Guerre et rapatriement des corps

Publié le 09 juin 2011 par Egea

Un fidèle lecteur m'envoie ce message :

"Ce soir, je me suis fait une réflexion toute simple en regardant le début d’un reportage sur les 177 de Kieffer. Un ancien du commando nous dit que le plus dur, ce n’est pas de se battre, c’est de voir son copain tomber, de creuser un trou, et de jeter la première pelleté de terre.

L’Afghanistan, notre plus longue et plus coûteuse guerre depuis bien longtemps, est un terrain où de nombreux alliés seront tombés, et où aucun corps ne sera resté (US, UK, FR, …).

Je ne sais pas quelles conséquences ça peut avoir, sous quel angle réfléchir à cette question, mais j’ai le sentiment que ça ne peut pas être anodin. Le seul critère technique (moyens modernes permettant de rapatrier un corps avant que son état ne l’interdise) ne me semble pas être l’alpha et l’oméga de la question".

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J'aborderai ce sujet avec prudence, mais il mérite d'être évoqué, car c'est une question de commandement que tout chef doit se poser. Je précise aussitôt mon humilité devant la chose, et espère ne pas raviver, chez certains, des sentiments mal enfouis.

Je note que vous retenez surtout l'image : celle de la pelletée de terre, celle en fait de la représentation de la mort. Car il y a une dimension médiatique, mais si elle a changé de forme, elle n'a pas changé au fond : aujourd’hui, on voit tous ou, plus exactement, tous voient tout, grâce aux moyens de transmission vidéo, etc.... Remarquez également qu'il y a une "mise en scène", peut-être plus imposante aujourd'hui qu'autrefois (la cérémonie de départ du théâtre, la cérémonie aux Invalides, la mise en terre dans la commune natale, l'inscription du nom sur le monument aux morts) parce qu'il y a moins de morts qu'en 14-18 ou en 44. Enfin, je pense à ce village anglais, situé entre un aérodrome militaire et la base du coin, et qui voit traverser, toutes les semaines, des convois funèbres et qui s'assemble pour honorer à chaque fois les morts au combat. Bref, le travail funèbre est peut-être plus individuel dans un cas, plus collectif dans l'autre, mais il s'effectue.

Le plus important me semble pourtant la dimension psychologique ou affective : au fond, la question n'est pas celle du corps, du trou, de la terre (dans un cas) ou du cercueil, du drapeau qui le recouvre, de la haie d'honneur et de la prise d'armes solennelle (dans l'autre). Ce qui compte, c'est que ce soit le "copain" qui soit l'occasion du travail funèbre. Pensez à ce beau reportage sur des soldats américains (en Irak ? je crois l'avoir lu dans le Monde magazine, était-ce l'été dernier ? quelqu'un a-t-il la référence ?) où l'on comprend que le groupe devient une entité tellement soudée par ce qu'elle vit, qu'en conséquence les références "normales" (hors de la guerre) n'interviennent plus. Ces soldats tiennent donc ce discours "je suis prêt à risquer dix fois ma peau pour sauver le copain : ma mort compte moins que la sienne". Qu'on pense plus récemment aux témoignages des combats d'Uzbine, où l'on a constaté un dévouement des soldats pour leurs p'tits cos.

En fait, cela renvoie à la "fraternité d'armes". On n'en retient bien souvent que l'expression : c'est méconnaître cette expérience de la guerre qui modifie radicalement (et pour une fois, le mot est bien employé) la perception des choses. Et celui qui vit en même temps que soi cette anormalité devient, en même temps que soi, un autre, différent des autres humains. Les deux s'aventurent dans des territoires émotifs inconnus. Voir donc disparaître ce frère d'arme, qui comme moi a vécu ce moment exceptionnel, c'est disparaître soi-même : alors, sa mort atteint l'humanité que nous avions curieusement découverte dans ces moments extrêmes.

Dès lors, la question n'est plus celle du trou ni celle de la pelletée de terre : elle est dans la conscience de la disparition de l'autre, du copain, du frère d'arme.

Mais je demande votre indulgence envers ces considérations, que j'avance avec prudence.... Je suis disposé, plus que d'habitude, à recueillir des témoignages ou explications sur la question.

O. Kempf