Empêcher un créateur de s’exprimer ou, ce qui revient au même, l’obliger à l’autocensure, se fera donc toujours au nom du bien commun, d’une haute conception de l’art, de la préservation de la paix sociale, du respect prétendument dû au « sacré » ou – cet alibi est désormais devenu le plus efficace de tous – de la « protection des mineurs ». Selon les périodes de l’Histoire, les régimes, les latitudes, les motivations diffèrent, mais les redoutables ciseaux d’Anastasie poursuivent leur œuvre prédatrice.
C’est ce qui ressort du remarquable essai que vient de publier l’historien de l’art Thomas Schlesser, L’Art face à la censure (Beaux Arts éditions, 242 pages, 39 €). Deux qualités majeures frappent le lecteur dans ce très bel ouvrage abondamment illustré : le rare sens pédagogique de l’auteur, qui met le livre à la portée de tous, et son art de la synthèse, qui lui permet de présenter cinq siècles d’histoire de l’art sans succomber à la tentation de la dispersion ou de la digression tout en s’appuyant sur une solide documentation.
Du protectionnisme corporatiste des artistes de la Renaissance aux normes académiques érigées en loi, du bûcher des vanités du dominicain Savonarole à l’iconoclasme protestant, du puritanisme antisexuel à la persécution des oppositions politiques, de «l’art dégénéré» honni des Nazis aux répressions staliniennes, l’auteur dresse un état des lieux aussi intéressant qu’inquiétant, à travers des exemples emblématiques. Au tribunal de la censure, sur le banc des accusés, se côtoient ainsi au fil des siècles, notamment, Albrecht Dürer, Botticelli, Michel-Ange, Véronèse, Le Caravage, Le Greco, Fragonard, Houdon, Goya, Delacroix, Chenavard, Manet, Courbet, Munch, Modigliani, Malevitch, Kokoschka, Emil Nolde et Kandinsky…
En tête d’une postface bienvenue qui invite les artistes à ne pas jouer les subversifs de salon et les provocateurs officiels, l’auteur a choisi cette belle citation de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience ». Et la fonction de l’artiste consiste précisément à troubler.
Illustration : Masaccio, "Adam et Eve chassés du Paradis", 1427, fresque, chapelle Brancacci, Florence (à gauche, censuré, à droite, après restauration).