La vache perdue

Par Mafalda

Dans certaines provinces où s’attarde l’esprit des siècles passés, la superstition règne encore chez les paysans comme à l’époque indéfinie que l’on est convenu d’appeler « le bon vieux temps », bien qu’il ne dût guère mériter ce nom si nous en croyons l’Histoire.

Sous ce rapport, les campagnes bretonnes et normandes vivent en plein Moyen-Âge. Les farfadets, les korrigans et les follets sont de petits lutins constamment mêlés à la vie intime du paysan. L’un de ces malins esprits, par exemple, est spécialement préposé aux tartines : quand elles échappent aux mains maladroites, c’es toujours lui qui fait tomber le beurre ou les confitures en-dessous, de sorte que, grâce à la poussière qui s’y colle, elles ne sont plus mangeables… J’en ai beaucoup souffert, pour ma part, dans mon enfance!

Les paysans bretons et normands, doués d’une imagination vivace, voient volontiers ces petits êtres surnaturels dans les formes indécises que produit l’ombre des arbres ou des pierres au clair de lune.

Ceci dit, écoutez cette amusante histoire de farfadet que je veux vous conter.

Dans un hameau situé au fond de la plaine de Caux, et nommé Ecoute-s’il-Pleut, vivait il y a quelque trente ans un métayer qui tenait de son respectable père et de son parrain les nom et prénom de Casimir Panoyau.

Casimir avait, bien entendu, hérité de la superstition de ses ancêtres.
La vue d’une fourchette placée en travers d’un couteau lui faisait venir la chair de poule, et il eût payé très cher un brin de trèfle à quatre feuilles, persuadé qu’une fois ce précieux talisman en sa possession, toutes les prospérités devaient pleuvoir sur la maison.

Cet homme à l’esprit simple possédait une belle vache, blanche comme son lait,

douce comme un mouton, qui avait au cou une jolie clochette, et qui s’appelait Jacqueline.

C’était, comme on peut le dire, une bête précieuse, car dans la belle saison elle fournissait régulièrement ses dix pots de lait par jour, ce qui, en langage du pays, signifie vingt litres. Aussi son possesseur eût-il souhaité que le bon temps où l’herbe émaille et parfume les près durât depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, c’est-à-dire toute l’année et, sans aucun doute, si l’on eût pu consulter la Jacqueline, elle eût été du même avis.

En effet la saison d’hiver, en nous apportant de nouvelles récréations, met de la variété dans nos plaisirs ; mais pour les ruminants, il n’en est pas ainsi ! Dès que les frimas, le grésil couvrent la terre, ils restent enfermés à l’étables où on les nourris de fourrage sec et de betteraves. Il n’est plus possible de courir en liberté dans les herbages humides de rosée, ni de brouter les jeunes pousses sur les haies en fleur !

Or, il faut vous dire que la Jacqueline était douée d’une imagination très vive pour un animal de son espèce. Au fond de sa retraite, sur sa litière de paille, elle avait le regret des plaines vertes et des pommiers roses. Ce fut précisément ce sentiment qui causa une bizarre aventure dont le souvenir est resté légendaire dans toute la plaine de Caux.

Un jour de décembre, où la neige profonde comblait à demi les chemins creux et se confondait au loin avec le ciel grisâtre, Casimir Panoyau ayant les doigts engourdis ferma si mal la porte de l’étable, que le vent du Nord, toujours à l’affût d’une occasion de jouer quelque mauvais tour, la rouvrit derrière son dos.

Il n’en fallut pas davantage pour donner naissance à es idées de liberté chez la Jacqueline. La voilà donc qui se dresse sur ses quatre pieds fourchus, se bat les flancs de sa longue queue, approche son mufle de la porte, renifle l’air froid du dehors et, délibérément, à travers champs, s’en va voir si le printemps s’avance…

Un profond silence régnait dans la campagne. Toute la nature semblait dormir sous son drap blanc… Notre bonne laitière n’avait que trois ans d’âge et manquait un peu d’expérience. Dans sa simplicité, elle se dit que puisque le printemps n’était pas installé aux environs de la ferme de maître Panoyau, elle le trouvait sans doute un peu plus loin. Par suite de ce raisonnement ingénu, elle contina sa promenade solitaire jusqu’aux confins d’un bois où, le soir tombant de bonne heure, l’obscurité régnait déjà.

Pendant ce temps Panoyau, ayant eu besoin de retourner à l’étable, s’était aperçu de l’escapade de sa pensionnaire ; mais loin d’attribuer cette disparition à sa négligence ou maladresse, il crut que quelque chemineau vagabond la lui avait volée.

Il s’arma donc de son grand bâton ferré qui était d’épine durcie au feu, enfonça son bonnet de laine jusque sur ses oreilles, puis, tout maugréant, se mit à la recherche de la bête et de son ravisseur.

Malheureusement la neige tombait avec abondance. Elle aveuglait à demi le fermier, elle avait effacé la trace des pas de Jacqueline. La solitude, le sifflement de la bise dans les arbres eurent bientôt glacé le courage du Normand. Il balançait entre sa terreur superstitieuse et le désir de retrouver une vache qui valait, au bas mot, cent écus. Un instant, le second de ces sentiments l’emporta. Il se dirigea d’un pas pas résolu vers le bois désert où il soupçonnait le voleur de s’être réfugié après son larcin, mais quand il se vit seul, marchant à tâtons sous ces voûtes désolées pleines de sombres mystères, ce fut la peur qui reprit le dessus. Au lieu de jouer à colin-maillard avec des troncs de hêtres rugueux qui lui écorchaient le visage au passage, il eût préféré se trouver au coin du feu, en face d’une bonne écuelle de soupe chaude !

De guerre lasse, il se disposait à retourner sur ses pas, quand il crut distinguer non loin de lui une ombre qui lui fit l’effet d’un polichinelle encapuchonné.

Il allait se précipiter à genoux pour désarmer le courroux de cet être fantastique qu’il prenait déjà pour le follet, quand l’objet de sa frayeur s’approcha tout tremblant et implora sa protection. En même temps, une voix cassée, mais familière à ses oreilles lui criait :

« N’allez pas plus loin, maître Casimir, il se passe ici quelque chose de terrible ! »

A ces mots, le superstitieux fermier reconnut une bonne femme, sa voisine, dont le nez et le menton avaient en effet, comme ceux de Polichinelle, la forme d’un casse-noisettes. Quant à ce que, dans l’obscurité, il avait pris pour une bosse sur son dos, c’était tout simplement une bourrée de branches mortes qu’elle venait de glaner dans le bois.

« Que se passe-t-il donc ? Demanda-t-il.

- Je n’en sais rien, mais écoutez !… Quelqu’un d’invisible se lamente tout près de nous. »

En effet, on entendait dans la nuit de profonds soupirs.

« Si vous souffrez, si vous avez besoin de secours, parlez, » dit Casimir, s’adressant à la personne inconnue dont les plaintes troublaient le silence.

A ces mots prononcés d’une voix haute, mais d’un ton mal assuré, personne ne répondit. Cependant, les gémissements cessèrent.

« Ce n’est pas naturel, déclara la bonne femme, j’ai bien envie de jeter ma charge, et de me sauver à toutes jambes.

- Et moi ! Murmura Casimir. »

Comme le fermier laissait échapper cette exclamation, sa compagne poussa un cri d’effroi, et du doigt lui montra quelque chose…

Une forme indécise venait d’apparaître à l’entrée de la clairière, espace ouvert où le ciel laissait tomber une lueur douteuse. Panoyau regarda dans cette direction, et cette fois… Oh ! Cette fois, ses dents claquèrent, ses cheveux se dressèrent sous son bonnet, car ses yeux troublés apercevaient une face pâle, démesurément allongée, au-dessus de laquelle se dressaient deux cornes pointues.

Les cornes étaient considérées comme l’attribut du diable, Panoyau n’hésita pas à le reconnaître.

« Monsieur le Diable, cria-t-il, faites-moi retrouver ma vache, et je vous promets… tout ce que vous voudrez ! »

Il avait à peine prononcé ces paroles que la vision se brouilla, et tout à cup, comme en réponse à sa supplication, un bruit de clochette se produisit suivi d’un beuglement bien connu de l’excellent fermier qui, l’instant d’après, embrassait sa vache en pleurant de joie.

Jacqueline ne paraissait pas moins heureuse d’avoir reconnu son bon maître, qui allait sur le champ la ramener à l’étable bien close où elle avait toujours une fraîche litière et du foin en abondance.

Un peu rassurés, les trois amis se mirent en marche vers la ferme. Chemin faisant, maître Casimir jetait de temps en temps un coup d’œil craintif en arrière.

« A quoi pensez-vous ? Lui demanda la paysanne.

- Je calcule ce qu’il me faudra donner au diable pour m’avoir rendu la Jacqueline… Vous avez été témoin de ma promesse et cela pourra me coûter cher ! »

On était sorti du bois. Déjà l’on distinguait les premiers feux du village. L’assurance renaissait dans les esprits. La compagne de route du fermier se mit à rire.

« Croyez-moi, dit-elle tranquillement, le diable n’est pour rien dans cette affaire ; votre vache, fatiguée de sa course, s’était couchée sur là neige où elle ruminait sa nourriture, en faisant ce bruit que nous avons pris pour des soupirs, et qui nous a si fort effrayés. Quand elle a entendu votre voix elle s’est levée… C’est alors que nous avons cru reconnaître le diable à ses cornes, bien que vous ne l’ayez jamais vue en face ! Vous avez parlé une seconde fois, et la bonne bête à couru à votre rencontre, en criant : m’man !… Ce qui est sa manière à elle de dire : bonsoir, mon maître ! »

Le fermier fut bien forcé de se rendre à l’évidence d’une explication aussi claire ; aussi, dans sa joie de ne devoir qu’à lui-même d’avoir retrouvé son bien, invita-t-il sa voisine à partager son souper et jamais repas plus joyeux ne fut fait entre braves gens. Cet incident produisit un résultat doublement heureux. La Jacqueline n’eut plus envie de courir les aventures, et maître Casimir fut guéri de sa folle superstition.

Achille MELANDRI