Une rencontre avec Luba Jurgenson

Par Florence Trocmé

Belle conjonction hier soir, lundi 23 mai 2011, à Paris, à La Maison d’Amérique Latine : une exposition de Lucy Vines, l’épouse d’Yves Bonnefoy et même heure, même lieu, une rencontre-entretien avec Luba Jurgenson, dans le cadre des Entretiens mis en œuvre depuis quelques mois par la revue Po&sie.  
Poezibao s’attache ici à rendre compte de l’entretien avec Luba Jurgenson intitulée : « Luba Jurgenson : "Écrire, traduire – de la Russie à la France » 
 
 
Brève ouverture de Michel Deguy insistant sur l’importance qu’ont eue depuis l’origine de la revue Po&sie la traduction et le passage d’une langue à l’autre, d’un monde à l’autre. Et qui annonce la sortie du numéro 135 ainsi que le prochain entretien, le 14 juin, avec Emanuele Coccia, auteur de La Vie Sensible
Puis Claude Mouchard présente Luba Jurgenson. Lui aussi insiste sur le projet de Po&sie et son action de traversée ou de passage d’une langue dans l’autre, qui lui paraît particulièrement nécessaire dans le monde actuel. Il cite un poème de Mandelstam « sur le sol, mal à l’aise comme sur l’échine d’un âne » et évoque les millions d’êtres qui sont dans le franchissement et qui sont au contact du dos désolé de la terre.  
Il évoque ensuite les trois grands aspects de l’œuvre de Luba Jurgenson. Traductrice réputée, bien sûr, du russe vers le français, notamment de Chalamov (Récits de la Kolyma chez Verdier), mais aussi de Julius Margolin (Voyage au pays des Ze-Ka, Éditions Bruit du temps, 2011), de Nina Berberova ou de Gontcharov (Oblomov) ; l’essayiste ensuite (auteur notamment de Création et tyrannie, URSS 1917-1991), et enfin l’auteur de romans. Luba Jurgenson dirige par ailleurs une des deux collections russes de l’éditeur Verdier, la collection Poustiaki. Poustiaki qui veut dire petits riens et dont le nom lui a été suggéré par le roman autobiographique du peintre Iouri Annenkov Povest o poustiakakh, « Histoire de riens », traduit en français par « La Révolution derrière la porte », livre qui s’attache à décrire la révolution au travers de toutes petites choses. 
 
Deux têtes et deux cultures 
Lorsque Luba Jurgenson prend la parole c’est pour dire d’emblée qu’elle a « deux têtes, deux cultures » et qu’elle est « traversée par des courants langagiers », qu’elle se sent aussi toujours « soucieuse de traduire le monde qui n’en finit pas de se recouvrir d’opacité ».  
Elle se dit heureuse de cet entretien qui lui a permis et lui permet de faire le point sur tous les aspects de son travail : traduction, enseignement, critique, écriture, qui sont autant de versants langagiers. Que le va et vient entre les deux langues est aussi pour elle le moyen de recoller les morceaux.  
Elle aborde en détail la question du bilinguisme. Il faut rappeler qu’elle est née en Union Soviétique (un pays dont elle dira un peu plus tard qu’il n’existe plus, qu’elle est donc née dans un pays qui a été rayé de la carte) puis qu’en 1975, à l’âge de 17 ans, elle a émigré en France. Elle tente une comparaison entre le musicien et son instrument et l’homme et sa langue mais surtout insiste fortement sur la dimension physique du langage, parle de son rapport physique aux langues, « ce sont des textures que l’on façonne et qui nous façonnent ». Elle pose cette question magnifique « pourquoi la langue m’a-t-elle choisie pour instrument ? » et tout de suite cette autre question liée « pourquoi une autre langue m’a-t-elle choisie comme instrument ? ».  
Elle n’a mis que deux ans à son arrivée à passer à la langue française et aujourd’hui il est absolument impossible de déceler dans l’usage qu’elle en fait et dans son intonation la moindre trace d’une origine de langue autre ! Elle explique que curieusement le choix de l’usage de la langue française comme langue d’écriture lui a permis de se décomplexer, surtout par rapport aux célèbres dissidents installés de l’autre côté du rideau de fer et qui écrivaient en russe. Elle parle d’une part de hasard dans tout cela : « on n’est pas collé à son destin. ». Il faut en effet dire qu’elle réfute totalement l’idée d’une souffrance qui serait liée à ce parcours, qu’elle a même dû la dénoncer dans des travaux universitaires à son sujet ! Travaux lui prêtant notamment une peur perpétuelle de la perte de sa langue maternelle, ce qu’elle réfute complètement.  
 
Un rapport avec les langues toujours en évolution 
Le bilingue, dit-elle, a un rapport avec la « matière verbale » et l’expérience que l’on peut avoir du bilinguisme évolue, elle peut se présenter différemment selon les époques de la vie. Par ailleurs quand on vit dans deux langues, on a des occasions de se rendre compte à quel point l’histoire individuelle « croise la grande histoire » 
Au début des années 90 après la chute du mur, la figure du bilingue a émergé dans la conscience française, mais aussi allemande, il y a eu comme un vacillement identitaire qui a été bien perçu à ce moment-là. Il semblerait qu’aujourd’hui on soit revenu à quelque chose de plus rigide, insistant davantage sur langue, pays, origine. Quelque chose qui ramène à l’origine nationale, alors que pour elle le concept de nationalité est très problématique. 
Ce qu’elle vit c’est la traduction permanente d’un univers dans l’autre. Elle raconte alors cette anecdote : un jour, en montagne, elle s’était engagée dans une excursion au-delà de ses moyens et s’est vite trouvée en grande difficulté, convaincue qu’elle allait mourir. Or, dit-elle, ce qui dans ce moment périlleux occupait tout son esprit, était de savoir comment on disait « éboulis » en russe ! Il y avait comme une urgence vitale à trouver ce mot. Ce qui lui fait dire qu’il y a un lien entre traduire, la vie et la mort, l’origine. 
Autre expérience vécue : à un moment donné, après des années passées en France, elle doit enseigner en russe. Elle fait ce constat que « la langue russe ne tirait [d’elle] aucune pensée ».  
Elle évoque alors le discours que l’on tenait aux jeunes débutant des études de lettres : connaissez l’arbitraire du signe ! Ce qui est pour le bilingue l’évidence, lui pour qui « quelque chose est définitivement déboulonné entre le mot et la chose. » Les mots planent au-dessus des choses. Entre les mots et les choses, un espace de liberté mais aussi l’arbitraire et la contingence du nom et de sa propre origine. Elle fait allusion à un travail qu’elle a mené sur les utopies d’une langue universelle, en Russie à la fin du XIXème siècle, mais aussi au XXème siècle, non pas l’esperanto, fabrique artificielle mais plutôt du côté des expériences de Khlebnikov, la tentative de remonter à la langue originelle, d’avant Babel : « Fiodorov l’a rêvée, Khlebnikov l’a créée ».  
 
« En russe, j’ai toujours 17 ans » 
Retour au bilinguisme et occasion d’apprécier l’humour et une forme de gaieté (dans la gravité) de Luba Jurgenson : « la vie d’un bilingue est un film sous-titré ». Elle dit aussi qu’il est impossible de savoir dans quelle langue on rêve car « on se réveille avec deux versions ». Et de renvoyer à cette image chère à Danilo Kis, le vase de Rubin, où l’on ne sait pas si l’on voit un vase ou deux visages de profil… le bilingue serait quelqu’un qui essaie en permanence de voir les deux en même temps, le vase et les profils !  
Elle revient ensuite sur ce qui se passe quand on quitte une langue jeune. Pour elle (elle insistera à plusieurs reprises sur le fait qu’elle ne prétend à aucune universalité, qu’elle ne parle que de son expérience à elle du bilinguisme), on en reste dans la langue d’origine au stade où on en était quand on est parti » : « en russe, j’ai toujours 17 ans ». Elle décrit ce rapport si singulier de l’enfant avec la langue, les couleurs des lettres (Rimbaud, Nabokov), la décomposition des mots quand on les répète très vite, le fait de « mâcher les mots » pour tromper l’ennui terrible de l’enfance. Elle dit les enfants « très attentifs au revers du corps », se souvient de son rapport très particulier au langage, au visuel (expérience des phosphènes créés par la pression des doigts sur les yeux…), fait surgir la crevette de Ponge et conclut en disant que « cette attention-là, qui disparaît à l’âge adulte, reste active chez le bilingue qui retourne constamment les mots pour aller voir ce qu’il y a derrière ». Expérience d’autant plus forte pour elle du fait d’une « identité problématique » puisqu’en fait, ce qu’elle ne savait pas alors, elle est « juive en Russie », ce qui implique un rapport très particulier à l’origine car il y a toujours dans toute famille juive une « autre langue en fond. »  
D’où un paradoxe, le bilingue est infantile mais en même temps le bilingue est adulte car il sait se regarder constamment de l’extérieur. D’autre part le bilingue a « toujours une porte de sortie » car ce qu’on ne peut pas dire dans une langue, on peut le dire dans l’autre langue.  
Ce qui implique aussi que la langue dans laquelle on dit les choses les détermine en grande partie. Elle parle des poètes qui ont changé de langue, Rilke par exemple qui a écrit en français, ce que beaucoup savent, mais qui a aussi, c’est moins connu, tenté d’apprendre le russe pour pouvoir écrire en russe. Il s’y est essayé dans quelques poèmes : quand on les lit, ce n’est pas du Rilke, dit Luba Jurgenson, mais quand on les traduit, ça donne du Rilke ! Rilke imaginait qu’en russe il n’y aurait plus pour lui d’indicible, d’impossible à dire.  
Michel Deguy demande alors à Luba Jurgenson si elle « a appris le français ». À cette question qu’elle juge très belle, Luba Jurgenson répond en disant qu’en 1990 encore elle parlait du français comme d’une langue étrangère mais que plus tard cette langue apprise est devenue « consubstantielle de ce qu’elle est » et que pour elle aujourd’hui le français n’est plus une langue apprise.  
Elle distingue au passage ce qu’elle appelle la connaissance passive d’une langue (la comprendre) et la connaissance active (la parler) 
Elle revient aussi sur la question de l’origine et de son rapport avec l’immigration arrivée antérieurement, immigration russe, alors qu’elle est venue de ce pays qui n’existe plus, l’Union soviétique. Elle ne se reconnait aucune identification possible avec la Russie qui a émergé après la fin des années 80, elle ne peut pas dire qu’elle est russe et donc son rapport à la langue a encore changé.  
 
Où est l’original ?  
Elle va consacrer un moment à relater une étrange et émouvante coïncidence. À partir de 94, dans le sillon des évènements, elle entreprend l’écriture d’un roman sur l’Allemagne nazie, autour de la figure d’un musicien imaginaire. Au même moment, elle découvre un livre de Léonid Guirchovitch, écrivain émigré en Allemagne, vivant à Hanovre, violoniste. Elle veut faire connaître ce livre, va voir l’auteur à Hanovre, travaille avec lui sur sa traduction… mais tout s’interrompt car elle n’a aucune perspective d’édition ; jusqu’à ce qu’en 2004 les éditions Verdier lui proposent la création d’une seconde collection russe, laquelle va être inaugurée par le livre de Guirchovitch, Apologie de la fuite.  
Et en fait lorsque le projet de publication en français s’était enfin concrétisé, Luba Jurgenson s’est aperçue que sa première traduction ne convenait plus, elle l’a entièrement refaite. Et voilà qu’elle parle à Leonid Guirchovitch de son propre livre, commencé en 94 et q’il lui propose de l’aider à le traduire en russe. Ce sera le premier texte d’elle traduit en russe et elle en parle comme d’une « expérience incroyable, comme un accès direct à quelque de soi-même caché », non sans ajouter qu’en 2004, lors de la proposition faite par Guirchovitch, elle a aussi dû reprendre tout le livre écrit en 1994, sur la même trame « mais avec plus d’ironie ». Et de se poser la question « où est l’original ? », d’autant qu’elle se trouve aujourd’hui plus proche de la version russe que du livre français… et que donc elle va peut-être le retraduire en français… 
 
Langue et pouvoir 
La séance se terminera de façon tout aussi passionnante sur la question de ce que le contexte, notamment politique et historique, fait à la langue. La langue totalitaire a beaucoup imprégné la Russie et pendant longtemps (elle répond en fait à une question de Claude Mouchard qui lui demande si on pourrait imaginer avec la langue russe un travail comparable à celui de Victor Klemperer sur la LTI, Lingua Tertii Imperii, autrement dit la langue nazie). En 1975, les émigrés disaient aux arrivants qu’ils parlaient soviétique et pas russe. Aujourd’hui Luba Jurgenson relate qu’elle, qui n’est pas en contact permanent avec la langue dans le pays, y entend un « accent truand », y compris dans la langue officielle ou à la télévision, voire même au théâtre. Que ce n’est pas seulement une question de lexique, mais aussi d’intonation et que c’est sans doute la postérité du goulag. 
 
Ainsi se conclut ce passionnant aperçu sur ce que c’est que de parler une langue, de vivre dans deux langues, sur le fait que le bilinguisme déplace complètement le rapport avec sa langue dite d’origine interroge aussi la question de l’origine.  
 
[Florence Trocmé]  

photos, toutes agrandissables par simple clic ©Florence Trocmé, de haut en bas, Michel Deguy à droite et Claude Mouchard ; Luba Jurgenson ; Claude Mouchard ; Luba Jurgenson