De "l'objet-dieu a la beaute convulsive".surrealisme et primitivisme (4)

Publié le 28 juin 2011 par Regardeloigne

Le voisinage et la mise en relation des œuvres et des objets - qui constitue l'une des caractéristiques des expositions surréalistes renvoie en effet à une conception particulière de l'objet. Quelque chose de spécifique est à l'œuvre. Que ce soit les lieux d'expositions ou les " ateliers ", ces espaces sont eux-mêmes des mondes, des lieux poétiques, des lieux sans âge, créateurs d'un " topos " particulier où les écarts de temps et d'espace sont délibérément abolis. Breton a entre­tenu des rapports passionnels, "un amour fou " avec ses objets. Pendant un grand demi-siècle, il a acheté par coup de foudre, traquant la beauté " insolite et convulsive " à travers l'Eu­rope et le Nouveau Monde. Déchiré et impécunieux, il revendait parfois vivant chaque séparation comme une rupture, et non pas comme une " affaire ". Il a peuplé ses maisons (Rue Fon­taine, Saint-Cirq LaPopie) au gré de ses passions.

"Le double atelier d'André Breton est suspendu au-dessus de la ville. "Une pièce de bruit et de lumière, une de silence et d'ombre", ainsi le décrit Simone Breton juste après son emménagement, en janvier 1922, souli­gnant dès l'abord la dualité fondamentale d'un lieu ou­vert et fermé. Au-dessus de la rue, à portée de vue de la place Blanche et du Moulin Rouge (toutes proches, les enseignes lumineuses, les évolutions des piétons et leurs trafics diurnes et nocturnes) c'est aussi le lieu du repli, l'enclos de la collection. Ouvert (et combien) aux amis, aux activités collectives, sommeils, comités de ré­daction, enquêtes et jeux divers, l'ancien atelier d'artiste abrita quotidiennement, hormis quelques voyages et le temps d'exil, à heure fixe, un homme seul qui écrivait. Autour de lui, sur les murs et jusqu'aux pieds de sa table, une condensation d'objets assez impressionnante, dans ses configurations successives au cours des années, pour que le parcours, nécessairement articulé et linéaire, de cette exposition ne prétende aucunement à l'épuiser, ni même à en rendre vraiment compte...

"A l'écart, mais en même temps au cœur du bruit des manifestes retentissants, du tumulte joyeux des jeux et enquêtes collectives et de la houle des débats plus graves, qui font la vie "ouverte" et publique du surréa­lisme et dont la résonance se fait entendre encore, fascine ou agace: un lieu clos, "privé", devenu presque secret et silencieux, l'"atelier" d'André Breton. Toujours, ou presque toujours - hormis la parenthèse de six ans de l'exil marseillais et du séjour new-yorkais -, il vécut dans ce lieu parisien, même quartier, même rue, même immeuble, habitant successivement deux ateliers d'artiste identiques, le deuxième double du premier. Un tel ancrage, fidèle, presque frileux, étonne chez cet homme du "passage", passeur en charge d'un "mou­vement", dont le parcours fut celui d'une aventure tou­jours portée vers l'avant, poussée, comme par une né­cessité intérieure, vers la recherche tendue du "point su­blime". Quelle étrange stabilité chez celui qui ne cessa de "se désirer ailleurs", avec cette "passion de bouger" dont parle Julien Gracq, et qui désigna dès 1924 la "voiture de déménagement" - l'énigmatique camion ou­vert arrêté dans sa course au centre d'une place dans Mystère et mélancolie d'une rue de Chirico (toile que Breton connaissait bien pour l'avoir eue en sa pos­session), pour le conduire au cimetière. Précisément cette image, et, avec elle, celle de la locomotive aban­donnée au délire de la forêt vierge que Breton invoque en1928 pour clore son texte de Le Surréalisme et la peinture- "ô départ impossible, ô vous grands trains de lierre !" - et qui deviendra dans L'Amour fou le symbole de la convulsivité, ne constituent-elles pas les mé­taphores du paradoxe de l'univers personnel bretonnien, de cet atelier, tout à la fois ouvert et clos, unique et pluriel " Isabelle Monod Fontaine Le Grand Atelier Dans André Breton La Beauté Convulsive Centre Georges Pompidou

Dans l'atelier d'André Breton que Julien Gracq qualifie de " condensé de l'univers surréaliste tout entier" ", du fait du rapport particulier à l'objet, s'exerce une pratique singulière du regard. Breton considère les peintures et les objets comme des médiums, comme " de véritables intercesseurs entre le réel et un "au-delà de l'image" " Il renforce et multiplie ce coefficient médiumnique par sa propre interven­tion, non sur les objets eux-mêmes, mais sur leur confrontation. Lieu du travail personnel et de l'écriture, le "grand atelier" selon l'expression d'Agnès De Paumelle est un chantier toujours actif .L'œil est "à l'œuvre" dans cet atelier d'écrivain, captant, suscitant de nouveaux signaux, tissant des fils d'un objet à un autre. l'analogie, qui est au principe de la démarche surréaliste fait communiquer ce lieu bien réel et les lieux rêvés . " A la fois gigantesque "boîte-objet", œuvre totale d'un artiste disposant les ob­jets de son affection dans une panoplie géante, et œuvre de fusion, précipité tangible, visible, d'un lent et com­plexe travail métamorphique opéré par les manipula­tions d'un artisan-alchimiste." Agnes De Paumelle.

"Plus encore, lorsque André Breton évoque avec nos­talgie dès 19523 l'ensemble des œuvres qui furent ici en sa possession (les confondant d'ailleurs avec celles qu'il aurait aimé avoir), lorsqu'il ouvre à deux reprises sa porte grande ouverte (à Alain Jouffroy4 puis à René Giraud5) pour dévoiler sa "collection", ne désigne-t-il pas ce lieu meublé de toutes ses conquêtes comme son palais idéal, celui du guetteur toujours à l'affût, enfin comme son "œuvre ultime"?

On sait ainsi ce que fut, dans les années 50-60, cette désormais fameuse mais dernière collection. Au milieu des rayonnages emplis de livres règne une incroyable accumulation de peintures et d'objets : objets populaires et trouvés - cannes, moules à gaufre, bouteilles, racines, pierres, curiosités en tous genres..., objets primitifs, sur­tout ceux rapportés des USA et dont la présence "pre­mière" se développe considérablement après la guerre, peintures anonymes achetées aux puces, et œuvres de ses derniers amis: Duchamp, Paalen, Toyen, Brauner, Hantaï, Svanberg, Riegl, Gorky, Degottex, Molinier, Klapheck, Gironella, etc. Au centre des murs entièrement recouverts, se déploient les prestigieux vestiges de ce qui fut sa "première" collection, celle qu'il constitua jus­qu'en 1929-1930 essentiellement avec Simone, sa femme, grâce à une aisance matérielle qu'il ne retrou­vera jamais plus et qui lui venait de son salaire deconseiller artistique de Jacques Doucet, des commis­sions touchées à chaque transaction d'une vente d'ceuvre pour le compte du couturier, des revenus per­sonnels de sa femme. Ces œuvres gardées avec passion, Du haut des murs jusqu'au sol, s'offre une impressionnante concentration d'oeuvres et d'objets appartenant à des cultures et des mondes différents. Breton organise le foisonnement, combine l'accumulation, se livre à un jeu d'ordonnance, crée des chocs, des dialogues, opère des déplacements et des remplacements (comme en témoignent les photos prises de l'atelier entre 1954 et 1964). L'atelier est une œuvre en soi. De plus, une œuvre évolutive. Si d'un point de vue métaphorique on peut considérer, à l'instar de Julien Gracq l'atelier de Breton comme l'antre d'un chaman ou d'un féticheur, on peut aussi envisager ces réorga­nisations et ces déplacements comme des sortes de rituels de manipulations.. Agnes De Paumelle Dans André Breton Op.Cité

Dans cet environnement où le regard est sollicité de toutes parts, les objets prennent une autre dimension. Chacun d'eux avait été on l'a vu préalablement choisi en vertu de l'enthousiasme qu'il avait provoqué chez le découvreur, en raison du choc qu'il a causé ; désormais la mise en relation de ces objets et de ces images produit un sens qui dépasse largement leur sens indivi­duel et initial. L'appréhension des œuvres dans ce lieu est résolument nouvelle. Isabelle Monod-Fontaine écrit que " d'une prégnance du sensible. l'atelier entier fonctionne comme un dispositif de déroutement, comme incitation à la dérive, comme lieu privilégié d'apparition de la surprise ". Mais plus encore, ce lieu de vie témoigne d'une poétique de l'espace, Non seulement Breton organise et habite poétiquement son espace mais, pour ce qui est du visiteur, il naît de cette accumulation insolite la surprise, le trouble, une fascination, précisément ce que recherche Breton de son côté. L'objet est au centre d'un double phénomène de rencontre. D'une part il est " objet élu " par le regard et l'émotion ressentie par Breton lors de la découverte de l'objet, ce qui provoque chez lui un violent et " irrésistible besoin de possession " (qu'on reprochera d'ailleurs au poète.) mais si l'objet a été élu par le regard, ne peut-on considérer que l'acheteur a lui aussi été élu par l'objet qui a su attirer, puis retenir son regard. Le besoin de posséder objets et œuvres n'est pas lié à un banal désir de les admirer à loisir mais est déterminé par l'espoir de s'approprier certains pouvoirs qu'ils possèderaient aux yeux du poète .C'est ainsi, par exemple, que Breton pratiquait souvent " l'interrogation du matin ", sorte de mise à l'épreuve de l'œuvre, qui consistait à suspendre une toile au mur, le soir, devant son lit, pour mesurer le pouvoir de séduction qu'elle allait exercer sur lui au réveil. Révélés par l'aube, les objets, les peintures, tout à tour convoqués sur le bureau ou sur le mur lui transmettent de nou­veaux pouvoirs.

Il faut donc que le masque continue de manifes­ter qu'il n'est pas de notre monde, qu'il est même le signe visible de ses limites. Collectionneur singulier Breton reconnaît que l'objet le touche essentiellement " dans la mesure même où il n'en connait ni l'origine ni les fins ". Il insiste souvent sur l'aura sur ce " halo " qu'il faut savoir ne pas dissiper parce que permettant toutes les interprétations.

" II est clair que l'attraction (...) que [les objets] exercent sur nous dépend assez peu de l'étendue des moyens mis en œuvre : elle réside essentiellement dans leur caractère insolite, elle est fonction de plus ou moins grand pouvoir qu'[ils] ont de nous déconcerter. Constituée comme par osmose, l'image double du château-atelier, tout à la fois rêvé et bien réel, ouvert et clos, se cristallise lentement, proliférant au rythme même de la vie communautaire. Tel un masque à trans­formation, elle se déploiera, ici en château étoile - celui de L'Amour fou - qui "à flanc d'abîme, construit en pierre philosophale, s'ouvre" de ses six branches sur le monde, là en ce chapelet de cubes cristallins agglomérés qui constituera sa "maison de verre". Une même opéra­tion transparente, fluide, unit désormais ce qui est équi­valent pour Breton : "La maison que j'habite, ma vie, ce que j'écris." Milieu d'élaboration d'un moi éclaté et plu­riel - "il faut que l'un se sépare de lui-même, se re­pousse, se condamne lui-même, qu'il s'abolisse au profitdes autres pour se constituer dans leur unité avec lui61" -lieu de fusion, ce "premier" atelier est bien ce cristallin situé au centre de l'univers poétique de Breton, à travers lequel, comme "par transparence à travers le tiki de Cook", une vue seconde s'ouvre au monde. S'y multi­plient à l'infini pour Breton les reflets incertains du réel. S'y projettent les images changeantes de son habitant, de ses possessions. Bien des regards y passeront, s'y croiseront, le nôtre maintenant. La traversée de ce champ magnétique que Breton meuble de ses constella­tions sera-t-elle initiatique? Comme le sont pour lui les "yeux de fougère" qu'en 1926, il voit s'ouvrir sur le visage de Nadja, la passante mystérieuse de l'atelier, et qui ne peuvent voir, mais vraiment voir, les objets, les peintures disposées sur les murs, "que de l'intérieur de la bibliothèque""? Pour celui qui ne sait pas mais qui attend, la grande barrière des images devient désormais une forêt d'indices. AGNES DE PAUMELLE

La pratique du regard, qui s'institue ainsi dans l'atelier, conduit Breton à une appréhen­sion résolument nouvelle de l'œuvre inséparable d'un espace, du milieu même qui lui a donné naissance ou celui avec lequel elle fusionne désormais: Breton ne sera-t-il pas le premier à "regarder" l'atelier de Picasso, à comprendre l'élaboration de son œuvre dans "son élément", plus encore, à considérer celui-ci comme une œuvre en soi? Par ailleurs, Breton effectue une seconde rencontre, en orga­nisant son espace de vie, en instaurant un dialogue entre les objets, en produisant des rencontres porteuses de forces, en créant l'atmosphère d'un lieu. De ce point de vue, la rencontre débouche sur la création d'un monde.


La préférence des surréalistes allait incontestablement à l'art océanien ainsi qu'à celui des Indiens des Amériques (Alaska, Canada, États-Unis, Amérique du Sud). Dès le début des années 1920, leurs collec­tions comprenaient certes des pièces provenant d'Afrique mais déjà celles venant d'Océanie étaient en plus grand nombre, Plus tard, la collection de Breton comprendra pour l'essentiel des pièces provenant d'Océanie et des Amériques comme l'atteste la vente de sa collection, à l'hôtel Drouot en avril 2003.

Cette préférence trouve son expli­cation dans la philosophie même du surréalisme. Ce mouvement se voulait une gigantesque entreprise de subversion vis-à-vis de tout ce que la culture occidentale avait créé et continuait de produire. Il rejetait l'ordre établi, ses valeurs, son esthétique. Breton avait associé le projet de Rimbaud à celui de Marx : " changer la vie ", " transformer le monde ". Selon lui, les valeurs devaient être modifiées et dans cette modi­fication nécessaire et absolue, l'art était censé jouer un rôle essentiel. Voulant changer l'homme et le monde, les surréalistes ont cherché à régénérer les pouvoirs de création en faisant du rêve une part intégrante de l'expérience de la vie, en explorant l'inconscient, en essayant d'exploiter son potentiel illimité et son pouvoir créateur. Ce potentiel, tel qu'il se manifeste dans les rêves et les mythes est une base mentale, croyaient-ils,une ressource commune à tous les hommes, à tous les peuples et à toutes les cultures. On sait Breton attendait de la " toute-puissance du rêve " " la résolution des principaux problèmes de la vie ". Comme il se référait aux recherches des ethnologues,de son temps(aujourd'hui fortement remises en question) il pensait que c'est dans les sociétés dites primitives que ce potentiel était le plus présent, au point d'imprégner tout le tissu social et de faire disparaître le fossé qui sépare l'art de la vie.

Les sociétés qui avaient échappé à la contamination du christianisme et du rationalisme offriraient donc le spectacle de l'homme que les surralistes appelaient de leurs vœux, vivant en harmonie avec la nature, dans une union spirituelle avec les éléments. Ces peuples témoignaient justement de la possibilité d'une autre vie et Breton aspirait à recréer ces modes d'expérience et à retrouver ces pouvoirs perdus. C'est d'ailleurs ce qu'il écrit en 1936, à l'occasion de l'Exposition surréaliste d'objets. Il y distingue nettement les objets qu'il appelle objets-dieux de tous les objets trouvés, modifiés et perturbés, présentés dans cette exposition : "objet-dieux, ajoute-t-il dont nous jalousons très particulièrement le pouvoir évocateur, que nous tenons pour dépositaires, en art, de la grâce que nous voudrions reconquérir ".

Ces objets provenant d'autres cultures déconcertent justement les habitudes mentales des Européens, stimulent le monde de l'ima­gination, offrent des associations inépuisables. André Breton considère que le merveilleux, atteint des sommets dans l'art océanien,. Ces objets qui le subjuguent, il les nomme " objets à halo ", pour dire leur mystère. " Pour ma part, écrit-il, j'ai souvent besoin de revenir à eux, de m'éveiller en les regardant, de les prendre en mains, de leur parler, de les raccompagner vers les lieux d'où ils viennent pour me concilier ceux où je suis . " Breton cherchait le contact intime avec ses objets. Par ailleurs, le fait de changer les œuvres et les objets de place contribuait à préserver leur caractère insolite, le mystère et d'échapper à l'habitude du regard, à la perte progressive d'étonnement.

Sans " l'approche sensible " le fétiche ou le masque de bois risqueraient d'être rangés dans la catégorie des choses mortes que la poésie n'irriguerait pas de ses méta­morphoses, objets pesants, figés dans leur être immuable et muet. Mais l'objet est transfiguré dans l'art surréaliste par le tra­vail de l'esprit ". Rêves, souvenirs, désir, imagination " contribuent à installer la transformation poétique au cœur de la matière morte. Le dieu de bois, au plus haut degré, porte témoignage de cette interpénétration du matériel et du spirituel. L'exemple de la statuaire océanienne montrerait bien qu'elle n'entre pas dans la catégorie de la matière inerte. Les statues aux yeux vides ne peuvent pas interpeller l'homme. Breton insiste à maintes reprises sur la puissance du regard des fétiches mélanésiens, qui traduit leur force magique. Quant aux statues de l'île de Pâques, bien avant que l'on découvre que leurs orbites étaient originellement dotées d'une cornée blanche façon­née de coquillages, Breton leur prête le don des visions : L'objet tribal est engendré par les affects ; il est partie prenante d'un rituel magique qui s'applique à changer le monde et la vie. Le masque océanien est une architecture de vannerie et d'écorce mais que transfigurent le rite et le mythe poétique

" Le masque océanien, aussi révélateur que celui d'Afrique, aussi étrange bien que moins profond, se hausse parfois jusqu'à la transposition abstraite des éléments plastiques réalisés par les artistes noirs, mais reste le plus souvent en deçà ... Je n'avais vraiment trouvé mon compte qu'avec ces fétiches océaniens informes en apparence, antiplastiques en tout cas, mais d'un potentiel second formidable et d'une efficacité conti­nue justement à cause de leur insaisissable formel. " Comme on voit, le conflit en reste toujours au point vif et l'heure n'est pas venue de l'arbitrer.

Qu'on se rassure. J'ai été beaucoup trop partie dans ce procès pour oser m'affubler en juge. Partie, oui, toujours.

Il y allait, il y va encore pour moi de la nécessité de faire prédominer une forme de conscience du monde sur une autre que je récuse d'ailleurs comme telle, en dépit de ses prétentions. Au moins dans ses grandes lignes cette der­nière répondrait à la vue réaliste, l'autre à la vue poétique (surréaliste) des choses. Rien de commun, sorti du bois dont on fait les flûtes. D'un côté de la barricade (à mes yeux) il y a les variations sempiternelles sur les apparences extérieures de l'homme et des animaux, pouvant naturel­lement aller jusqu'au style par une épuration graduelle de ces apparences (mais les thèmes restent pesants, matériels : la structure assignable à l'être physique - visage, corps - la fécondité, les travaux domestiques, les bêtes à cornes) ; de l'autre côté s'exprime le plus grand effort immémorial pour rendre compte de l'interpénétration du physique et du mental, pour triompher du dualisme de la perception et de la représentation, pour ne pas s'en tenir à l'écorce et remonter à la sève (et les thèmes sont aériens, les plus chargés de spiritualité que je sache, les plus poignants aussi : ils accusent les angoisses primordiales que la vie civilisée, ou se donnant pour telle, a fait glisser sous roche, ne les rendant pas moins pernicieuses, il s'en faut, parce que refoulées)". André Breton.Océanie.

Au regard de ce qui vient d'être dit, l'atelier dans lequel vivait le poète comme les expositions surréalistes fonctionnaient comme des sortes d'anti-musée. Breton reconnaissait certes une utilité aux musées ethnographiques, celle de présenter des pièces seulement visibles en ce lieu. Mais pour le reste, le musée était à ses yeux incapable de restituer la valeur poétique de l'objet ainsi que leur charge, de de susciter une relation intime entre le regardeur et l'objet.

Comme le musée, les marchands ne trouvent pas souvent grâce non plus devant Breton : contre eux, il ne ménagea pas les sar­casmes. " Il n'y eut guère que Charles Ratton pour échapper à la réprobation ; ce dernier, assez proche du groupe, prêtait des pièces pour les expositions, comprenait les goûts d'Éluard, de Breton ; il ne se bornait pas à vendre. L'argent désacraliserait ainsi l'amour comme la vénalité tuerait le désir .La collection de la rue Fontaine est la réponse que Breton veut opposer oppose à la froideur des vitrines, à " l'odeur de deuil " " qui émane selon lui des musées ".

Il découle de cela une autre façon de considérer et de juger ces objets. Les critères esthétiques traditionnels sont ici inopérants. De même en est-il du jugement de goût ordinaire. Dans ce rapport spécifique à l'objet, les critères et les jugements de valeur méritent en effet d'être reconsidérés. L'objet doit détenir un pouvoir magique, identifiable à deux signes. L'un, c'est que l'objet ait déjà " servi " dans les pratiques religieuses de sa cultu­re d'origine. Mais alors que les marchands et leurs clients, qui retiennent aussi ce critère, n'y voient que la preuve de l'authenticité de provenance " géographique ", Breton confère une toute autre valeur à ce fait : si le masque " a dansé ", c'est qu'il a déjà été l'objectivation d'un rêve : qu'une magie a présidé à sa fabrication et à son usage. L'autre signe, c'est l'évidence d'une communication pos­sible de cette magie Ce double signe dé­finit le sentiment de la beauté d'une œuvre d'art primitif. Ainsi Le Korwar papou représente " la culmination des forces instinctives, tendant à leur explosion et à leur épanouisse­ment Imaginatif ". Cette tension émotive est seule " capable " (...) instantanément de faire pont de ce qui nous sollicite aujourd'hui à ce qui put requérir un être semblable à nous, il y a des centaines ou des milliers d'an­nées "

L'interrogation du poète concerne donc le moyen de par­venir au " bon " savoir. Il faut progresser du dehors vers le dedans, de la perception superficielle des aspects géogra­phiques, sociaux et culturels des sociétés primitives vers la connaissance intime de l'esprit qui expliquerait(?), en dernier ressort, l'organisation sociale ou la production culturelle. Les impressions de voyage, le savoir livresque, la posses­sion jalouse " d'une collection de bois morts " demeurent extérieurs à la culture qu'il s'agit d'investir. Ces moyens restent tragiquement voués à ne parcourir que la surface des choses. L'art Magique qu'il cherche à définir dans un de ses livres, se nourit de modèles où l'œuvre n'était pas séparable du pentacle, du mandala, des " sand-paintings " que Breton vit exécuter chez les Hopis, ou des " vêvers " vaudou dont il observa la fabrication à Haïti. D'où l'immense intérêt des objets primitifs, qui figurent, dans l'appartement de Breton, et seraient autant de réservoirs d'énergie ,de matrices. Maniant une statuette dans l'amour fou,le poète cherche faire surgir de son etrangeté " la bête aux yeux de prodiges "

"Globalement, le surréalisme se caractérise par une constante invention qui est souvent le résultat d'une appropriation. Il se singularise par une aptitude à aimanter, à attirer tout ce qui peut alimenter et dynamiser sa puissance novatrice. Il fait preuve d'un prodigieux pouvoir d'intégrer tout ce qui est vu, vécu, ressenti, pour ensuite le transformer, le mettre dans une nouvelle perspective, lui donner un nouvel éclairage. Il se perpétue en s'enrichissant d'apports extérieurs.

À la différence du dadaïsme, le surréalisme est étranger au geste iconoclaste. S'il développe dans le présent cette capacité à intégrer tout ce qui l'entoure, il revendique aussi des filiations parmi des écrivains du passé. Pour ce mouvement, l'appropria­tion est une nécessité lui permettant d'accéder à la révélation qu'il attend de l'art. L'univers surréaliste est donc bâti sur l'annexion de certains auteurs du passé, sur l'intégration du présent, de l'ailleurs et de ce que l'on pourrait appeler le hors normes, intérêt partagé avec Dubuffet. Pourquoi, dès la première heure, cet engouement du surréalisme pour les lointains ? Dans une référence à Rimbaud, Breton écrivait déjà en 1915 à son ami Théodore Fraenkel : " Là-bas fuir " et, en 1948, il mettait en exergue de son avant-propos à l'exposition d'art océanien les mots de Baudelaire : " Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin ! " Même si Éluard considéra, au bout du compte, son voyage autour du monde comme inutile, aux yeux des surréalistes l'ailleurs et plus précisément les sociétés dites primitives fournissent le modèle pouvant permettre à l'ici de trouver son salut et de se régénérer. "J.Cl. Blachère.Les Totems D'André Breton. L'harmattan.

En dehors des circonstances historiques de la guerre et de l'obligation d'émigrer ('André Breton, Benjamin Péret, Max Ernst ou André Masson,) le voyage prit souvent la forme d'une initiation pour les surréalistes. Il leur permettait d'accéder à des connaissances directes, de découvrir de nouveaux horizons grâce aux rencontres ou encore de vérifier certaines intuitions. Cherchant à échapper à tout exotisme (ce n'est pas du tout sûr qu'ils y parvinrent pourtant)- ils tirent de leurs voyages matière à alimenter leur œuvre (étude, récit, poèmes, une série de dessins, des peintures ou des sculptures). Pour Breton, chaque voyage prend l'allure d'une étape dans ce processus initiatique, l'émotion étant toujours le moteur de tout.

Il y eut ainsi deux moments importants, lors de " l " exil américain ", à la fois psychologiquement salutaires et féconds d'un point de vue littéraire. Le premier concerne le séjour de deux mois en 1944 au Québec, au cours duquel ils se rend accompagné d'Elisa Caro en Gaspésie puis dans les Laurentides, magnifique région aux nombreux lacs. Pendant ce voyage, il rédige l'un de ses ouvrages majeurs ARCANE 17 qui sera publié en décembre de la même année avec des dessins de Matta.

L'autre moment important est le voyage entrepris en juin 1945, qui lui permettra d'entrer en contact avec les Indiens. André Breton et Élisa Caro se rendent à Reno dans le Nevada C'est dans le jardin de la pension où ils séjournent que Breton commence à écrire son Ode à Charles Fourier. À New York il s'était procuré les œuvres complètes, en cinq volumes, du philosophe, et les avait emportées dans son voyage dans l'Ouest des Etats-Unis. Le voyage se poursuivit à travers le Grand Canyon du Colorado, le Nevada, le Nouveau-Mexique et l'Arizona. Ils pénétrèrent dans les réserves Navajo, Zuni, Apache et Hopi de l'Arizona et de l'ouest du Nouveau : villes et villages, sites : Vieil Oraibi, Fort Apache, Gallup, Zuni, Acoma,.

" Fourier je te salue du Grand Canyon du Colorado", " Je te salue de la Forêt Pétrifiée de la culture humaine ", " Je te salue du Nevada des chercheurs d'or [...] du fond des mines d'azurite ", " Je te salue de l'ins­tant où viennent de prendre fin les danses indiennes / Au cœur de l'orage ", enfin " Je te salue du bas de l'échelle qui plonge engrand mystère dans la kiwa hopi la chambre souterraine et sacrée ce 22 août 1945 à Mishongnovi [...]


Vivant en altitude, dans des villages construits sur des paliers rocheux(mesas) du nord-est de l'Arizona, les Indiens Hopi et zuni qui sont parvenus jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle à se préserver de contacts avec le monde des Blancs, missionnai­res compris et ont suscité l'intérêt des plus grands ethnographes américains ainsi que de Frazer, Mauss et Claude Lévi-Strauss. En 1945, le poète observe que l'entreprise des missionnaires présents est encore " sans succès ".


Breton va rédiger un Carnet de voyage chez les Indiens Hopi. Dénué d'inté­rêt littéraire, ce carnet est néanmoins important pour les notes qu'il rassemble et qui attestent de la survie problématique de ces populations dont les croyances, pour Breton, renvoient à des interrogations essentielles auxquelles l'homme occidental est devenu étranger. Ce carnet rassemble de précieuses informations sur les sites, les maisons, les tentes, les repas, le mode de vie, les coutumes, les mœurs, la capture des serpents, la méfiance des Indiens vis-à-vis des Blancs, les poupées, les cérémonies, Breton porte un intérêt soutenu aux danses des fêtes rituelles de l'été auxquelles ils assistent en territoire Hopi et dont il décrit à plusieurs reprises, et parfois avec force détails, les figures que réalisent les danseurs, leur évolution, leurs gestes, leurs actions. Parmi les danses : de bienvenue, du Cerf, des Chèvres, de l'Antilope, des Vaches, c'est la danse du Serpent qui retient plus particulièrement son attention, notamment lorsque l'un des danseurs " crache littéralement un petit serpent " ou lorsque la tête du petit reptile sort seule de la bouche d'un danseur ou encore lorsque des danseurs sont piqués au visage par le serpent avec lequel ils évoluent. Breton fait écho ici à Abby Warburg qui accomplit un voyage semblable et écrivit des textes et une conférence célèbre sur La Danse Du Serpent. (Cliquer sur la catégorie Warburg).

Le poète achète à plusieurs reprises, parfois avec difficulté, des poupées Kachina et quelques dessins Zuni, mais pas de masques. Les Indiens Hopi et Zuni sont farouchement hostiles au fait que des Blancs possèdent ces objets de cérémonie. Les Zuni, raconte Breton, pourraient tuer s'ils trouvaient un Blanc en possession de l'un d'eux. Les Apaches quant à eux semblent attacher moins d'importance à la dispersion de leurs masques de cérémonie.

VIDEO KACHINA: http://www.arcane-17.com/rubrique,hopi-kachina,1202197.html

On peut aisément imaginer l'émotion d'André Breton pénétrant dans ces villages et voyant dans leur contexte les poupées et les masques qu'il admire de longue date. Il est sensible travers les kachinas en particuler, à ces symbolisations d'esprits invisibles, à ces objets qui sollicitent le goût des mythes ;dans l'entretien accordé à Jean Duché en octobre 1946, après avoir expliqué à son interlocuteur la signification des motifs peints sur l'une des poupées Kachina (qui symbolisait la déesse du maïs), il déclare : " L'artiste européen, au XXe siècle, n'a de chance de parer au dessèchement des sources d'inspiration entraîné par le rationalisme et l'utilitarisme qu'en renouant avec la vision dite primitive, synthèse de perception sensorielle et de représentation mentale. [...] C'est la plastique de race rouge, tout particulièrement, qui nous permet d'accéder aujourd'hui à un nouveau système de connaissance et de relations "