L'outrage aux mots, de Bernard Noël (par Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé


Le deuxième volume de la réédition d’œuvres publiées en livres ou dispersées de Bernard Noël, L’Outrage aux mots, est une œuvre salutaire. Placé sous la thématique du politique, il suit le cheminement d’une pensée, l’expose, nous convoque, interpelle. Depuis le procès qui lui fut intenté pour outrage aux bonnes mœurs, suite à l’édition du Château de Cène1, Bernard Noël ne se permet aucun répit, repousse d’un geste de parole la « démission générale dans l’abattement de laquelle chacun ne consomme que sa propre vie », dénonce dans un large et généreux mouvement le sournois totalitarisme, le « totalitarisme mental » de l’économie libérale s’insinuant dans le langage (dans les mots et dans les images) en prenant les atours artificiels, mais séduisants, de la liberté de consommation voire de la culture pour tous, une culture nivelée vers le bas et devenue la populiste « culture pour chacun » approuvée, même à leur insu, ce qui pis est, par un grand nombre d’acteurs de la vie culturelle, amateurs de « spectacles » au lieu de pièces de théâtre, ou d’œuvres faciles et aisément accessibles au public : « Tout acte culturel exigeait depuis toujours un certain effort – effort de compréhension, d’apprentissage, d’écoute – dont le mouvement conduisait à l’échange et au plaisir. La consommation culturelle n’exige au contraire qu’un peu de passivité. Le spectacle tient lieu d’activité mentale. Une activité qui n’est que de l’agitation et qui aboutit peu à peu à décourager la réflexion au profit d’un appétit dévorateur de son propre non-sens… ». La lecture de cette somme rappelle un des livres fondamentaux de la pensée contre-totalitaire du XXe siècle, fondamental parce que empirique : LTI, la langue du IIIe Reich du philologue Victor Klemperer, lequel analysa la langue des bourreaux de l’intérieur, la façon dont celle-ci put pénétrer le langage courant pour modeler les consciences serviles, « les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. » Ainsi agit Bernard Noël, qui, s’investissant du rôle de poète, extrêmement attentif à l’usage de la langue, signale combien les mots de la culture ou du loisir, au nom d’une idée de la démocratie, se retournent dans la langue et produisent l’effet inverse, ils ne libèrent pas, ils asservissent en poussant à la passivité obéissante, et en agrandissant « le temps de cerveau disponible » pour boire du coca cola ou de la littérature romanesque et complice du pouvoir ; c’est le concept lumineux qu’il créa avec le néologisme « sensure »2, dont il n’a cessé, au long de ses écrits, de développer signification et sens pour lui créer un référent ancré dans le système libéral, la censure est totalitaire, la sensure est libérale : elle prive totalement de tout sens critique. Du mot « culture », Bernard Noël en dénonce ce que le philologue allemand nommait « l’avilissement du concept » : « le pouvoir se perpétue en dégradant le langage », écrit le poète. A travers diverses formes littéraires, journal, chronique, poème, fiction, pièce de théâtre… la pensée de Bernard Noël s’élargit au contact de la variété formelle, s’élargit au contact des cultures géographiquement voisines et lointaines. Habitant poétiquement le langage, il habite politiquement le monde et son réel. Il s’indigne, sans jamais exclure, il attaque de front la duplicité du langage, renforce le rôle essentiel de l’écrivain : « Son travail est politique sans qu’il fasse nécessairement de la politique ». Sa parole politique est un chant de geste. 
 
 
[Jean-Pascal Dubost] 
 
 
 
1 Le titre de ce volume reprend celui du texte qu’écrivit Bernard Noël en 1975 (titre qui retourne dans la langue, et avec une élégante ironie, le mot « outrage » à et contre son envoyeur), pour prendre sa propre défense, mais aussi la défense de la langue, d’une langue libre, et de son potentiel révolutionnaire, suite audit procès. 
 
2 L’expérience est intéressante : tapez « sensure définition » sur un moteur de recherche, il vous corrigera, vous voulez dire « censure » ? 
 
 
 
Bernard Noël 
L’Outrage aux mots 
P.O.L. 
688 p., 30 €