Dircom (2.2.1.) La légitimité de l'action (théorie des accidents nécessaires)

Publié le 24 juin 2011 par Olivier Beaunay

2.1. Du faiseur au chef d'orchestre

2.1.1. La légitimité de l'action

Je fus accueilli froidement pour ma première mission de dircom, il y a une quinzaine d'années, par un directeur général qui prit un malin plaisir, en guise d'introduction, à établir une distinction entre ceux qui agissent et les autres - par exemple, ceux qui communiquent. Nous rîmes de bon coeur (c'était décidément une manie, dans cette industrie), mais je ris jaune. Il vint me voir un peu plus tard à la suite d'une note à la fois engagée et iconoclaste que je fis sur le positionnement de l'entreprise dans le contexte local en m'interpelant : "Ah, mais vous êtes donc aussi capable de réfléchir ?".

Pour lui, les gens de communication brassaient de l'air pendant que les ingénieurs s'occupaient de la seule chose sérieuse qui vaille : produire. Il aurait volontiers réduit à la portion congrue les fonctions support de l'entreprise au profit d'un renforcement des équipes techniques. L'on s'y appliqua d'ailleurs si bien au cours des années qui précédèrent cette re-création de poste en délaissant le terrain des relations extérieures et de la cohésion interne dans un environnement chaotique que l'on finit par se mettre dans une situation aussi abracadabrantesque que périlleuse.

Nous partions de loin, mais l'on se rapprocha vite. De multiples commentaires de gens plus ou moins avertis l'avaient vacciné contre les analyses à l'emporte-pièce guidées moins par le souci des réalités que par celui des carrières. Son cynisme naturel, volontiers grinçant, en sortit renforcé. Quelques semaines plus tard, une honnête complicité s'était créée entre nous et je l'emmenais sur des plateaux de télévision que son peu d'estime pour la presse l'avait pourtant conduit à se jurer de ne jamais fréquenter.

Le potentiel de la vision

Cette introduction valait davantage provocation que jugement. Elle disait en substance : " Qu'êtes-vous capable de faire que nous n'ayons pas déjà tentés ?", ce qui vu la situation critique dans laquelle se trouvait alors l'entreprise ne paraissait pas alors inaccessible. Mais elle demandait plus encore : "Qu'êtes-vous capable de voir que nous n'ayons pas déjà vu ?", et je sais gré à l'entreprise qui m'employa alors d'avoir insisté au cours du recrutement sur la nécessité d'apporter un regard neuf sur les problèmes anciens que nous avions à régler.

C'était visionnaire (la technique était subordonnée au jugement), courageux (cela conduirait nécessairement à des remises en cause) et juste (c'était salutaire dans un changement d'approche qui coïncidait avec un changement d'époque). Il s'agissait d'abord en effet d'apporter une vision différente du problème d'image et de relations auquel nous étions confrontés en s'immergeant en profondeur dans l'entreprise et son environnement et en s'appuyant sur une équipe élargie et avisée, plutôt que de déclencher dans la précipitation un énième plan d'action qui n'aurait agi qu'à la surface des choses.

Et comme, malgré tout, comme souvent, l'urgence commandait, l'élaboration collective de la vision à travers la multiplication des contacts serait déjà en elle-même une partie du plan d'action. Faire en marchant plutôt que de concevoir puis de faire : ce n'est pas que j'eusse vraiment le choix, mais ce n'était pas idiot - ce qui tempère au passage les distinctions parfois aussi commodes qu'inopérantes entre la stratégie et l'action.

A vrai dire, le DG en question n'était pas un mauvais communiquant, au sens du terrain et de la proximité. C'était surtout un homme atypique, à la fois expert respecté et humaniste singulier dont la culture était profondément enracinée dans le XIXe siècle. Mais c'était un manager sceptique, qui finit d'ailleurs par être remplacé par un homme qui venait de l'extérieur et qui, en rompant avec le modèle d'une promotion organique privilégiant la compétence technique, apporta une nouvelle dynamique managériale, moins personnelle et plus collective, moins informelle et plus cohérente, moins complaisante et plus directive. En un mot, ce fut un moment aussi inconfortable que nécessaire pour l'entreprise.

Incidemment, ce changement d'hommes me donna l'occasion de commettre une grossière erreur. Dans le numéro du magazine interne qui suivit, je choisis de faire la couverture sur celui qui partait plutôt que sur celui qui arrivait. D'une part, la session de photos des deux hommes se serrant la main que j'avais organisée au milieu de l'usine donna de médiocres résultats : à l'évidence, aucun des deux n'avait envie de se trouver là avec l'autre. D'autre part, le DG qui partait portait avec lui, outre l'estime du personnel, une partie importante de la culture de l'entreprise, notamment le respect pour les compétences techniques et le sens des relations humaines.

Accidents nécessaires

Si tout changement passe à la fois par une prise de conscience et un travail de deuil, je ne trouvai pas idiot, au seuil des changements qui s'annonçaient, de commencer par rendre à la culture historique de l'entreprise un hommage qui, tout en soulignant ses forces, donnât également l'occasion de partager ses faiblesses. Mais ce choix, qui résulta pour une part d'un concours de circonstances et pour l'autre d'une analyse de la situation, fut compris davantage comme un parti pris personnel que comme une stratégie éditoriale. A la vérité, c'était surtout une bêtise. Sans surprise, je ramai un peu par la suite pour établir une relation correcte avec le nouveau directeur général jusqu'à ce qu'une crise finisse par resserrer les liens entre nous ainsi qu'avec son équipe rapprochée. On insiste souvent trop, s'agissant des crises, sur les dommages collatéraux ; elles produisent aussi d'heureux bénéfices.

Faire, c'est essentiellement commencer par faire des erreurs, ce qui implique d'explorer, de suivre son intuition, de prendre des risques. Les premières organisations dans lesquelles le dircom officie ont, à cet égard, un rôle tout à fait essentiel. Non seulement pour lui apprendre les bases de son métier, dont il faut souhaiter qu'elles soient les plus larges et les plus diverses possibles en termes de situations et de problèmes à traiter. Mais aussi pour se faire une idée assez précise de ce qu'il ne veut pas faire. Intervenant à Harvard sur ces sujets, Paulson avait raison là-dessus de souligner l'importance de bâtir une carrière, non sur une recherche de statuts et autres titres ronflants qui ne correspondent à rien et finissent par mener les gens à une impasse (1), mais sur l'exploration active d'un domaine de compétences que l'on épouse avec l'ambition d'y faire une différence, bref, de se focaliser davantage sur les problèmes à résoudre que sur les vanités ordinaires, sur l'invention de solutions nouvelles plutôt que sur le ressassement du passé.

La question de la performance

Faire, c'est surtout obtenir des résultats et avoir un impact tangible sur le cours des choses. Notre culture, qui privilégie l'administration des choses sur la création des richesses et préfère l'égalité des conditions au développement des talents, a beau s'y opposer au motif que cette pente nous mènerait tout droit vers une société hyperlibérale et déshumanisée, je ne vois pas comment l'on peut ne pas se poser la question de la performance. Comme c'est aussi une question de civilisation - qui oppose, pour faire court, l'art de vivre au marché et la France au reste du monde -, peut-être aurait-on un peu plus de chance d'être entendu là-dessus en substituant au terme de "performance" ceux de "réalisation", "d'accomplissement" ou de "développement". Il s'agit, dans tous les cas, d'encourager à l'action et au progrès et de faire en sorte de les récompenser justement. Xavier Fontanet, le président d'Essilor, rappelait à ce propos lors d'une intervention récente à Sciences Po que l'égalitarisme ne marche pas et que l'on ne peut pas récompenser de la même manière celui qui a des résultats et celui qui n'en a pas. Le statu quo, c'est la mort lente assurée et je ne connais pas d'organisations qui, confrontées à des défis majeurs, n'aient pas survécu en alignant les systèmes RH sur les exigences stratégiques.

Les erreurs, en ce sens, ne sont que les étapes qui, bien comprises et, idéalement, débriefées avec un supérieur, un mentor ou un pair, permettent de progresser. Elle sont, en somme, des accidents nécessaires : accidents, elles ne sauraient constituer que des exceptions, faute de quoi on passerait en effet de l'erreur au problème ; nécessaires, elles donnent l'épaisseur d'une confrontation au réel et, petit à petit, l'envergure d'un jugement qui s'affermit et qui permet, la fois d'après, de se poser les bonnes questions avant d'agir plutôt qu'après coup.

Faire, c'est enfin d'un même mouvement développer son champ d'action, se développer et développer les autres à travers lui. Je regarde avec intérêt de ce point de vue les systèmes dans lesquels, au lieu de définir les postes a priori, on met les gens en situation de bâtir leur propre champ d'action sur la base d'une mission définie en termes assez généraux (L'Oréal a, par exemple, longtemps été réputé pour cette approche). Je ne dis pas que j'en suis un partisan convaincu pour autant. Une telle méthode ne s'applique pas à tous les individus de la même manière : beaucoup de bons professionnels ont besoin d'un cadre relativement clair et, inversement, des desperados plus ou moins inspirés peuvent créer un certain nombre de dégâts qu'il faudra un peu de temps pour réparer par la suite. En bref, elle me semble plus un système spécifique de sélection des potentiels qu'un mode général de gestion des ressources humaines.

Pas de stratégie valable donc qui ne soit assise sur de solides qualités opérationnelles. Peu avant de quitter New York, une Américaine me transmettait récemment son CV à l'occasion d'une réunion de l'International Association of Business Communicators (IABC). Je me souviens m'être fait rapidement une impression solide de son parcours. Au-delà de ses grandes lignes, un point particulier avait attiré mon attention : ce qu'elle appelait une "DYI" (Do It Yourself) culture, autrement dit une capacité à faire avec autonomie. Pour tout employeur, cette capacité à faire est si rassurante que je m'étonne encore que certaines organisations, entreprises ou collectivités, envisagent pour le recrutement de leur dircom un profil venu du monde des agences de communication. Un certain nombre d'échecs l'attestent pourtant : ce n'est ni le même métier, ni la même relation à l'entreprise, ni au final la même vertu d'entraînement au double sens des réflexes personnels et de la dynamique collective.

Il reste une dernière leçon à ce petit épisode éditorial. C'est que le job de dircom, parce qu'il est un job de proximité et de confiance, est un job exposé - autrement dit, que les erreurs peuvent dans ce domaine se payer cher. C'est entre ses deux écueils, faire des erreurs et les payer, qu'il faut donc que le dircom navigue pour apprendre son métier. Une porte étroite ? Un schéma incitatif plutôt car on finit par comprendre assez vite qu'en matière d'erreurs, le mieux est encore éviter d'en faire.

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 (1) Luc Albert a également raison de dire que le pire, ce n'est pas d'inciter les gens à changer, c'est de ne pas le faire.