attribuant un caractère normatif à la psychologie du sens commun, les fonctionnalistes, selon Churchland, opèrent une confusion entre la psychologie du sens commun et le discours qui vient s’y greffer. En outre, si la psychologie du sens commun contenait en elle-même un caractère normatif, toutes les lois qu’elle établirait seraient normatives, or ce n’est pas le cas. Dès lors, la normativité dépend bien d’un discours externe à la loi et non de la loi-même.

Deuxièmement, Churchland rejette l’objection de la nature abstraite de la psychologie du sens commun. Pour cela, il considère que la psychologie du sens commun serait de nature abstraite si et seulement si elle produisait une forme de rationalité idéale, c’est-à-dire si elle produisait des lois qui se proposaient comme des modèles. Churchland rappelle alors que la psychologie du sens commun n’est pas établie scientifiquement mais traditionnellement par le commun des mortels, or le commun des mortels est incapable de produire une telle forme de rationalité, dès lors la psychologie du sens commun ne produit pas de rationalité idéale, et par suite la nature de la psychologie du sens commun n’est pas son abstraction.

  • Le conservatisme du fonctionnalisme, l’avant-gardisme de l’éliminativisme

Au-delà des réponses aux objections fonctionnalistes, Churchland consacre un assez long passage à démystifier l’image avant-gardiste que se donne le fonctionnalisme. Ce passage s’appuie sur l’histoire des sciences et envisage une analogie entre le fonctionnalisme et la théorie alchimique de la matière. Il s’agit à la fois de porter une critique féroce contre le fonctionnalisme et de montrer comment une théorie vient remplacer en éliminer une autre.

La théorie alchimique de la matière est une théorie qui soutenait que quatre esprits fondamentaux «mercure», «soufre», «arsenic jaune» et «sel ammoniaque» étaient des propriétés causales de la matière, c’est-à-dire qu’ils étaient porteurs d’ effets sur la matière. Churchland opère une analogie avec le fonctionnalisme à partir du moment où il considère qu’«être animé par le mercure» ou par l’un des trois autres esprits est un état fonctionnel de la même manière que les états mentaux sont des états fonctionnels pour les fonctionnalistes. Le progrès scientifique a permis de se rendre compte du caractère totalement faux de la théorie alchimique de la matière, on a alors abandonné cette théorie au profit de la théorie de la chimie élémentaire de Lavoisier et de Dalton. Aujourd’hui, nous avons bien conscience de l’absurdité de la théorie alchimique de la matière, et il apparaît réactionnaire de défendre une telle position. Avec cette analogie entre le rapport entre la thèse fonctionnaliste et la théorie alchimique de la matière et le rapport entre la thèse élimativiste et la théorie de la chimie élémentaire, Churchland entend se poser en avant-gardiste avec sa thèse éliminativiste en défendant les neurosciences alors que la théorie de la psychologie du sens commun n’a pas été encore abandonnée de la même manière qu’étaient avant-gardistes ceux qui défendaient la théorie de la chimie élémentaire alors que la théorie alchimique de la matière n’avait pas été encore abandonnée. Si la thèse éliminativiste se réalise, c’est-à-dire qu’on élimine définitivement la psychologie du sens commun au profit des neurosciences, alors les fonctionnalistes, et plus largement tous les anti-éliminativistes, conservateurs d’aujourd’hui selon Churchland, seront les réactionnaires de demain.

Avec cet exemple tiré de l’histoire des sciences, Churchland entend aussi montrer que l’histoire des sciences n’est pas composée uniquement de réductions inter-théoriques, c’est-à-dire l’opération, mise en lumière par Ernest Nagel dans The structure of science, qui met en relation deux théories et révèle leur unité cachée permettant de réduire l’une à l’autre au moyen de principes-ponts, c’est-à-dire de points de liaison communs. Churchland considère que l’histoire des sciences est davantage composée d’un certain nombre d’éliminations. Celle de la théorie alchimique de la matière par la théorie de la chimie élementaire en fait partie, et on pourrait relever également celle de la théorie géocentrique par la théorie héliocentrique, ou encore celle des théories de la possession diabolique par la théorie des maladies mentales.

Churchland estime alors avoir à la fois abattu le fonctionnalisme et défendu l’éliminativisme.

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Nous avons vu au terme du parcours de l’article de Churchland que l’éliminativisme proposait une résolution du problème corps-esprit de manière radicale en soutenant que la psychologie du sens commun est une théorie fausse et que les états mentaux sont une fiction à laquelle nous croyons uniquement parce que nous croyons encore en cette théorie fausse que représente la psychologie du sens commun. Si nous reprenons la grille de lecture du problème de la philosophie de l’esprit proposée par Esfeld, Churchland élimine les deux premières propositions car elles contiennent toutes deux le concept d’états mentaux, terme aux yeux de Churchland complètement vide de sens, et ne garde valide que la dernière, celle du principe de la complétude causale, nomologique et explicative.

Pour ouvrir des perspectives de réflexion, nous pouvons nous demander que vaut cette thèse éliminativiste. Quelles objections pouvons-nous lui adresser ?

La première objection est une objection formelle qui porte sur l’incohérence de l’éliminativisme. L’éliminativisme semble incohérent en ce sens que sa position apparaît comme auto-contradictoire. L’éliminativisme soutient qu’il n’existe pas d’états mentaux, entendus comme des états intentionnels. De cette proposition générale, nous pouvons déduire la proposition particulière qu’il n’existe pas de visée de la vérité possible dans la mesure où celle-ci est un état intentionnel. Or, l’éliminativisme est une théorie qui vise la vérité. Donc la position exposée par l’éliminativisme relève de la contradiction performative, c’est-à-dire que son énonciation est en contradiction avec son contenu. Selon Lyne Rudder Baker, l’éliminativisme s’apparente ainsi un «suicide cognitif».

En plus de cette objection formelle, il y a des objections de fond à adresser à l’éliminativisme tant sur la première partie que sur la seconde partie de sa thèse.

La seconde objection est une objection de fond sur la première partie de la thèse de Churchland, à savoir que la psychologie du sens commun est une théorie. Telle que la pense Churchland, la psychologie du sens commun est une théorie en ce sens qu’elle se constitue d’un ensemble de lois. Autrement, elle exprime à ses yeux un ensemble de règles générales à propos de relations régulières. Or, si l’on s’intéresse empiriquement à la manière dont les hommes tentent de rendre raison des états mentaux des autres hommes, nous pouvons nous apercevoir qu’ils ne font pas référence à un quelconque ensemble de règles générales à propos de relations régulières mais tentent davantage d’interpréter les états mentaux des autres hommes sous l’angle de leurs singularités respectives.

La troisième objection est un doute sur la seconde partie de la thèse de Churchland, à savoir que la psychologie du sens commun est une théorie fausse et plus précisément sur les arguments empiriques qui soutiennent cette partie. Sur ces arguments, on pourrait interroger la lecture de l’histoire de la psychologie du sens commun que donne Churchland, nous ne connaissons pas assez celle-ci pour étayer notre objection mais dire que la psychologie du sens commun n’a fait que des reculs et aucun progrès nous semble une lecture caricaturale de l’histoire de celle-ci.

La quatrième objection est une objection de fond aussi sur la seconde partie de la thèse de Churchland et plus précisément sur le troisième argument de cette partie, c’est-à-dire l’argument qui établit l’avantage a priori des neurosciences sur la psychologie du sens commun. Lorsque Churchland a défini la psychologie du sens commun, il a souligné qu’elle était un savoir traditionnel et non un savoir scientifique, tandis que les neurosciences sont un savoir scientifique et un savoir traditionnel. Si la psychologie du sens commun et les neurosciences ne relèvent pas du même type de savoir, alors elles n’ont pas les mêmes prétentions. Or, pour les mettre en rapport, il faudrait qu’elles aient les mêmes prétentions. Par conséquent, nous pouvons dire que la comparaison entre la psychologie du sens commun et les neurosciences établie à partir du seul critère d’intégration au reste du savoir scientifique est aussi dénuée de sens qu’une comparaison entre une fraise et une courgette établie à partir du seul critère d’être un légume. Le critère de comparaison qu’a choisi Churchland a été choisi pour valoriser les neurosciences.

En somme, nous nous rendons compte que l’éliminativisme rencontre lui aussi bien des difficultés pour résoudre le problème de la philosophie de l’esprit.

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Texte central de référence : 

  • Paul Churchland, «Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles», trad. Pierre Poirier, in Denis Fisette et Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, Paris, Vrin, 2002, pp. 117-151

Bibliographie complémentaire utilisée : 

  • Thomas Chabin, «Le corps et l’esprit : remarques sur le matérialisme contemporain», in Rolland Quilliot, dir., Le corps et l’esprit, Paris, Ellipses, 2003, pp. 187-206
  • Gérard Chazal, «La problématique du corps et de l’esprit à la lumière des neurosciences», in Rolland Quilliot, dir., Le corps et l’esprit, Paris, Ellipses, 2003, pp. 168-186
  • Paul Churchland, Matière et Conscience, trad. Gérard Chazal, Champ Vallon, Seyssel, 1999
  • Michael Esfeld, La philosophie de l’esprit, «Le matérialisme éliminativiste», Paris, Armand Collin
  • Denis Fisette et Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, «Introduction», Paris, Vrin, 2002
  • François Loth, «Résoudre le problème corps-esprit d’une façon radicale : le matérialisme éliminativiste», in François Loth, Métaphysique, ontologie, esprit, disponible en ligne :
  • <http://francoisloth.wordpress.com/2007/02/03/resoudre-le-probleme-corps-esprit-d’une-facon-radicale-le-materialisme-eliminatif/>
  • Denis Vernant, Introduction à la logique standard, Paris, Flammarion, 2001