Sociétés des spectacles

Publié le 14 mai 2011 par Fmariet

"Société des spectacles", c'est le titre aguicheur du numéro double, 186-187 (mars 2011) de la revue ACTES de la recherche en sciences sociales (Paris, Seuil, 20 €), coordonné par Christophe Charle.
Christophe Charle, dans l''introduction, situe l'angle qui préside à la sélection des articles publiés : les effets de la théâtralisation étudiés dans diverses situations, différentes époques, différentes cultures. Quelle est la fonction sociale du spectacle dans les époques de crise politique ? Christophe Charle évoque le rôle des représentations théâtrales dans la confection de références communes, la résistance populaire au polissage des publics : il y a un habitus de spectateur qui énonce, à toute époque, en même temps qu'une norme, la distance à laquelle on tient le public populaire du spectacle cultivé (cf. l'ambiance compassée des concerts classiques, les attitudes au musée, etc.).
Pour le sommaire de la revue : http://www.arss.fr/.
La revue des interventions du public inclut un genre télévisuel, le talk show dont les animateurs reprennent des techniques traditionnelles de gestion des publics (chauffeurs de salle / festaiolo, rires en boîte, etc.).
L'article d'Eric Darras, consacré aux talk shows, "Les causes du peuple. La gestion du cens social dans les émissions-forums" (pp. 95-111), compare ces émissions aux Etats-Unis et en France. Difficile portant de confronter la logique d'une émission de FR3 (chaîne d'Etat à financement partiellement publicitaire) avec une émission de la syndication nationale américaine - qui n'est pas une chaîne -  émission financée à 100% par le troc publicitaire (barter syndication), difficile de comparer "C'est mon choix" (FR3) avec "Oprah" (syndication). De ces comparaisons émergent l'opposition journaliste / animateur et les modalités de sélection des publics, l'analyse de l'exploitation du "culot social", le rôle de l'émotionnel dans le discours revendicatif, l'enrichissement de l'expression politique par les émissions, mais aussi la dépolitisation des thèmes abordés par le genre "talk show". Démonstration  efficace.
Les outils d'analyse restent toutefois limités surtout pour les talk-shows de la télévision américaine et, notamment, le plus populaire d'entre eux, animé par Oprah Winfrey. La publicité n'est pas prise au sérieux, trop brièvement évoquée, alors que l'étude de son volume et de la répartition de ses écrans, des secteurs et des anonceurs présents (pige) apporteraient une information riche sur l'économie générale des talk shows. Il en va de même pour les effets de la syndication, que met en évidence le passage à une autre logique économique avec la création d'une chaîne thématique par Oprah, (OWN), ou encore pour l'importance du rôle des émissions dans la programmation globale (lead-in). Faute de compétence technique dans le domaine observé, un tel travail est condamné au survol. L'analyse d'Eric Darras, convaincante à propos de la logique sociale des talk shows, doit s'ancrer dans la logique commerciale de ces émissions pour aller plus loin. Ce travail et ses limites illustrent les difficultés de la sociologie, y compris celle de Pierre Bourdieu, à rendre compte des médias audiovisuels de masse. Plus généralement ce travail pose une question épistémologique plus générale, rarement posée : à quel point le sociologue doit-il avoir une maîtrise opérationnelle du domaine et des pratiques qu'il analyse ? 
Par son approche multiple, dans l'espace et le temps, de la société des spectacles, ce numéro d'ACTES invite à repenser la situation contemporaine des spectacles et notamment de la télévision qui les orchestre et les met en scène, secondée et multipliée au mieux par Internet (cf. le mariage de Kate et William fin avril 2011). Lire ce numéro pour penser la télévision ? Oui, à condition de ne pas perdre de vue ce que la télévision ajoute au spectacle théâtral : une "reproductibilité" numérique ("Reproduzierbarkeit", cf. infra) qui en étend les effets à des milliards de personnes. La caisse de résonance des spectacles, comme l'avaient perçu Walter Benjamin ("technische[n] Reprudizierbarkeit", 1936) puis Marshall McLuhan (War and Peace in the Global Village, 1968) est désormais plus ou moins mondiale. Il faudra aussi à cette occasion, comme le demande l'oeuvre de Guy Debord, soumettre à la  critique sociologique sa notion de "société du spectacle" (1967) et revenir à son énoncé liminaire : "Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation" (o.c. §1).