C’est l’impression qui se dégage de ces deux ouvrages, en tout cas. D’où une expérience de lecture déroutante, qui épouse celle des jours, avec ses temps morts et ses brusques accélérations ; lecture tour à tour stagnante et fluide, qui privilégie ces moments où le temps semble suspendu, où « rien ne se passe que ce qui passe » (CE), qui nous plonge, nous lecteurs, dans des paysages où « la neige recouvre tout, jusqu’au ciel » (PO), dans ces atmosphères de ville somnolente au début d’après-midis où les minutes s’éternisent… Et qui nous met face à « l’insignifiant d’un jour sans date. Silence, ciel gris, vent dans les branches. Comme dans un film muet d’il y a longtemps. » (CE)
Ainsi, le langage influe sur le réel, qui lui-même agit sur le langage. Les segments du temps renvoient les uns aux autres : certes le questionnement de l’indicible présent est prépondérant (« – Qu’est-ce que le présent ? – Ce que tu tiens sans le tenir. Ça fuit, ça arrive à la fois. – Comment le vivre ? – Sans le savoir. Tu y es : tu oublies. »-CE) mais il est comme scindé, tiraillé entre le passé et l’avenir : « Je voudrais rester entre les deux, sur le fil. (…) Je me retourne : une clarté s’éloigne. Je dis : c’est le passé. Devant, l’ombre est un puits où le futur me regarde de ses yeux vides. » (CE) ; « est-ce aujourd’hui ou dans la mémoire, ou les deux ? » (CE). D’où ce final magnifique de Chronique d’un égarement, dans lequel le poète revient sur le projet du livre, manière de lier le passé (la décision initiale, le livre maintenant achevé), le présent (l’écriture qui se poursuit, le perpétuel présent du poème) et l’avenir (le livre comme projection) : « Je me souviens. Il y avait une fenêtre ouverte sur un intérieur invisible et j’ai pensé qu’il y aurait toute une histoire à écrire sur ce simple détail : une fenêtre ouverte, par un matin de juin, quand la ville se réveille et que, semble-t-il, tout pourrait vraiment commencer. J’ai pensé et je suis passé. (…) pour un instant et pour toujours, tout sombrait et naissait à la fois… »
Qu’on ne s’imagine pas pour autant que le chiasme soit ici une figure de l’enfermement, une manière de renvoyer au Même. Bien au contraire, il s’agit toujours, dans ces deux livres, de chercher l’Ouvert (« L’espace s’ouvre. »-PO), de se perdre et se retrouver sujet du poème (« Je suis perdu » est la phrase qui débute Chronique d’un égarement et qui en constitue « le leitmotiv »), d’aller vers cet inconnu que disent les pronoms « il » ou « elle », ou encore « l’ombre », « ce non-visible qui peu à peu se trame aux lisières du visible », dans portrait d’une ombre. Vers « un no sé qué quedan balbuciendo » (Saint Jean de la Croix), que Jacques Ancet lui-même traduit par « je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant », et qui n’est pas forcément un ineffable ; mais bien un indicible : « la vie, simplement, avec ses hauts et ses bas. Ce qu’on ne peut jamais dire » (CE) – mais que le poème s’efforce pourtant d’énoncer.
[Yann Mirallès]
(1) Désormais désignés par leurs initiales : respectivement CE et PO.
Jacques Ancet
Chronique d’un égarement
Éditions Lettres vives, 2011
18 € - présentation du livre
Jacques Ancet
Portrait d’une ombre
coll. PO&PSY, Érès, 2011
10 € - site de l’éditeur