La sociologie de l’égalitarisme de Célestin Bouglé.

Par Ameliepinset

Les idées égalitaires constituent la thèse de doctorat soutenue en 1899 par Célestin Bouglé. Cette thèse a été republiée récemment en 2007 aux éditions du Bord de l’eau dans la belle collection de la Bibliothèque républicaine dirigée par Vincent Peillon. Elle est également disponible gratuitement en version PDF sur l’indispensable site des Classiques des sciences sociales.

           Il s’agit pour Célestin Bouglé d’étudier la progression des idées égalitaires sous un angle sociologique. Le problème sociologique fait partie de la catégorie des problèmes scientifiques, problèmes scientifiques qui se distinguent et distancient des problèmes pratiques, moraux ou techniques.

   Parmi les problèmes moraux, on trouve : «Faut-il traiter les hommes en égaux ? En ce cas quelle sorte d’égalité leur reconnaître ? Dois-je professer qu’ils ont mêmes devoirs, mêmes droits ? Voudrai-je que les biens, spirituels ou matériels, leur soient départagés en lots uniformes, ou en lots proportionnés, soit à leurs besoins, soit à leurs mérites, soit à leurs œuvres ?»[1]. Une fois après avoir exemplifié ce qu’étaient les problèmes moraux, Célestin Bouglé interroge le statut de la morale. Il se demande si celle-ci est autonome ou bien si celle-ci dépend de la métaphysique. Quoi qu’il en soit, il distingue la raison d’être de la morale de celle de la science : l’attitude de la morale consiste dans l’appréciation, tandis que l’attitude de la science consiste dans l’explication, autrement dit la connaissance. Bien que ces deux attitudes soient en droit distinctes, Célestin Bouglé est conscient qu’il est souvent difficile dans les faits de les démêler. Cependant, il faut lutter contre cette difficulté car selon lui, ce mélange est nuisible à la connaissance. La première règle méthodologique de la science en général, et de la science sociale en particulier, est de faire abstraction au mieux possible des problèmes moraux.

   Parmi les problèmes techniques, on trouve : «Pour réaliser l’idée de l’égalité des hommes, que faut-il faire, et quelle organisation imposer aux sociétés ? Si l’on veut que les biens et les maux y soient distribués conformément aux exigences égalitaires, en quel sens réformer la justice, la confection et l’application du Droit ? Comment réglementer le cours des transactions commerciales ? l’exercice des fonctions publiques ? des droits électoraux ? En un mot, si l’on veut obéir aux prescriptions égalitaires, suivant quels types façonner les institutions civiles et juridiques, politiques et économiques ?»[2]. Célestin Bouglé soutient que la résolution de problèmes techniques exige à la fois la résolution de problèmes moraux, qui considèrent les fins, et la résolution de problèmes scientifiques, qui considèrent les moyens. La morale répond à la question du pourquoi, tandis que la science, parmi laquelle Célestin Bouglé inclut la science sociale, répond à la question du comment. Si les fins se posent a priori, les moyens, en revanche, se découvrent a posteriori de cette fin posée.

   La science sociale permet donc de répondre en partie aux problèmes techniques. Mais Célestin Bouglé redoute pourtant ce statut pratique associé à la science sociale. «Le souci de l’utile peut nuire au souci du vrai»[3], soutient-il. Cependant, il ne s’agit pas pour lui de disjoindre totalement le souci du vrai au souci de l’utile, mais plutôt de rappeler que la science sociale doit se préoccuper d’abord du souci du vrai et seulement ensuite du souci de l’utile. Autrement dit, le souci de l’utile ne doit pas conditionner le souci du vrai. C’est pourquoi la science sociale ne peut pas être que pratique, elle doit conserver un aspect théorique. La seconde règle méthodologique de la science sociale est donc de faire abstraction des problèmes techniques pour ne garder que les problèmes purement scientifiques.

   Après avoir défini négativement les problèmes scientifiques, à savoir en les distinguant des problèmes moraux et des problèmes techniques, Célestin Bouglé va s’attacher à définir positivement ce qu’est un problème scientifique, et plus particulièrement le problème scientifique de l’idée de l’égalité des hommes : «Avec quels phénomènes l’idée de l’égalité des hommes, là où elle se montre en fait, est-elle en relations constantes ? Quelle que soit sa valeur — qu’elle soit, ou non, juste, et réalisable ou non — comment son apparition est-elle déterminée ? Quels sont ses antécédents ?»[4]. La science sociale, comme la science naturelle, procède à l’examen d’un fait, sans s’interroger sur la valeur de ce fait.

   Dans cet ouvrage, Célestin Bouglé réduit l’angle d’attaque de l’étude de l’idée d’égalité à l’angle sociologique en son sens restreint. Pour lui, il existe deux manières, différentes non par leur nature mais par leur degré, de concevoir la sociologie : premièrement, la sociologie lato sensu est la «synthèse des sciences sociales particulières»[5] (sociogéographie, technologie, anthropologie, psychologie des peuples, psychologie des peuples, économie politique, science des religions, de la morale, etc.) et secondement, la sociologie stricto sensu est une science sociale particulière qui consiste en la «science des formes des sociétés, de leurs causes et de leurs conséquences»[6]. Le problème strictement sociologique de l’idée de l’égalité est alors de savoir quelles sont les formes sociales qui contribuent au progrès de l’idée de l’égalité. En résolvant ce problème sociologique particulier, Célestin Bouglé entend illustrer la spécificité de la sociologie, tel est l’enjeu de sa thèse de doctorat sur Les idées égalitaires.

   Tout d’abord, Célestin Bouglé entame son travail de recherche par une définition des idées égalitaires. Ces idées sont des idées «pratiques», car elles sont «tournées non vers le fait, mais vers l’action»[7], nous dit-il. Les idées égalitaires relèvent du jugement de valeur. En effet, les idées égalitaires attribuent aux hommes une valeur propre, ce qui les distinguent des choses, qui n’ont qu’une valeur relative. Et mieux qu’un jugement de valeur, les idées égalitaires sont également un jugement de droit, car elles prescrivent une manière spécifique de traiter les hommes. En affirmant que tous les hommes ont une valeur propre, il s’agit implicitement de soutenir l’idée que les hommes ont des droits. Mais ce jugement de droit, traiter les hommes en égaux, implique un jugement de fait, tenir tous les individus comme des semblables pour pouvoir les rassembler sous la catégorie «hommes». En somme, les idées égalitaires impliquent à la fois la reconnaissance de la valeur de l’humanité et de celle de l’individualité.

   Célestin Bouglé s’interroge ensuite sur le rapport entre égalité et différence. D’une part, il estime que les différences collectives a priori sont incompatibles avec l’idée de l’égalité. D’autre part, il estime que les différences individuelles a posteriori ne sont pas du tout incompatibles avec l’idée de l’égalité, au contraire même car elles sont, selon lui, comprises dans celle-ci. L’égalitarisme n’est en rien un collectivisme mais bien un individualisme. Ceux qui croient que les idées égalitaires relèvent d’une approche collectiviste confondent égalité et identité. Célestin Bouglé assimile les idées égalitaires à la défense de «l’égalité des facultés juridiques»[8], c’est-à-dire à l’égalité des droits. Cette égalité des droits est la condition nécessaire de «l’égalité des conditions de la concurrence»[9], c’est-à-dire ce que certains nomment l’égalité des chances. Les idées égalitaires visent une «proportionnalité», et non une «uniformité»[10] : en d’autres termes une égalité géométrique, et non une égalité arithmétique.

   Après avoir établi une définition a priori des idées égalitaires, Célestin Bouglé entend démontrer de manière a posteriori leur existence dans la réalité. Pour cela, Célestin Bouglé recourt à l’observation des actions car les actions traduisent des idées. La question est celle de savoir dans quelles sociétés les idées égalitaires s’actualisent. Célestin Bouglé observe que ce sont dans les sociétés modernes et occidentales qu’elles sont le plus présentes. Il met en lumière que s’il existe des désaccords sur les questions de moyens, tant en morale — entre le naturalisme et l’idéalisme — qu’en politique — entre l’individualisme et le socialisme —, il existe un accord sur les fins, à savoir la prescription de l’égalité. Cependant, il faut se garder de confondre les lois sociologiques qui observent la progression des idées égalitaires avec des «lois d’évolution».

   Lorsque nous parlons de progression des idées égalitaires, à quels contenus fait référence l’égalité ? Il s’agit à la fois d’une égalité juridique — par l’isonomie —, l’égalité civile — par l’accès aux fonctions publiques par la voie du concours —, l’égalité économique — par la réglementation des rapports du capital et du travail. Une idée chère à Célestin Bouglé est de réfuter l’idée commune selon laquelle l’égalitarisme va à l’encontre de l’individualisme. Il réfute cette idée en observant que l’instauration de l’égalité juridique rend responsable chaque individu de ses actes personnels et l’instauration de l’égalité civile par la mise en place de concours évalue et compare les compétences respectives de chaque individu s’y présentant. Mais qu’en est-il du rapport entre l’égalitarisme économique et l’individualisme ? Bouglé voit dans l’égalitarisme économique réclamé par les socialistes la dénonciation de la disproportion entre l’effort et le salaire et non pas l’indifférenciation des efforts individuels par rapport au salaire, ainsi l’égalitarisme économique s’accorde lui aussi avec la valeur de l’individu. Il reste encore un type d’égalitarisme encore non examiné : l’égalitarisme politique. La revendication de l’égalité des droits politiques n’exprime-t-elle pas le refus des différences individuelles en termes de compétences ou capacités politiques ? Célestin Bouglé répond à cette objection en soutenant qu’il faut permettre la participation égale de tous les individus pour contrôler le respect des individus par les autres types d’égalitarisme. Il écrit que «l’égalité politique serait ainsi conçue comme une sorte de garantie générale de toutes les autres»[11].

   Célestin Bouglé essaye de voir si, en dépit de cette progression des idées égalitaires qu’il vient d’exposer, ne persistent pas des phénomènes qui s’inscrivent à l’encontre de cet idéal vers lequel on semble tendre. Premièrement, les classes sociales ne contrarient-elles pas l’idée de l’égalité ? Si l’idée de l’égalité s’oppose effectivement à l’idée de la classe, on constate néanmoins que les classes sociales n’ont plus d’existence en droit, les classes sociales ont moins d’existence en fait, et qui plus est la partition de l’espace social entre ce qui est régi par les lois et ce qui est régi par les mœurs évolue dans le sens d’une réduction signification du second espace. Deuxièmement, les nations ne contrarient-elles pas l’idée de l’humanité, et par suite l’idée de l’égalité ? Les nations se fondent sur l’idée de l’égalité des nationaux et cette idée est loin d’empêcher l’idée de l’égalité des hommes, Célestin Bouglé dit qu’en réalité «ce n’est pas par accident que la Déclaration des Droits de l’Homme précède la Déclaration des Droits du Citoyen», c’est-à-dire que l’égalité des nationaux est un premier pas nécessaire avant de parvenir à l’égalité des hommes.

   Célestin Bouglé estime avoir prouvé la réalité des idées égalitaires de manière a posteriori, c’est-à-dire en observant le terrain social. Mais la sociologie consiste à expliquer ce phénomène social, et non seulement à le constater. Célestin Bouglé distingue deux types de lois : les lois empiriques, c’est-à-dire les lois établies à partir des données reçues de l’expérience, et les lois scientifiques, c’est-à-dire les lois générales. En outre, pour que les phénomènes observés trouvent une explication sociologique, il faut que les autres types d’explications ne constituent pas des explications complètes.

   Célestin Bouglé rejette tout d’abord l’explication anthropologique : le progrès des idées égalitaires se rencontre dans toutes les sociétés modernes occidentales, indifféremment des «races» dont elles sont constituées, et il n’y a pas de coïncidences précises entre la réalité des idées égalitaires et les dispositions anatomiques des hommes qui appartiennent aux sociétés où elles sont réalité. Soutenir que seules les dispositions anatomiques des hommes détermineraient les idées de ceux-ci, c’est oublier l’influence du milieu où elles se développent : «les aptitudes proposent et le milieu dispose»[12]. Autrement dit, Célestin Bouglé fait primer l’explication par les influences mésologiques sur celle par les influences ataviques. En outre, parler de races dans nos sociétés démocratiques n’a pas de sens car les hommes s’y mélangent et la pureté de la race est une fiction. Arthur de Gobineau et ses disciples répliquent alors que les idées égalitaires sont le fait des hommes métis. Mais pour que ce propos ait la portée d’une explication anthropologique, il faudrait qu’ils prouvent que le métissage crée des cerveaux de métis différents des cerveaux de non-métis, et que seuls les les cerveaux de métis favorisent l’adhésion aux idées égalitaires, or il n’y a aucune preuve de cela.

   Célestin Bouglé s’attelle ensuite à examiner l’explication idéologique, selon laquelle les idées égalitaires auraient été acceptées par les masses parce qu’il y avait des grands hommes pour les penser. Célestin Bouglé estime qu’on tend à se tromper d’objet : on ne cherche pas l’explication de l’invention des idées égalitaires, mais de leur adoption par les sociétés. Cela dit, certains se demandent si l’égalitarisme ne serait pas un cas particulier des «lois de l’imitation» de la théorie de Gabriel Tarde. Célestin Bouglé concède que l’imitation peut être cause de la progression des idées égalitaires, mais ce n’est qu’une cause indirecte. Si cette explication n’est pas complète, il reste alors une place pour l’explication sociologique aux côtés de l’explication purement idéologique.

   Pour qu’il y ait explication sociologique, nous l’avons déjà dit, l’opération inductive qui part de l’observation historique pour former une loi ne forme qu’une loi empirique et est donc insuffisante. Il faut ajouter à cette opération inductive, une opération déductive : il s’agit de montrer comment, en raison des lois de la formation des idées, les individus en viennent aux idées égalitaires. L’opération déductive correspond à des démonstrations psychologiques. Cela posé, l’explication sociologique ne prétend pas être une explication complète, elle accepte l’idée qu’il puisse y avoir des explications «extra-sociales». Ainsi la sociologie «se présente comme une science abstraite de l’histoire, ce sera moins une science une science de causes suffisantes et de lois immuables qu’une science de tendances et d’influences»[13].

   Célestin Bouglé commence son explication sociologique par l’étude des sociétés sous le critère de la quantité. Tout d’abord, le premier élément d’analyses est celui du nombre d’individus. Célestin Bouglé observe qu’historiquement la progression des idées égalitaires dans les sociétés semble de prime abord corrélée à la progression du nombre des individus dans ces sociétés. En effet, l’établissement du Droit Romain, le «Droit sans privilèges»[14], a coïncidé avec l’accroissement du nombre des Romains. Symétriquement, la hiérarchisation moyenâgeuse est allée de pair avec le rétrécissement des unités sociales. Et enfin, le progrès des idées égalitaires moderne s’inscrit dans des grandes nations modernes. Néanmoins, il faut apporter une nuance : la quantité seule ne fait pas tout, un même nombre d’individus sur un petit ou sur un grand territoire ne produit pas les mêmes effets, il faut être attentif davantage à la densité qu’à la quantité, c’est-à-dire à la concentration des individus, et c’est cette dernière qui est caractéristique des nations modernes. Il convient de remarquer également c’est dans les villes, qui sont des espaces où la densité est importante, que se sont développées les idées égalitaires, or l’accroissement de la vie urbaine est le fait des sociétés modernes. Un autre fait des sociétés modernes que relève Célestin Bouglé est celui de la mobilité. Le développement des moyens de transport et de communication permettent aux individus de davantage se rencontrer, et l’accroissement des relations sociales va de pair avec l’accroissement des idées égalitaires.

   Ces considérations qui soulignent la corrélation entre l’accroissement de la quantité, de la densité, et de la mobilité et l’accroissement des idées égalitaires ont été établies par Célestin Bouglé à partir de constations historiques. Il lui reste à montrer que cette corrélation est le fruit d’un lien de causalité entre les éléments comparés. Autrement dit, il doit déterminer les lois générales qui montreront que cette corrélation n’est pas qu’une simple coïncidence.

   La première hypothèse que pose Célestin Bouglé est la suivante : la quantité sociale modifie les procédés économiques ainsi que les procédés politiques. Mais la quantité sociale favorise-t-elle vraiment la démocratie ? Certains soulignent le fait que la démocratie est le fait de petites structures tandis que le despotisme est le fait de grandes structures (notamment les Empires). Célestin Bouglé rappelle alors qu’une forte quantité seule n’est pas un critère pertinent, elle ne devient un critère pertinent que lorsqu’elle est associée à une forte densité et une forte mobilité. On comprend alors aisément qu’une société d’une faible densité et d’une faible mobilité laisse le champ plus libre à la prise de pouvoir par un despote tandis qu’elle est rendue plus difficile dans une  société de forte densité et de forte mobilité. Qui plus est, la démocratie permise par les petites structures (notamment les Cités grecques) n’est pas de même nature que celle exercée dans les grandes sociétés modernes : la première est directe et ne reconnaît pas la valeur de l’individu, la seconde est représentative et reconnaît la valeur de l’individu. Si les grandes sociétés modernes ne permettent effectivement pas la démocratie directe, elles permettent la démocratie représentative grâce au développement des moyens de communication, ainsi «la voix des journaux supplée à la voix des orateurs»[15].

   Célestin Bouglé veut démontrer que les lois de formation des idées peuvent démontrer que les grandes sociétés, caractérisées par d’importantes quantité, densité et mobilité, favorisent la formation des idées égalitaires : pour cela, il doit démontrer d’une part que les grandes sociétés permettent l’idée d’une humanité et d’autre part qu’elles permettent l’idée de l’individualité. Célestin Bouglé débute son examen avec le critère de la quantité. Premièrement, elles permettent l’idée d’une humanité car l’idée d’une humanité suppose que l’on se représente un très grand nombre d’hommes. Deuxièmement, elles rendent difficiles la connaissance de chacun des hommes qui la composent, et par conséquent elles les jugeront et les traiteront de manière égale en fonction de leurs actes et non en fonction de qui ils sont. Célestin Bouglé poursuit son examen avec le critère de la densité. La densité favorise la proximité or le prestige étant le fait de la distance, la proximité tend à supprimer le prestige : «la suppression des intervalles physiques hâte la suppression des intervalles moraux»[16]. La densité favorise donc la considération égale de chacun des individus. Enfin, Célestin termine son examen avec le critère de la mobilité. La mobilité permet de brouiller les distinctions sociales ainsi que les distinctions locales. De plus, les individus ne seront plus réduits à leur lieu de naissance et cela va entraîner des modifications dans le droit.

   Célestin Bouglé estime avoir ici expliqué le développement des idées égalitaires par l’augmentation de la quantité, de la densité et de la mobilité sociales. Il poursuit son explication sociologique de l’égalitarisme en s’intéressant à la qualité des unités sociales. Il n’y a pas de privilège de l’explication quantitative sur l’explication qualitative : toutes deux ont leur place dans l’explication sociologique. Le problème auquel cherche à répondre Célestin Bouglé est le suivant : «de l’homogénéité ou de l’hétérogénéité sociale, laquelle des deux est favorable à l’égalitarisme ?»[17]. Contrairement à la partie précédente, où il était partie des observations historiques justifiées ensuite par des règles psychologiques, dans cette partie, il essaye de partir des règles psychologiques qui seront vérifiées ensuite par les faits historiques.

   Intuitivement, nous sommes penser que c’est l’homogénéité qui est la plus favorable à l’égalitarisme puisqu’on traite également a priori celui qui nous ressemble tandis qu’on traite inégalement a priori celui qui ne nous ressemble pas, qui est différent de nous. On semble justifier les inégalités sur des différences physiques : l’ethnologue Herbert Risley rappelle que la signification originelle de différence de classe était celle de différence de couleur. Mais l’homogénéité est-elle une condition nécessaire et suffisante au développement des idées égalitaires ? Non, répond très clairement Célestin Bouglé. En outre de n’être pas une condition nécessaire et suffisante, l’homogénéité peut même s’avérer être défavorable au développement des idées égalitaires. En effet, l’homogénéité ne peut se trouver absolument réaliser que dans des groupements de faible quantité et plus une société est petite et homogène, plus elle tend à se refermer sur elle-même et par suite méconnaît toute notion d’humanité. Plus une société revêt ces caractères, plus elle se distancie de toutes les autres sociétés ou groupements sociaux : l’homogénéité intrinsèque va de pair avec l’hétérogénéité extrinsèque. De surcroît, les sociétés homogènes oppressent l’individu car toute différence individuelle nuirait à leur homogénéité collective. Seule l’hétérogénéité reconnaît l’individualisme : plus les différences sont nombreuses, plus on reconnaît à chaque homme le droit d’être individu et de ce même droit, naît le sentiment de l’égalité. Célestin Bouglé examine le phénomène de la division du travail : celle-ci différencie les individus en même temps qu’elle les unies car elle les rend interdépendants, or «il importe [...] pour que cette union dure, qu’ils se traitent en égaux»[18], donc l’hétérogénéité est au final favorable à l’égalitarisme. Pour autant, l’hétérogénéité est-elle une condition nécessaire et suffisante au développement des idées égalitaires ? Si elle apparaît, suite au raisonnement que Célestin Bouglé vient de développer, une condition nécessaire, elle n’est pas une condition suffisante. En effet, pour que les individus passent des contrats entre eux, il faut qu’il y ait une société qui garantisse ces contrats.

   Sur le plan des règles psychologiques, il semble donc que ni l’homogénéité absolue, ni l’hétérogénéité absolue, ne soient prises séparément une condition nécessaire et suffisante au développement des idées égalitaires car «l’homogénéité absolue d’une société nous empêche de voir l’individu»[19] et «son hétérogénéité absolue nous empêche de voir l’humanité»[20]. C’est donc a priori l’homogénéité et l’hétérogénéité prises ensemble qui sont le plus favorables à l’égalitarisme.

   Célestin Bouglé s’attelle ensuite à un examen d’observation historique pour vérifier a posteriori cette conclusion. L’anthropologie nous fait part de deux mouvements : l’unité du genre humain et la variété des types individuels. Ces deux mouvements semblent paradoxaux, mais en réalité ils convergent vers un mouvement commun, à savoir celui de «l’effacement des types spécifiques et collectifs»[21]. Historiquement, on remarque qu’Athènes était plus égalitaire que Sparte et que parallèlement Athènes, par sa position maritime, était plus ouverte aux étrangers que Sparte, cité située à l’intérieur des terres. On peut aussi remarquer la corrélation entre l’hétérogénéité de Rome et le droit romain égalitaire. Nos sociétés modernes, mues par un vent égalitariste, sont des sociétés hétérogènes où il n’existe plus de race pure. En outre, le métissage augmente les variations individuelles et affaibli les distinctions collectives. L’homogénéité et l’hétérogénéité auxquelles nous faisons référence ici concernent des traits physiques or il n’y a pas nécessairement identité entre le physique et le mental, l’observation historique de l’homogénéité et de l’hétérogénéité des sociétés est ici incomplète. Célestin Bouglé s’intéresse alors à la place de l’imitation des les sociétés égalitaires. Le degré d’imitation complète avec une personne ou un groupe s’avère moindre mais le champ de personnes ou groupes qu’on imite, ne serait qu’un peu, s’est élargi. Dans les sociétés modernes, la mode s’est substituée à la coutume. Suivre la mode, c’est une manière d’imiter — et donc de chercher la ressemblance — en même temps que c’est une manière de se distinguer. La mode permet l’expression de l’individualité, tandis que la coutume ne permet l’expression que de la collectivité. La nature de l’imitation a donc changé entre les sociétés non-égalitaires et les sociétés égalitaires. En somme, l’histoire nous confirme que dans les sociétés égalitaires, l’homogénéité en même temps que l’hétérogénéité augmentent respectivement.

   Après avoir examiné quantitativement et qualitativement les sociétés en fonction de leurs individus, Célestin Bouglé va opérer l’examen des sociétés en fonctions des groupes dont elles sont composées. Il s’agit dans un premier temps d’étudier les sociétés sous l’angle de leur complication, c’est-à-dire si les individus qui les composent peuvent faire partie de plusieurs groupes en même temps. La complication est-elle favorable ou défavorable au développement des idées égalitaires ? Célestin Bouglé va commencer par répondre grâce aux données de l’observation historique qu’il viendra confirmer ensuite confirmer par les lois psychologiques.

   Quel constat historique du rapport entre la complication sociale et de l’égalitarisme ? Dans les sociétés primitives, l’absence de l’égalitarisme va de pair avec l’absence de complication sociale. Les sociétés primitives sont marquées par l’absence de division du travail. Cela dit, la division du travail n’entraîne pas nécessairement de l’égalitarisme. Il convient de distinguer la simple différenciation de la complication sociale. Si la différenciation est une condition nécessaire de la complication sociale, elle n’en est pas pour autant la condition suffisante. Ainsi, la simple différenciation ne suffit à faire avancer les idées égalitaires, elles nécessitent la complication sociale. Célestin Bouglé fait remarquer judicieusement que le progrès social, assimilé ici au progrès des idées égalitaires, ne s’opère pas sur le même schéma que celui du progrès biologique : «le progrès biologique, sauf exceptions accidentelles, asservit les cellules une fois spécialisées à un certain organe unique, le progrès social permet aux hommes de participer, pour la satisfaction de leurs fins diverses, à diverses associations»[22]. Les premières esquisses de l’égalitarisme suite à la fin des cités antiques sont corrélées à la complication des sociétés. Dans les cités réformées, groupements territoriaux, groupements familiaux, groupements censitaires, et groupements militaires s’entrecroisent et se mélangent.

   Célestin Bouglé s’attarde sur l’histoire du droit et induit certaines choses par l’absurde : il remarque dans le Droit romain, il existe d’importantes réglementations pour limiter à la fois la différenciation et la complication sociales, or la sévérité des lois nous fait voir, selon lui, la force des coutumes, donc la société romaine était marquée par la différenciation et la complication. Ensuite, il remarque que le droit moderne accorde davantage de statut à l’individu qu’aux groupes mais cette sévérité des lois est nuancée en France par l’action de la jurisprudence qui reconnaît de fait l’existence des groupes et aussi par de nouvelles lois moins sévères.

   Célestin Bouglé observe ensuite les phénomènes économiques de son époque. Il y a une multiplication des groupements professionnels, ainsi une différenciation sociale, mais il semble que cette différenciation n’aboutisse pas à une complication sociale puisque les individus se cantonnent aux groupements professionnels correspondant à leur profession. Mais dire cela est oublier que l’organisation économique moderne est telle qu’elle force les individus à occuper plusieurs emplois simultanément et/ou successivement. En outre, les groupements d’ordre professionnel ne sont pas les seuls groupements existants à l’heure moderne. Les groupements se spécialisent et plus aucun ne prétend embraser à lui seul tous les besoins humains, dès lors les individus adhèrent à plusieurs groupements pour satisfaire tous leurs besoins humains.

   Après avoir observé historiquement la complication sociale caractéristique des sociétés modernes, sociétés modernes foyers des idées égalitaires, Célestin Bouglé veut parvenir à une explication sociologique complète de ce lien causal entre complication sociale et développement des idées égalitaires en complétant son observation historique par une explication psychologique. Premièrement, la complication sociale entraîne l’accroissement de la densité sociale. Deuxièmement, la complication sociale brouille les distinctions collectives et multiplie les variations individuelles. Troisièmement, la complication sociale crée des groupes nouveaux plus larges que les différents groupes auxquels appartiennent respectivement les individus, ces groupes nouveaux font émerger l’idée de l’humanité. C’est pourquoi Célestin Bouglé conclut que «la complication sociale, aidant au raffinement des différences en même temps qu’à l’élargissement des ressemblances, conduirait indirectement, pour les raisons que nous avons déjà notées, à l’égalitarisme». La complication sociale accroît les prétentions de l’individu, elle le reconnaît comme seul responsable de choisir d’appartenir à tels et tels groupements. La complication sociale va à l’encontre de l’idée de classe où l’individu serait déterminé à n’appartenir qu’à un seul groupe exclusif. La complication sociale destitue toute idée de hiérarchie sociale unique : un individu peut-être premier dans un groupe et moyen dans un autre, et inversement. Ainsi, elle œuvre pour les idées égalitaires.

   Dans le dernier temps de son explication sociologique de l’égalitarisme, Célestin Bouglé s’intéresse à l’unification des sociétés, c’est-à-dire leur degré d’unité. Pour qu’une société soit unifiée, il faut qu’il existe une organisation politique, juridique, administrative et économique, c’est-à-dire un État et que ce lui-ci soit accepté et reconnu par les individus qu’il entend soumettre à son autorité. Autrement dit, «il faut qu’à l’État s’adjoigne la nation»[23]. La question est de savoir si une société unifiée, c’est-à-dire où co-existent État et nation, est favorable au développement des idées égalitaires.

   L’histoire nous apprend que les pays où se développent les idées égalitaires sont ceux qui se constituent comme des États-nations. L’époque féodale et hiérarchique était en revanche caractérisée par l’absence de pouvoir étatique tandis que le progrès de la centralisation étatique est le trait caractéristique de l’époque moderne et égalitaire. Célestin Bouglé met en avant, comme Alexis de Tocqueville l’avait déjà établi dans son livre sur l’Ancien régime et la Révolution, le fait que si la France a été le porte-parole de l’égalitarisme, c’est parce qu’elle était le pays européen le plus unifié. L’unification semble ainsi un facteur favorable à l’égalitarisme.

   L’unification est-elle pour autant une condition nécessaire et suffisante du développement des idées égalitaires ? À première vue, Célestin Bouglé observe que les États-Unis sont un pays où se sont développées les idées égalitaires alors qu’ils ne sont pas un pays unifié, tandis que la Russie est un pays où ne se sont pas développées les idées égalitaires alors qu’elle est un pays unifié. Cela signifie qu’il y a d’autres facteurs qui jouent dans le développement des idées égalitaires et par conséquent que l’unification n’en est pas une condition nécessaire et suffisante. Néanmoins, à y regarder de plus près, Célestin Bouglé observe que les États-Unis sont en train de connaître une croissance de la présence de l’administration publique alors qu’elle est tout à fait absente en Russie. Ainsi, il reste sur l’idée de départ que «d’une façon générale, l’unification sociale marche de pair avec l’égalitarisme»[24].

   Célestin Bouglé pose ensuite la question suivante : cette corrélation entre unification sociale et égalitarisme est-elle une simple coïncidence ou bien est-elle confirmée par les lois psychologiques ? Premièrement, il remarque que l’unification sociale augmente la densité sociale. Deuxièmement, il remarque que l’unification sociale, par l’action centralisée d’un État, permet le traitement égal des individus, il les rend semblables. Troisièmement, en ajoutant (et non en y substituant) un autre groupe au-dessus des autres groupes auxquels appartiennent les individus, l’unification sociale augmente la complication sociale (il faut donc se garder de confondre les sociétés unifiées, qui permettent des sociétés compliquées, des sociétés uniques, qui empêchent toute complication sociale). Quatrièmement, l’État a le pouvoir de faire des lois pour promouvoir et mettre en œuvre les idées égalitaires. Les lois étatiques sont d’ailleurs des lois générales et non des lois particulières. Ainsi, selon les lois psychologiques, il y a filiation entre l’unification sociale et l’égalitarisme.

   En somme, nous avons vu, à travers Les idées égalitaires, que Célestin Bouglé entendait avoir montré que le progrès des idées égalitaires était le fruit né du progrès complexe de la quantité sociale, de la densité et de la mobilité, de l’homogénéité et de l’hétérogénéité, de la complication et de l’unification sociales. En apportant une explication sociologique à la formation des idées égalitaires, Célestin Bouglé ne prétend pas avoir montré pourquoi les idées égalitaires doivent normer les sociétés mais seulement comment elles en sont venues à normer les sociétés. L’explication sociologique reste un jugement de fait et non de valeur. Cependant, cette conclusion à laquelle est parvenu Célestin Bouglé n’est pas totalement dénuée de poids pour les défenseurs des idées égalitaires puisqu’elle place leurs contradicteurs devant la situation suivante : contrer les idées égalitaires implique de contrer toutes les évolutions des formes de la société mentionnées plus haut et non seulement les idées égalitaires seules. Célestin Bouglé s’exclame ainsi : «morceler les États, raser les villes, barrer les routes, parquer les hommes en groupes fermés entre lesquels on empêcherait les distinctions individuelles, voilà toutes les révolutions sociales qu’il vous faudrait préalablement achever pour arrêter l’élan démocratique de notre civilisation»[25]. Grâce à sa sociologie de l’égalitarisme, Célestin Bouglé a donné la mesure de la puissance des idées égalitaires. Mais pour prouver la valeur de ces idées, la sociologie ne suffit pas, c’est pourquoi Célestin Bouglé, s’il veut produire des jugements de valeur au-delà des jugements de fait, doit se retourner vers la philosophie.

[Prochain article à paraître sur mon blog : La philosophie du solidarisme de Célestin Bouglé]


[1] Célestin Bouglé, Les idées égalitaires, Paris, Le Bord de l’eau, 2007, p. 123

[2] Op. cit, p. 126

[3] Op. cit, p. 128

[4] Op. cit., p. 129

[5] Op. cit., p. 131

[6] Op. cit., p. 131

[7] Op. cit. p. 135

[8] Op. cit., p. 138

[9] Op. cit., p. 138

[10] Op. cit., p. 138

[11] Op. cit., p. 148

[12] Op. cit., p. 164

[13] Op. cit., p. 174

[14] Op. cit., p. 182

[15] Op. cit., p. 191

[16] Op. cit., p. 197

[17] Op. cit., p. 201

[18] Op. cit., p. 211

[19] Op. cit., p. 213

[20] Op. cit., p. 213

[21] Op. cit., p. 214

[22] Op. cit., p. 228

[23] Op. cit., p. 249

[24] Op. cit., p. 257

[25] Op. cit., p. 274