La poésie de Christophe Lamiot Enos : la musique comme Récit mémoriel (par Mathieu Gosztola)

Par Florence Trocmé

La poésie de Christophe Lamiot Enos :

la musique comme Récit mémoriel*  

Toute l’œuvre de Lamiot Enos épouse (et non se confond avec) un profond et savant travail de la mémoire qui trouve l’occasion de se manifester dans le poème, et, davantage encore, en poème. « Toujours, la forme que prenait mon souvenir me requérait tout particulièrement. C’est à partir de ce relief que j’organise mon travail – selon l’exigence qu’il m’y semble voir indiquée, de le reproduire par tous les moyens envisageables. » (Après-lire de 1985-1981) La forme du poème apparaît comme la solidification jamais acquise de l’informe – la matière (c’est-à-dire l’entité) de la mémoire, toujours changeante, évasive, se dérobant autant que se recomposant spontanément et fallacieusement face à l’entreprise de restitution, quelle qu’elle soit – sous la forme de mouvements et de tâtonnements (rien n’est jamais figé, dans la poésie de Lamiot Enos : cette dernière naît d’un élan fondateur – celui de la mémoire – autant qu’elle le donne à percevoir – élan qui est aussi, et d’abord, élan de vie), lesquels manifestent la recherche inlassable de la plus grande justesse possible. Aussi, la totalité de la mémoire de l’auteur, entité jamais actualisable et jamais même perceptible si ce n’est comme l’invisible qui tient ensemble les fragments éclairés (et ainsi rendus visibles) par un effort de restitution de la conscience, trouve son inscription et comme sa propre présence dans un Récit complet mais absent, duquel ne restent que des fragments qui sont autant de variations infiniment recommencées que l’on nomme poèmes, mais que Lamiot Enos a pu appeler, peut-être plus justement encore, « illusion[s] ». Ce Récit complet et absent n’est que la matérialisation sous forme d’une virtualité altière de l’ensemble des lois (de la Loi) que l’auteur devine ou croit deviner au sein de l’harmonie toujours foisonnante du visible (les lois par lesquelles se déploie le visible dans son infinité de nuances possibles) et qui poussent le poème, dans son existence même, à suivre, pour pleinement exister – dans une existence qui ne soit pas de fortune, mais équivalant à l’existence à laquelle il renvoie (et qu’il cherche à rendre visible et non pas à restituer : l’existence du passé dans son détail vécu) –, des lois également, d’où le recours à un travail très intense et extrêmement abouti sur tout ce qui a trait à la métrique (qui n’est pas sans rappeler l’exigence de Jacques Roubaud, extrêmement féconde et salutaire, à l’égard du sonnet tout particulièrement).  
Comme l’écrit Yves di Manno en quatrième de couverture de ce volume, dans ce « [r]écit [qui] couvre le second semestre de l’année 1985, marquant l’arrivée et l’installation de l’auteur à l’université de Cornell, sur la côte Est des Etats-Unis[,] [i]l s’agit avant tout, au fil de la chronologie, de rendre compte de l’existence quotidienne – dans sa banalité et ses saveurs – à travers une accumulation de notations : gestes, décors, situations, regards et paroles échangés étant ici restitués avec une netteté et une précision exemplaires. » Tout détail est convoqué dans la rythmique incessante du poème. L’arrêt de ce dernier n’est jamais conclusif (nous sommes bien là face à des variations incessantes) : cette fin du poème qui n’est en rien une finalité correspond ainsi à la suspension d’un élan qui se confond avec l’élan de vie – puisque l’élan de la mémoire se confond avec l’élan de la conscience – et du reste, tout est mémoire, puisque notre regard ne fait jamais que reconnaître, loin de toute vision (laquelle implique primitivité) possible. Avec Lamiot Enos, la mémoire est retranscrite de telle façon qu’elle n’est pas la convocation par la pensée de ce qui peut être façonné par l’intellection et catégorisé suivant des schèmes mais bien au contraire ce qui est le passé – dans sa richesse – restitué au présent, sans que celui-ci soit, justement, passé au crible de la conscience (et donc de la connaissance). Ainsi la mémoire, du fait des poèmes de Lamiot Enos, apparaît-elle dans une primitivité décapant notre regard, comme si, par la lecture, on avait l’occasion de vivre (et non plus d’assister à) une mémoire personnelle qui devient ainsi, de par l’appropriation singulière à chaque fois dont elle est l’objet, une mémoire impersonnelle. 

C’est le grand miracle de la poésie de Lamiot Enos : par trop de personnel (du fait de l’accumulation de détails de la vie matérielle qui ont tous trait à la plus grande véracité du vécu et à ce qui appartient en propre au continuum de l’auteur), le personnel, gommé (décapé là encore) de tout lyrisme qui soit modalités du lyrisme (puisqu’il s’agit d’emprunter au lyrisme ses fondations : l’écriture sur soi et sur le sentiment amoureux – du moins, pour ce dernier aspect, en ce qui concerne les précédents volumes), atteint au plus pur impersonnel, à une voix (ou plus justement encore à une polyphonie) détachée du singulier pour nous atteindre comme murmure d’une époque impersonnel et ainsi renvoyant à chaque personnel, d’autant plus que tous les détails, sans exception, convoqués par Lamio Enos dans la trame narrative des poèmes, peuvent avoir une résonnance particulière dans notre vécu. Cette matérialité restituée par Lamiot Enos qui conduit son chant à atteindre l’impersonnel – permettant de dessiner les contours de l’Histoire, mais d’une Histoire vécue individuellement et anonymement, individuellement au-delà de l’individuel, et du reste n’y a-t-il pas d’autre façon de vivre l’Histoire – n’est pas sans rappeler l’usage qu’a pu en faire Pound dans ses premiers Cantos.  
 
Pour Lamiot Enos, convoquer les situations vécues signifie retranscrire le plus précisément possible tout ce qui a trait à la matérialité qui sous-tend l’ensemble de la vie quotidienne autant que cela en constitue le déroulement extime. Il s’agit de se référer à chaque fois aux titres des poèmes pour découvrir l’ampleur de la précision du projet de restitution de la mémoire par l’entreprise poétique (qui est une entreprise musicale comme l’on dirait entreprise photographique). Un exemple ? « Août 1985, je marche parmi les maisons sous les arbres – à partir d’une photographie (le pasteur me parle ».  
 
Comment une telle restitution, dans toute sa précision contextuelle, est-elle possible ? Ce ne peut être le cas, paradoxalement, qu’en usant pour cela des heurts du vers, de la musicalité proprement stupéfiante d’un vers qui semble n’en avoir jamais fini de faire retour sur lui-même, et qui se confond avec l’effort de la conscience pour donner le plus d’inscription possible à la plus grande véracité possible, laquelle ne peut advenir que dans un cheminement du poème qui ne soit jamais linéaire, mais qui manifeste toujours, dans son être même, les allers et retours incessants, les sauts et les pauses à quoi se résume tout effort de conscience qui s’articule autour d’un souci de restitution d’une réalité juste entraperçue. En outre ces allers et retours dans leur caractère inlassable créent-ils une chambre d’échos. L’effort de restitution concernant un moment en particulier se confond mais comme ignorant de lui-même avec un effort de restitution d’autres moments, puisque les souvenirs, dans leur factualité la plus insécable, la plus singulière, sinon s’enchevêtrent du moins s’appellent toujours les uns les autres. « Il y a, dans la succession de mes souvenirs, c’est-à-dire à la lecture que j’en ai, comme un système d’échos se mettant en place et à mon insu, une sorte de reconstitution, peut-être (partielle), qui s’opère. » (Après-lire de 1985-1981) Aussi la musique est-elle réseau sémantique d’échos (d’où l’insistance avec laquelle certaines sonorités ou certains mots reviennent) par quoi d’autres échos peuvent, et ce inlassablement, advenir, comme réveillés.  
Pour ces raisons, il semble que la musicalité n’est pas ce qui manifeste un déroulement du vers, par heurts, jusqu’à un point conclusif. Bien au contraire, c’est comme si la musique inéluctablement pour Lamiot Enos rattachée au vers était en elle-même conclusive, le propre de la musique étant de ne chercher autre échappée qu’elle-même, dans l’imprécis toujours redessiné du vers, quand bien même il ne s’agit de ramener au poème que ce qui est de l’ordre du détail :  
« Goûteux le soleil, le frais / sans cesse autour et questions. / Goûteux, goûteux le repas / calmement, à l’intérieur / et au-dehors, semble-t-il. » (1985-1981)  
« Nous allant nous promener / côte à côte en boucle / le soleil est sur nos nez // côte à côte en boucle. / Il fait bon se promener, / promenons-nous, boucles, // nez au soleil promenés, / côte à côte en boucle / nous, nos allants emmenés. » (Albany, Des pommes et des oranges, Californie – II
 
Cette entreprise de retranscription se confond avec un questionnement inlassable (la musique du poème est façon qu’a le questionnement de pouvoir s’opérer en étant non pas ressassement mais recherche inlassable autour d’un point nodal, peut-être absent : le point nodal du poème – ce peut être un vocable, un mot, un groupe nominal…) lequel amène d’autres situations, invariablement, d’autres faits, d’autres mouvements, qu’il s’agit, aussitôt après (et non dans le même mouvement, car chaque poème s’attache à une situation précise), de prendre en compte, c’est-à-dire de prendre en charge dans et par le poème.  
« Marcher, autour, dans le frais / du jardin et des questions » (1985-1981
« Par terre, la pierre sait. / Où je m’assois, c’est par terre / sur le sol.  La pierre, c’est // la pierre qui sait, par terre / d’où je parle, sur le sol, / que je les entends, parterre // de voix, ceux et celles sol / qui m’anime.  Tu as leur / voix – venant de quel sous-sol, // pieds sur terre ? C’est la leur, / la forme que ta question / prend en moi.  Et bientôt l’heure // vient, de poser la question / de notre repas – qui sait / les prolonger, nos questions. » (Sitôt Elke) 
Aussi de par le questionnement qui n’est pas uniquement existentiel que donnent à halluciner les poèmes mais aussi questionnement du poème qui n’en finit jamais de se refaire, de variation en variation (et de se refaire à partir de formes préétablies, déjà existantes, eu égard à l’historicité de la poésie, mais relues, inventées), toutes les variations entretiennent-elles un lien de parenté entre elles. Afin de faire en sorte que ce cousinage profond soit au regard et à l’ouïe tel, toutes ces variations apparaissent toujours fortement comme des variations autour d’un principe de restitution flagrante de la mémoire, de par la façon dont la musique du vers vient toujours hisser le fait évoqué, dans sa plus pure matérialité, non pas jusqu’à l’intensité d’un idéal mais au contraire jusqu’à une vérité de l’entreprise mémorielle puisque toute matérialité restituée par le souvenir est en liens profonds avec le sentiment, et que ce dernier ne saurait être approché autrement qu’en étant restitué tel quel, et non intelligiblement, auquel cas il perdrait toute sa force puisque de sentiment il deviendrait récit d’un sentiment. Et comment être restitué tel quel si ce n’est en suscitant chez le lecteur sa présence au point d’être actualisé, même différemment, au sein de la psyché de ce dernier ? Aussi la musique du poème est-elle indispensable. C’est elle qui va non pas faire naître un sentiment chez le lecteur par rapport aux situations du vécu idéalement les plus précises et les plus contextualisées mais réveiller le sentiment rattaché inéluctablement à ces situations et lui faire opérer un déplacement, par les heurts du vers, qui tout à la fois expriment et sont  la musique, du fait notamment d’un travail très savant effectué autour de la saveur musicale de chaque mot, jusqu’à l’espace intime du lecteur, jusqu’à sa conscience prenant alors véritablement en charge non pas le poème mais ce qu’il contient : une situation dans toute sa vérité plurielle. Musicale (au sens, cette fois encore, de polyphonie). 
 
Car l’émotion est ce qui constitue en propre la vision de Lamiot Enos. Dans chacun de ses volumes, l’exaltation nue de ses poèmes est l’occasion d’une restitution autant que le prolongement d’un sentiment de bonheur face à la richesse foisonnante du monde, laquelle se construit sur une unité (un Récit fondateur) illisible mais présent dans son absence même, présent en tant que ce qui se manifeste à soi et à l’entendement uniquement par l’absence ou par les fragments qui en sont des contradictions autant que des signes. « Le présent volume (…) manifeste aussi (…) une volonté de récit, lisible autant que faire se peut, pour transmettre malgré tout ce qui demeure et réclame mots, à son tour : le sentiment d’une richesse du monde environnant, d’un motif d’exaltation à portée de main et sans cesse renouvelé ; d’une organisation une, mais complexe, dans laquelle le mystère n’est pas sans jouer un rôle inévitable (…) » (Après-lire de 1985-1981
Bien entendu, parfois, mais ce n’est pas là l’essentiel du projet poétique de Lamiot Enos, il s’agit d’une musique à restituer, très exactement, par le vers, et il faut ici faire lire précisément l’un des poèmes matérialisant ce souci, afin de donner à percevoir plus distinctement la musique qu’il restitue et qu’il projette tout à la fois (Des pommes et des oranges, Californie, I-Berkeley) : 
« Au sous-sol 
nous sommes en rond.  
Venez, vous 
 
la table et les bières  
irlandaises.  
Quelques clients dansent.  
 
Nous, tournons.  
Venez, ceux qui vont 
seuls, pour boire,  
 
fatigués, debout 
chez Larry.  
Nos genoux s’enroulent,  
 
vêtement  
musiciens d’Irlande.  
Venez, vous ! » 
Mais, comme évoqué plus haut, le poème est surtout la scène de la narrativité sur laquelle peut advenir la musique de la mémoire, c’est-à-dire la façon mélodique avec laquelle un effort de restitution de la matérialité vient se construire en liens profond avec le sentiment d’un éblouissement (du fait de l’inscription précise de tel moment dans la trame mémorielle).  
 
Cependant, la musique chez Lamiot Enos, dans la façon qu’il a de travailler extrêmement précisément la métrique, avec un goût profond, verlainien, pour le vers impair, se confond aussi avec la manière suivant laquelle le sens d’un lyrisme réinventé cherche à poindre, à travers l’effort constant que fait le poète pour retranscrire précisément à chaque fois ce qui est de l’ordre du vécu, et, dans le vécu, du détail, et ce en ce qui concerne, le plus souvent, des situations « vécues amoureusement », que ce soit en « Californie » ou « en Europe » (même si c’était le cas des précédents volumes et non de 1985-1981). La musique cherche ainsi à retranscrire non pas une émotion uniquement amoureuse mais bien plus encore une émotion du visible (et du toucher) qui se construit sur un sentiment, lui amoureux – et par conséquent un sentiment à l’intensité évidente. « Des reflets font les volutes / à tes cheveux, et les poutres / apparentes, à demi // seulement (car il fait nuit). / Sur tes joues, tu viens, la route / de plus loin, les arbres qui // la bordent – tu les respires / et tes yeux, selon leurs jaunes, / leurs bruns. C’est bientôt minuit. » (Sitôt Elke). C’est comme si le visible apparaissait dans toute sa matérialité du fait de l’intensité forçant le regard à être autre chose qu’un regard mais à incarner sa vision. Si les situations amoureuses sont celles qui requièrent le plus l’auteur, c’est parce que ce sont les situations les plus à même, de par l’intensité du vécu en laquelle elles s’inscrivent, d’être porteuses d’une inscription profonde dans la trame mémorielle. D’où le retour, inlassable, vers leur source.  
 
Mais, de livre en livre, Lamiot Enos apprend à se détacher de ce matériau éblouissant eu égard à la rythmique de la mémoire pour s’attacher à l’infime et non moins matériel. Afin que tout puisse avoir accès à la parole, et non pas uniquement le vécu éblouissant se détachant de l’infinité des détails du fait de l’intensité de l’inscription – étant donné le ressenti premier – mémorielle. Voilà pourquoi Lamiot Enos écrit dans l’après-lire de 1985-1981 : « Ce qui n’avait pas du tout accès à la parole, auparavant, en faisait toutefois fortement la demande. Je ne peux pas mieux dire que cela : ne me laissait pas tranquille, ne cessait de m’occuper et de façon mystérieuse, souterraine. » C’est comme si, de volume en volume, Lamiot Enos avait pu se détacher de cette intensité première obligatoire pour atteindre la musique la plus aboutie quels que soient les instants évoqués, fussent-ils, du reste, absents car renvoyant à une période d’amnésie, du fait d’un coma profond dont a été victime l’auteur suite à un accident de voiture. « [M]’est venue l’idée, au fur et à mesure du travail que représente 1985-1981, l’été, que mes souvenirs américains de 1985 me disaient quelque chose d’une époque antérieure dont, pourtant, je n’ai nul souvenir : la période, autour du 1er janvier 1981, qui me paraît aujourd’hui entièrement effacée ou absente (du moins comme on l’entend ordinairement), suite à un grave accident automobile m’ayant plongé à cette date et pour une douzaine de jours dans un coma stade II – selon ce que j’en ai appris plus tard, qui m’en a donc été rapporté. Comment dire ? Comment dire, avec des mots sur du papier, ce dont il ne reste pas grand-chose vraiment dans la mémoire, soit plutôt ce que le terme de « disparu » recouvrirait ? Disparu – bien que vécu et intensément, dans la chair en particulier (disparu constitutif), un objet d’amnésie ne peut que tarauder qui s’efforce par écriture à célébrer réel ou réalité. A partir de quoi se mettre à l’ouvrage ? (…) Que reste-t-il de l’objet d’amnésie ? Un lac et ses clapotis ? Des chiens en liberté ? Le passage des oies sauvages ? Un étrange fauteuil ? Une tradition sûrement, son importance vitale. » 
 
La musique qui découle des poèmes de ce dernier volume, comme du reste des précédents, est aussi la trace la plus visible, dans ses harmoniques, la trace presque pythagoricienne de cette « tradition (…) [à l’]importance vitale » qui est la mécanique des Lois sous-tendant le visible et dispensatrice de son harmonie, le visible en quoi le monde peut et sait pour Lamiot Enos, du fait de cette mécanique, être enchanteur ; toutes les Lois, au sein même de la vie enchanteresse (il y a quelque chose d’éminemment nabokovien dans la façon suivant laquelle Lamiot Enos s’attache à capturer avec le filet du vers des détails éblouissants), dans la façon qu’elles ont de se répondre les unes les autres se confondant du reste avec une seule Loi (thêmata ici encore, en accord avec la pensée pythagoricienne) face à quoi l’auteur se doit d’être extrêmement attentif et de rechercher, dans le retour incessant qu’effectue la musique sur elle-même, un sens éclairant (possiblement différent à chaque volume ou même à chaque poème), qui soit l’un des sens de cette Loi (l’une des manifestations de sa mécanique, de sa géométrie), c’est-à-dire une cristallisation possible qui serait à même de retranscrire quelque chose de l’ordre de la réalité profonde (profonde dans le sens de la structure qui supporte tout ce qui advient) des instants vécus, laquelle réalité structurelle ne peut être approchée, et vraiment vécue, que par l’écriture – c’est comme si le retour sur l’instant vécu, loin de faire uniquement advenir la mémoire dans toute sa polyphonie, faisait vivre l’instant en sa primitivité même, le donnant non à revivre mais à vivre en accord avec sa structure intime, profonde et inapparente puisque la musique extrêmement charpentée du poème (il y a quelque chose de contrapuntique dans la poésie de Lamiot Enos) laisse visible (pour l’ouïe et pour la seule vue) la structure musicale du visible face à quoi l’auteur, pendant ces moments sur lesquels il s’agit ensuite de revenir, ne pouvait qu’être aveuglé, du fait de sa posture non distanciée laquelle se confond avec la posture du vivant (la façon dont l’écriture est en liens avec la vie et la fait advenir davantage mais alors suivant le jour de sa mécanique enfouie n’est sans doute pas pour rien dans l’intérêt, grand, que porte Lamiot Enos depuis des années à Artaud).  
 
Cette cristallisation qui a trait à la parole dans la façon qu’a la parole, toujours, d’être une formulation uniquement comprise en tant qu’étalage (bien que sans discontinuer mis en péril) de sens, est toujours en instance d’être : « Beaucoup le soleil / jusqu’à attirer, / l’espace est vacant // pour beaucoup, soleil / à traire, à tirer – / ce qui est vacant : // beaucoup, le soleil, / juste à attirer / l’espace vacant. » (1985-1981) D’où la répétition incessante des poèmes suivant les (globalement) même motifs musicaux (l’on est bien en présence de variations) mais autour de faits à chaque fois différents, bien que semblables du point de vue de la globalité du vécu (du point de vue de cette Loi par laquelle tous les faits peuvent se trouver, de fait, liés). Comme s’il s’agissait à chaque fois, de fragment en fragment, suivant une intuition de plus en en plus aigüe (car il s’agit toujours de s’approcher davantage de la structure devinée et arpentée) d’atteindre (ou de chercher à atteindre) davantage le Récit fondateur de la parole poétique – dans son absence génératrice de présence –, qui se confond chez Lamiot Enos avec la Loi régissant les harmoniques du visible évoquée plus haut. D’atteindre (ou de chercher à atteindre), en somme, à une intelligibilité et à une verbalisation de la Loi. 
En outre la musique, laquelle naît de la façon suivant laquelle le poème se tient tout entier dans sa forme, apparaît indiscernable de la structure à laquelle elle renvoie, puisque c’est d’abord et avant toute chose une musique de la forme, une musique du vers, de la jonction entre heurts de la métrique et narrativité qu’il opère, toutes réalités visibles suivant un premier regard non teinté d’intellection, une musique en somme du visible, une musique qui naît de la façon dont le regard, avant toute entreprise de déchiffrement, reconnaît une empreinte, à la façon d’un dessin rupestre sur une paroi. Aussi le poème est-il spatialisation profonde et univoque (puisqu’il ne s’agit alors plus de mouvement, ou alors d’un mouvement emprisonné, arrêté, figé dans son incomplétude même) qui renvoie certes en premier lieu à la structure inapparente qui soutient toutes choses (l’organisation structurelle de la Loi) mais également aux lieux que l’auteur ne cesse de parcourir et au sein desquels il déploie la singularité de son regard, lieux qui sont déjà, en soi, une ébauche de la Loi (et c’est d’eux qu’est né, peut-on penser, très fortement chez l’auteur l’intuition fondatrice de l’écriture de la prédominance d’un Récit illisible, d’une Loi invisible).   
« Je suis satisfait. Je rentre. / Qu’il / y ait là une structure // par / laquelle je me promène / le // soir, sa tranquillité m’en / donne / l’assurance, à Ithaca. // Par la ville je vois des / signes. » (1985-1981
 
 
Synthétisons, pour conclure, maintenant notre propos, afin d’en dégager les harmoniques par quoi peut être rendue visible sa structure. Le poème chez Lamiot Enos, en prenant en charge un souvenir très particulier à chaque fois, et en déroulant un mouvement narratif comme tout à la fois retenu et manifesté (car ce sont ces heurts qui conditionnent la narration toute entière) par la brisure des vers, est ce qui permet le mieux la restitution de la mémoire, dans toute sa précision. Indispensable précision, puisque cette dernière constitue la vérité même de la mémoire, hors quoi il ne s’agit plus de mémoire mais de la façon dont des impressions peuvent surnager délicieusement ou douloureusement, lâchement rattachées à un contexte. Le poème permet en outre, loin de tout retour sur soi obéissant à une volonté de pathos ou d’affectivité, loin de tout lyrisme s’exprimant sans distance salvatrice avec lui-même, la restitution de détails dans une précision qui est également précision, hautement, dans la façon dont peut être hallucinée l’émotion (véritablement hallucinée, sans qu’elle ne soit jamais dite ; là est l’une des grandes forces de ces poèmes) qui n’est pas la visée du poème mais ce à quoi le moment réveillé par la poésie est indubitablement rattaché, lequel rattachement manifeste également l’importance de ce moment en particulier, acquérant ainsi le statut de souvenir (un souvenir dont l’importance inaperçue requiert des années plus tard l’intervention de la conscience se manifestant avec force et justesse via l’outil poétique). Ainsi, par la survenue de la musique si particulière qui tient au jeu sur les sonorités et sur la métrique advenant sur la scène de la narrativité, le poème touche au plus près, et à travers uniquement la matérialité restituée dans ses plus vifs détails, le sentiment d’éblouissement qui accompagnait ces situations non pas retranscrites par l’auteur mais réveillées sans qu’à aucun moment ce sentiment ne soit nommé ou même verbalisé.  
S’agit-il seulement d’un jeu opéré par l’auteur sur la langue, terme que nous avons hasardé, afin que cette dernière puisse affirmer, en ne prenant en compte que la factualité la plus grande, la plus grande musique qui soit, et ainsi restituer (faire très précisément entendre) l’émotion sous-tendant chaque souvenir (cette nuance particulière, cet air entourant humainement chaque situation), l’émotion qui constitue l’une des vérités du détail dans la façon qu’a ce dernier de trouver sa place dans une (une, mais qui parvient à se hisser jusqu’à l’anonymat) vie humaine, quand bien même il ne s’agit jamais de quitter le domaine de la matérialité la plus brute et la plus contextualisée & précise possible ? En réalité, c’est tout sauf un jeu.  
C’est bien plutôt l’affirmation de la nécessité impérieuse de s’inventer une forme – à partir des formes déjà existantes (car il n’y a d’invention véritable que telle). Ce point est essentiel pour comprendre le projet poétique exemplaire de Lamiot Enos : la forme doit être réinventée sans cesse car c’est par son biais que pourra être réveillé, dans toute sa vérité plurielle (dont la pluralité atteint à l’anonymat polyphonique), le souvenir convoqué par la pensée de l’auteur, et en outre la forme est-elle l’espace qui, répondant aux espaces nombreux qu’a traversés l’auteur, aux Etats-Unis notamment (il n’est pas anodin que l’auteur retranscrive d’abord un déplacement radical d’espace poétique – partant des espaces poétiques anciens – par et à travers l’évocation de moments survenus hors espace de la quotidienneté, dans une langue et un paysage radicalement autres ; une langue qui, de par son étrangeté – fût-elle parlée par l’auteur –, était seule à même de permettre au français de survenir dans sa musicalité autre, comme jamais auparavant entendue, musicalité rendue aigüe car comme détachée du dialecte toile-de-fond), ressemble le mieux, dans la façon qu’il a d’être conçu (conçu dans le sens d’une re-conception) par l’auteur, à un espace où ce dernier peut vivre, véritablement vivre dans un millier d’accords intimes et profonds tissés avec chaque part du visible, car cette forme réinventée par soi convient à ce qui, en soi, refuse les convenances et aspire au personnel impersonnel, à ce qui, dans le personnel, atteint tout entier à la chronique d’une époque. Aussi cette forme poétique nouvelle (extrêmement novatrice, paradoxalement à première vue pourrait-il sembler, dans le sens où elle n’est pas ce qui a été créé ex nihilo mais bien plutôt ce qui a été recréé) correspond en tous points au déplacement radical effectué par l’auteur par rapport aux espaces traditionnels (les espaces traditionnels de la vie quotidienne, d’où le recours aux voyages et les espaces traditionnels de la poésie, d’où une reviviscence en même temps qu’une mise en péril du lyrisme – Verlaine plongé dans le bain du formalisme le plus régénérateur et le plus abouti en somme), déplacement dont il a pu éprouver, sans cesse, la nécessité intérieure. 
Lire Lamiot Enos, c’est faire l’expérience de la même nécessité intérieure d’une forme à habiter qui serait réinvention de formes préexistantes, hors quoi il n’y a pas de contemporanéité du langage ou même, nous chuchote inlassablement l’auteur, de la vie, d’une vie qui soit en accord avec son éblouissement pluriel, en lequel nous nous tenons à chaque instant.  
 
[Matthieu Gosztola] 
 
l’occasion de la parution de 1985-1981, Flammarion, 2010.