Encore deux mots d’Ulysse

Publié le 11 juin 2011 par Jlhuss

I

Tu me demandes, Nausica, s’il me plaît de devenir ton beau-père. Je connais la pureté de ton cœur, je sais que je peux lire cette demande en pleine lumière. Y répondre de même sera pour moi plus malaisé.

Mon fils est digne de toi et toi de lui. Nos royaumes sont proches, nos maisons honorables, nos biens suffisants au bonheur sur terre. Votre âge et votre beauté se font signe et s’attirent. Je sais l’air respiré par toi chez ton père : pudique et délié, grave et gai. J’approuve l’éducation donnée à Télémaque en mon absence : instruit autant qu’il faut l’être, ardent et réfléchi, libre et respectueux. N’a-t-il pas montré son courage en battant les mers à ma recherche, ou en défendant ici sa mère contre les traîtres qui, me croyant mort, l’assaillaient ? Oui, Nausica, je suis heureux de votre union, et je devrais m’en tenir là. Le reste de la réponse ne vaut que dans le souvenir d’un homme vieillissant, c’est-à-dire bien peu, quand le présent suffit à la joie.

Combien d’années, Nausica, depuis le jour de notre rencontre ? L’ultime fureur du dieu m’avait jeté pantelant sur ton rivage, tu t’en souviens bien sûr. Mais as-tu deviné, ce jour-là, l’émoi du naufragé reprenant connaissance aux cris joyeux de jeunes filles qui jouent nues à la balle dans un bassin d’eau clair ? As-tu conçu sa honte de les effrayer en satyre avec son surgissement hirsute ? As-tu mesuré son trouble quand l’une des filles, toi, se détachant du groupe effarouché, vient lui porter des sels pour se laver, un des draps blancs de leur lessive pour se couvrir, puis le conduit joyeusement chez le roi son père ? As-tu perçu sa griserie de conteur, quand, dans la salle pavoisée du palais d’Alcinoos, il voit briller tes yeux de vierge aux récits de sa bravoure ?

Voilà pourquoi, chère Nausica, dans le secret d’une lettre qu’il vaudra mieux détruire, à ta question j’aimerais faire cette réponse d’augure : Si Ulysse peut se réjouir que tu épouses son fils, il se passerait bien de devenir ton beau-père.

II

Je doute, Calypso, qu’une lettre apaise ta rancœur. Mesure du moins l’effort sur moi-même pour t’écrire celle-ci, et le dévouement de mon fils pour venir te la porter au bout du monde. Dans mon pays, parmi les miens, au cœur de la paix retrouvée, je ne peux revoir sans remords ton regard dévasté quand Hermès, messager d’un Ciel enfin accessible à mes plaintes, est venu t’ordonner de me laisser partir, de faire cesser le charme qui me tenait lié à toi, depuis sept ans, contre mes désirs et mon espérance.

Contre mes désirs ? Quand je repasse mes dix années d’errance après la victoire, c’est près de toi d’abord, déesse, que je me vois, sortant illuminé de ton étreinte, ayant joui dans tes bras plus somptueusement qu’aucun mortel au monde, lavé, parfumé d’essences inconnues, divinement vêtu par tes femmes, repu de mets inconcevables, enchanté de musiques inouïes… mais à la fin toujours prostré sur la plage, traçant du doigt dans le sable le nom d’Ithaque, le contour de mon humble île et les lèvres d’une épouse que tu trouverais peut-être indigne même de te servir.

Tu voulais faire d’Ulysse un dieu, je suis homme et j’en mourrai. Mourir, Calypso, voilà notre avantage sur vous, dieux et déesses, en vos royaumes sans bornes. Ce devoir de finir donne à nos jours une saveur pathétique qu’il vous arrive d’envier. Si la postérité retient mon nom, j’aimerais qu’on dise non pas seulement, comme c’est probable, l’homme aux mille tours , mais le pleinement humain : ni divin chez toi dans les hommages d’un coeur sublime, ni bestial chez Circé dans les fureurs d’un corps avili.

Cette lettre lue, déesse, regarde bien Télémaque mon fils, debout devant toi dans l’attente d’une réponse. Ce fruit mortel d’une chair mortelle, y a-t-il plus beau sous la voûte ? Dis-lui, Calypso, dis-lui les seuls mots qu’il souhaite entendre sur tes lèvres : « Au plus vif de l’amour, Ulysse ne fut jamais à moi. »

Arion