Merci pour ces ruines, Christian

Publié le 22 mai 2011 par Tudry

Merci pour ces ruines, Christian.

Les Ruines du ciel, Christian Bobin, Folio, 2011


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« Ce sont les incrédules qui sont les vrais naïfs » (p. 53)

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Pour le dhimmi du dieu-unique Salariat, le temps « offert » par la quotidienne pause-déjeuner est un atroce désert. Sous la douce chaleur d'un pâle soleil de mai, je marchais sur la rive d'un fleuve vieux, tout engoncé dans les tuyauteries d'une ville blète et bêtement prétentieuse qui, au regard du monde uniglobal n'est qu'un pauvre petit et assez vain village. Une ville ennuyeuse et convenue comme ses filles de provinces « capitalisées », revenues de tout, qui n'ont jamais su comprendre leur « terre » et lui vouent un dédain aussi profond que l'est leur ignorante vanité.

Cette traversée du désert (peuplé d'une foule de salariés, certains joggant, d'autres pédalant...) n'a pas d'autre but que l'achat, dans un autre désert, d'une nourriture industrielle qui s'implémente et vous façonne la peau et la chair un peu plus encore à l'image de ce monde.

Bref, dhimmi volontaire je marchais parmi tous les autres. Parmi tous ces pauvres « diables » fous de bien-être (ou de leur corps) qui font du sport (à moins que ce ne soit le sport qui les fasse)courent, ou vélocipèdent à qui mieux-mieux « sur leur temps de pause » (stricte optimisation de l'hédonisme industriel). Je marchais donc audio-connecté à un appareil à diffusion musicale, faisant de mon mieux pour échapper à toute sensation émanant du monde extérieur, je marchais sans vouloir voir que le fleuve, malgré (ou à cause) le médiocre « écrin de verdure » aménagé alentour, n'était plus un fleuve mais un morceau liquide DE la ville, utile et utilisé, bref une chose, un rouage de la technique...

Je marchais, vers le rendez-vous obligatoire et anonyme du super-marché « très bien situé ». Ces constatations font peser sur le monde, malgré le chant sidéral du soleil et des oiseaux, une tristesse insondable et une dévorante mélancolie...
Tout posé, tout pesé, entreposé au même niveau, presque au même « rayon » (c'est la grande chance de l'égalitarisme), la viande sous vide, les légumes « bios », le PQ, les livres et les sandwiches calibrés, fabriqués en milliers d'exemplaires, au cordeau, tous les mêmes pour la même enseigne, et qui pourraient tout aussi bien être fait du même plastique que les bouteilles qui les accompagnent ou les sacs qui les transportent...

Et tous, nous tous, tous les fraternisés-égaux-ego du salariat nous allons en rampant plus qu'en marchant, dénicher notre pitance.

Malgré tout, malgré tout, et le soleil, et le chemin, et le fleuve, et les chants étaient les mêmes... et malgré tout, le chemin du retour fut différent... une certaine transparence, plus aigu.


Le vecteur différentiel fut un livre dans une main... Choisi, acheté, payé comme le mauvais sandwich (ils ont aussi des « titres », vous aviez remarqué?) que je tenais dans l'autre main.

Je me déconnectais et, lisant, les yeux donc penchés sur l'écriture, je voyais mieux le reflet du ciel dont les nuages silencieusement expressifs défilaient dans l'eau mouvante du fleuve qui dévoilait en reflétant l'or pâle du soleil sa nature métaphysique serpentine, entre la vase grouillante du fond et le ruban de nuage le chevauchant...

La différence ? J'avais un compagnon sur le chemin du retour, un dialogue énergétique s'était engagé sur les ruines de l'indifférence. La lecture transfigurait l'objet et établissait, non pas, une mais DES relations...

Contrairement à mon « habitude », je n'avais pas joué le jeu de la bête de proie avec ce texte-là. Je n'avais pas tourné autour pendant longtemps avant de me jeter sur lui et de mettre toute ma volonté à l'apprivoiser...

Delherm, gentil apôtre du ON, a voulu (sans doute inconsciemment, c'est toute la force du Onisme) ridiculiser à jamais, avec sa dérisoire « Première gorgée... », des phrases aphoristiques comme celle-ci : « Laver une assiette ou éplucher un légume c'est devenir un enfant de choeur de la lumière céleste » (p.40).

Mais, Bobin a une puissance dans l'âme et la main qui assure un caractère intangible à son écriture : « La phrase la plus tendre doit être écrite à la hache. » (p.41)

Composé de miettes ce texte de Bobin est pourtant un festin plus revigorant qu'un repas de roi. Instantanés de contemplations, rapides et précis compte-rendu de ces instants sans-durée où le poète prend conscience de « l'état de poésie »....

« Les poètes traversent la vie avec entre leurs doigts une lettre en feu. Leurs livres en sont la cendre. » (p. 28)

Là où ciel et terre se touchent et se communiquent, se partagent leurs essences secrètes les plus légères, les plus fines, c'est avec le regard qu'écrit Bobin. Hors temps, hors espace. Avec lui nous devenus, le « temps » d'un paragraphe, contemporains de Pascal et de tout Port-Royal comme de tout ce qu'il évoque et que, pourtant, nous ignorons. Notre ignorance est éclairée, et, quand bien même elle persiste, persiste par-dessus tout la lumière, la lumière absolument unique de l'état de poésie qui n'écrase jamais les traits mais les dé-solidifie...


« L'art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d'émerveillement et de sidération qui seul permet à l'âme de voir. » (p.28)


Seulement, cet « acte » est englué dans un réseau de signes et de contraintes.


« Toutes nos pensées reviennent à chercher la clé d'un paradis dont la porte est ouverte » (p.53)


Oui, nos pensées ressemblent à ces nuées d'oiseaux virevoltant en ballets orchestrées sur la portée silencieuse des nuages. Oui, l'arrière fond de nos pensées c'est le ciel infini et amoureusement silencieux. Les ruines du ciel sont sur terre, dans le bruit absurdement mécanique des bouches, des moteurs, des coeurs, des contraintes et des nécessités... La liberté du promeneur qui lit et respire le silence des arbres et des oiseaux, des rivières et des senteurs (même les plus acres) discrimine tout de même affectueusement entre les pensées empoisonnées du prince de ce monde et les lumières infrangibles de la fragile toute-puissance du Roi des rois...  (ON nous propose tout de même de remplacer le paradisos par le supermarché "rapidos" où tout désir activé est aussitôt éteint par le suivant, le diable n'a même plus besoin de nos "pensées"...) Les Chérubins cachent leur face non à cause de la terrible toute-puissance de Dieu sur son Trône mais de l'inimaginable et incompréhensible humilité de son Amour...