Une tragédie de village

Publié le 22 mai 2011 par Jlhuss

« Il survivra s’il ne se connaît pas », avait dit seulement l’astrologue à la mère, qui s’alarmait de la maigreur de son bébé. Elle quitta tout, amours, amis, collègues, coquetteries de star débutante pour élever l’enfant à la campagne, seule, dans une maison  dépourvue de miroir, éloignée sans voiture des villes où toujours une vitrine embusquée vous renvoie votre image.

Narcis grandit joyeux sans demander à se voir en un autre reflet que celui du regard de sa mère. Liriope était son ciel et ses astres, sa cuisinière et sa préceptrice, sa lingère et sa vestale. Le garçon forcissait, courant les bois et les champs, aidant aux moissons, aux vendanges, riant d’un rien, heureux de tout ; et cette simplicité de l’âme jointe à la vigueur confirmée du corps était pour la mère courage une récompense de chaque instant.

Les années passèrent. Narcis sentait le monde changer autour de lui. Sa mère semblait inquiète, écourtait les caresses, comme appliquée à répondre sans éclat à ses élans d’enfant grandi. Les cheveux  du garçon tombaient en boucles brunes sur des épaules robustes ; sa bouche, que soulignait un poil naissant, s’entrouvrait sur des dents éclatantes ; dans ses yeux d’aigue marine se voilaient des lointains fabuleux. Les filles du village recherchaient maintenant la compagnie de l’adolescent magnifique. Les garçons même cachaient leur trouble sous de franches bourrades, leur jalousie sous des proclamations forcées d’amitié. « Est-ce que tu le sais, Narcis ? lui dit un jour Naïa, la fille de la ferme des Caux. Tu es plus beau qu’on peut l’être. S’il y a des dieux quelque part, je parie qu’ils t’en veulent. »

Les jours de foire, souvent, dans la foule, on se retournait sur les pas du jeune homme ; et Narcis s’avisait qu’il était le seul à ne pas se connaître, offert aux regards de tous sans s’être lui-même jamais vraiment vu. Quand un soir au dîner il dit à sa mère que, quand même, un miroir dans une maison ce n’est pas du luxe, Liriope devint blême et changea la conversation. Cette gêne excita davantage la curiosité du fils. Il s’aigrissait dans ce désir, devenait taciturne, se promenait seul au bord du fleuve. Il arrivait qu’on l’y surprît debout, immobile et penché, ou allongé dans l’herbe, le visage avancé jusqu’à toucher l’eau de ses lèvres.

Le jour où Naïa l’entraîna dans sa chambre fut à la fois celui de sa révélation et celui de sa perte. « Regarde-nous, dit la jeune fille en le dirigeant devant l’armoire. Dis-moi si l’on peut faire plus beau dans le genre humain !» Elle ôtait ses vêtements et le priait de faire de même. Quand ils furent nus devant la glace, comme il restait pétrifié par l’image de lui, ce corps fort et fin, ce visage ferme et doux, ce regard sûr et perdu, cette peau de marbre, « Je te plais ? », dit Naïa, qui doucement prit une main du garçon pour la poser sur son sein splendide. Ils mêlèrent debout des caresses à bouches closes ; les doigts sur la peau faisaient un bruissement de soie ; mais lui semblait ne pas la voir, tout à la stupeur de sa propre image dans la glace. Et le souffle de son plaisir, la jeune fille comprit qu’il n’était pas pour elle, que Narcis n’acquiesçait qu’à lui-même, et à l’Autre, au-delà  du miroir, qui sans voix l’appelait.

Quand Narcis et Naïa sont sortis de la ferme des Caux, les trois frères Demir les attendaient sur la route. Leurs regards brillaient curieusement. Ils ont offert des cigarettes, proposé d’aller à la rivière. D’accord. Les cinq amis descendent lentement, en silence par ces mêmes chemins touffus qui naguère résonnaient de leurs courses et de leurs rires. Est-ce qu’ils sentent sourdement qu’en bas, au bord du Céphise, l’horreur attend leur venue ?

Naïa a été découverte étranglée sous l’orme, Narcis noyé près du barrage. L’enquête piétine. Narcis a-t-il tué la fille avant de se suicider ? On cherche en vain le mobile. Les frères Demir affirment avoir coupé à gauche avant le fleuve, s’étant souvenus d’un travail exigé par leur père à la forge, où leur présence fut constatée. Trois mégots trouvés sur les lieux du drame sont à l’analyse, ainsi qu’un peigne d’écaille que Liriope reconnaît pour sien sans savoir en dire plus.

Arion