Chronique d’un égarement, de Jacques Ancet (par Antoine Emaz)

Par Florence Trocmé

Ce livre poursuit le travail d’une expérience centrale chez Ancet, celle d’un vivre pur, équivalent à être en poésie. Cette expérience n’est pas durable, mais le retour à la réalité rugueuse permet de mesurer l’écart : « Bientôt, je retrouverai mes mimiques, mon visage de plâtre. Bientôt, les certitudes renfermeront sur moi leurs mâchoires. Bientôt, je reconnaîtrai mes quatre murs et le décor de mes phrases bavardes. Je retrouverai mon nom. Bientôt, le jour et la lumière ne seront plus que les mots qui les nomment, les objets les mains qui les touchent et le soir ou la nuit les yeux qui les ignorent. » (p 83) J’ai cité ce passage parce qu’il est unique dans un livre qui n’est pas du tout construit comme un va-et-vient ou une opposition entre quotidien et poésie, mais plutôt comme une collection de moments, une « chronique » étrange de vertiges « où je sombre sans sombrer ». (p. 54) 
 
Dès la première page du livre, Ancet donne une sorte de modèle, d’archétype de cet « égarement » : « Je suis perdu. Tout va bien. Il fait une journée magnifique. Les champs sont en herbe, le ciel plus près de la terre, mais je suis perdu. Est-ce l’âge ? Ce sentiment d’être partout à côté. Ou alors ici, mais totalement. Si bien que les choses me submergent. » (p. 9) Cette impression de décrocher, d’ « être perdu » est un leitmotiv du livre. C’est entrer dans un monde instable où l’on ne colle plus au quotidien mais bien plus intensément à la vie et au réel ; on est dans l’ « entre », dans ce qui n’est plus figé mais vibre, ne cesse de se déplacer, de disparaître en se révélant, et inversement : « Je ne vois pas plus loin que le bout d’un instant qui sans cesse m’échappe, sans cesse m’appelle. C’est pourquoi je suis perdu. Entre la montagne et la tasse, le ronflement de la pelleteuse et le craquement du radiateur. Entre ce que je vais dire et ce que je dis. Entre le regard et les choses, le matin et le soir. Entre, toujours. » (p. 77) 
 
Tout le livre va travailler, « chroniquer » cette forme d’évasion hors-cadre, hors-norme, et ce n’est pas la folie qui s’installe, mais simplement la poésie dès que les repères habituels, structurants, réducteurs, se mettent à fondre, à devenir flous. Car ce qui est remarquable dans ce livre, outre la précision dans le rendu de l’expérience, c’est qu’il ne nous emmène pas ailleurs, il nous montre comment ici, à un certain niveau d’intensité de vivre, est égarant. 
 
Aucun rêve ou presque. L’environnement quotidien ne cesse d’être évoqué, « énuméré » : oiseaux, fleurs, mouche, chêne, pelleteuse… « Apparemment, rien ne change. La montagne à sa place, comme une image, le grincement des insectes, le bleu, le vert, le rouge, la chaise et le pied. Pourtant, tout se défait. » (p. 66) Il s’agit seulement d’attendre jusqu’à ce que « passe dans le regard un désordre qui vient bousculer sur la vitre l’ordre paisible des couleurs. » (p. 55) « Tout est là, simplement. Et c’est là que je me perds. » (p. 64) 
 
Il en va de même pour la violence du monde et de l’histoire. Elle n’est pas oubliée, la poésie n’est pas une tour d’ivoire, mais il n’y a aucune lecture définitive du réel, seulement du flux, du chaos : « Parfois des mots surnagent : « massacre », « corruption ». Je dis : qu’est-ce qu’on peut faire ? L’autre bout de la planète est dans la pièce à côté. J’entre. Ailleurs est ici. Je vois des corps, des ordures, des palais. Je vois des tours de verre, des bidonvilles. Des têtes penchées sous la pluie, des sourires, des dorures. J’entends des cris, des plaintes, un hoquet de mitrailleuse, un râle de mort ou d’amour. Un fleuve emporte des paysages. Le sable des dunes s’éparpille. » (p. 92) Il y a donc bien présence au monde, mais instable, sans grille de lecture, sans un savoir qu’il suffirait d’appliquer pour ordonner un peu le tout. 
 
Alors, l’autre, l’amour, la relation comme repère ? Dans une certaine mesure, oui, notamment à travers les dialogues courts qui émaillent le livre, mais sur le fond, c’est encore la distance qui l’emporte, sans concession romantique au sentiment : « Il y a tant d’ailleurs autour et en moi que je me perds et c’est pourquoi je tends la main vers toi, même si je sais que je ne te toucherai pas, qu’irrémédiablement tu resteras dans ton ailleurs comme je reste dans le mien. » (p. 21) 
 
Alors le moi comme pivot, point de vue stable, refuge ? Rien de tout cela : tout le livre est à la première personne, dans une forme proche de celle du journal, mais le « je » n’est absolument pas régnant ; au contraire, il devient plus incertain au fil du livre. « Quelqu’un marche parmi des morceaux de couleur. Ce pourrait être moi mais je n’en suis pas sûr. » (p. 63), « je n’ai plus de nom «  (p. 78), « Je regarde mes mains comme si elles ne m’appartenaient pas. Peut-être d’ailleurs ne m’appartiennent-elles pas comme ne m’appartiennent ni mon nom ni mon visage. » (p. 93)… On pourrait citer aussi les passages où le visage s’émiette, se perd en multiples reflets, facettes, accumulation sans unité. Le moi se dissout dans vivre. 
 
Alors la langue comme encore une structure un peu stable, sûre ? Non. Le poète est comme déporté de la langue commune : il ne se repère pas dans « tant de voix qui ne disent rien que leur propre brouhaha. » (p. 104) Mais il est perdu tout autant dans sa propre langue : il ne maîtrise plus, il assiste impuissant au décollement entre lui et langue : « Je parle, comme dans la pièce à côté. J’entends ma voix, pas les mots qu’elle prononce. Je me perds dans l’écart – entre, toujours. » (p. 34) Il en va de même entre langue et chose : « Entre la neige et son nom, une buée. » (p. 43), « Que dire alors quand dire ne dit plus ? Lunettes ? Fauteuil ? Feuillage ? Ecorce ? Journal ? » (p. 55), « l’eau scintille hors de son nom » (p. 103)… D’où une sorte de ligne de crête ou de tension dans cette chronique : « Comment se taire et parler pourtant ? » (p. 83) Travail d’équilibriste : il s’agit d’avancer sur un « fil » (p. 97) possible mais sans plus rien de sûr dans la langue. 
 
Alors le corps, les sensations comme appui durable ? Trois sens sont constamment sollicités pour tâcher de prendre prise sur le dehors : la vue, l’ouïe, et le toucher. Mais la sensation ne porte plus, comme si tout le système normal était déréglé  par l’évidence d’être ; celle-ci subvertit ce qui d’ordinaire, en réduisant le réel, nous permet de le comprendre, ou du moins de le saisir : « Je regarde et plus je regarde moins je sais. Les images s’accumulent : les déchirer c’est déchirer les yeux. J’écoute et plus j’écoute moins j’entends : les voix sont à présent trop lointaines. N’en reste qu’une rumeur inaudible. Je touche et plus je touche moins je sens : peau, bois, métal, porcelaine, tout se confond en une même matière sans bornes où sombrent mes limites. Perdu : les seules syllabes qui me restent. » (p. 40) 
 
Alors le temps comme ordre ultime ? Après tout, c’est bien d’une « chronique » dont il s’agit. Il semble qu’il y ait eu à la base du texte une forme de journal, comme l’indique la mention finale « Villaz, juin 2003 – juin 2006 ». De fait, on voit se succéder les saisons, mais on ne voit pas le temps passer, il n’est plus un repère. Même « écrire une date » (p. 47) semble absurde pour ce projet où chaque incursion en poésie dé-limite le temps, le pulvérise en vivre (p. 52) ou en « réel » (p. 135) 
 
On aura compris que dans ce livre, Ancet poursuit sa quête poétique, qui est autant mystique athée qu’expérience existentielle. Est-ce une quête du bonheur ? Le mot revient plusieurs fois en fin de livre. Ce qui est sûr, c’est que cet « égarement » n’est pas davantage vécu dans l’angoisse que dans la jouissance : il est, constat neutre. Cependant, à bien relire la page 109, on voit qu’il peut se confondre avec l’intensité heureuse d’être vivant, vraiment vivant. 
 
[Antoine Emaz] 
 
Jacques Ancet, Chronique d’un égarement, Editions Lettres vives,  142 pages, 18€