Les voies de l’intérêt général sont impénétrables

Publié le 28 juin 2011 par Copeau @Contrepoints


Une entreprise française, constatant que le prix de marché du travail en Roumanie est inférieur à celui qui a cours en France, décide de délocaliser une partie de sa production dans la région de Bucarest. On est donc bien dans une situation où la décision de cette entreprise – qui n’est, cela va de soi, motivée par rien d’autre que la volonté de maximiser ses profits – provoque une baisse de l’offre d’emplois en France et une augmentation en Roumanie. En supposant que la demande est constante et que le marché du travail n’est pas régulé, nous devrions donc assister à une hausse des salaires en Roumanie et à une stagnation ou même une baisse en France [1]. En d’autres termes, guidée par une sorte de main invisible, cette entreprise participe à une réduction des inégalités de revenus entre la France et la Roumanie. Imaginons un instant que l’État français s’oppose à cette décision et menace l’entreprise de lourdes sanctions fiscales en cas de délocalisation : le résultat de cette politique sera un maintien des inégalités de revenus entre roumains et français. Le marché tend à réduire les inégalités salariales ; le restreindre contribue à les faire perdurer.

Dans les rangs « progressistes », cette simple déduction de bon sens peut donner lieu à deux types de réactions : la dénégation pure et simple ou l’affirmation du principe selon lequel l’objectif de réduction des inégalités ne s’entend qu’à l’intérieur de frontières politiques données. En d’autres termes, si les roumains sont pauvres, c’est leur problème ; qu’ils se débrouillent : les français d’abord [2].

Mais les choses peuvent devenir beaucoup moins nettes quand le même phénomène se manifeste au beau milieu du cadre rassurant de frontières politiques solidement gardées comme en témoigne les mésaventures de l’avionneur Boeing [3]. En effet, la firme de Chicago a jugé bon d’investir 750 millions de dollars dans la construction d’une usine en Caroline du Sud plutôt que dans l’État de Washington, là où la plupart de ses appareils sont assemblés. La direction n’a fait aucun mystère sur les raisons de ce choix : le coût de la main d’œuvre est tout simplement moins élevé en Caroline du Sud. Or voilà que le National Labor Relations Board (NLRB) attaque Boeing en justice au motif que cette délocalisation interne aux États-Unis violerait les droits des syndicats de l’État de Washington en les exposant à la concurrence forcément déloyale des travailleurs de Caroline du Sud.

Évidemment, les « progressistes » de Seattle se félicitent de cette décision qui va, de toute évidence, dans le sens de l’intérêt général tandis que ceux de Columbia s’en offusquent au motif que, bien évidemment, le même intérêt général commandait à Boeing de s’installer dans leur État. Les voies de l’intérêt général sont impénétrables.

La réalité, disait Philip K. Dick, c’est ce qui ne disparaît pas quand on cesse d’y croire. En l’espèce, laisser Boeing installer ses sites de production où son intérêt lui indique de le faire était de nature à réduire les disparités salariales entre l’État de Washington et la Caroline du Sud ; l’en empêcher, c’est favoriser le maintien de ces inégalités. De retour en France et après 4 décennies de social-démocratie redistributive et de réglementation du marché du travail, les mêmes « progressistes » dénoncent jour après jour la « croissance des inégalités » et nous proposent une solution originale pour régler le problème : plus de redistribution et plus de règlementation.


Notes
[1] Mais comme le marché du travail français est lourdement régulé, on assistera dans les faits à une augmentation du chômage.
[2] D’où certaines convergences qu’on a cru, longtemps et à tort, contre natures.
[3] Qui n’est pourtant pas le dernier à chercher la protection des politiciens au nom de l’intérêt général du peuple étasunien.

Article repris du site de l’auteur avec son aimable autorisation