De très raffinés Concertos & Overtures de Giuseppe Sammartini par Les Muffatti

Par Jeanchristophepucek

George Lambert (Kent ? 1700 ?-Londres, 1765),
figures attribuées à William Hogarth (Londres, 1697-1764),
Vue de la terrasse de la cascade, Chiswick House
, 1742.

Huile sur toile, 81 x 104 cm, Londres, Chiswick House.
(Photo © English Heritage Photo Library/Chiswick House & Gardens Trust)

La musique anglaise de la première moitié du XVIIIe siècle a eu bien du mal à émerger de l’ombre projetée sur elle par un ogre nommé Georg Friedrich Händel, et il a fallu la vague de curiosité née du mouvement « baroqueux » pour que réapparaisse une foule de noms jusqu’alors condamnés à l’obscurité mais qui furent pourtant tout aussi, voire parfois plus loués que celui du Caro Sassone. Parmi ceux-ci, l’ensemble bruxellois Les Muffatti a choisi Giuseppe Sammartini, auquel il consacre aujourd’hui une anthologie publiée par Ramée et intitulée Concertos & Overtures.

Dire que Giuseppe Sammartini est un parfait inconnu est inexact, puisqu’une partie de son œuvre a connu les honneurs de l’enregistrement, particulièrement ses sonates pour instruments à vents et ses concertos pour orgue. Il reste néanmoins beaucoup à découvrir sur ce compositeur né en 1695 dans une famille de musiciens d’origine française installée depuis peu à Milan, qui suivit les traces de son père, Alexis Saint-Martin, en choisissant, comme lui, de pratiquer le hautbois. Il acquit une telle maîtrise de cet instrument qu’elle lui valut d’être invité à Venise dès 1715 puis, sans doute, à Londres en 1723 et 1724, avant de faire l’admiration de Johann Joachim Quantz (1697-1773), pourtant fort peu porté à l’indulgence, qui l’entendit lors d’un concert vénitien en 1726 et en demeura durablement ébloui. Les raisons qui poussèrent Giuseppe à quitter son pays natal pour aller s’installer en Angleterre contrairement à son cadet, Giovanni Battista (c.1700/01-1775) qui fit, lui, une brillante carrière de maître de chapelle à Milan, sont obscures. Il est probable que le relatif déclin qui commençait à toucher la musique instrumentale en Italie, les esprits étant alors tout accaparés par l’opéra, y soit pour quelque chose, même s’il n’empêchera pas Giovanni Battista de léguer à la postérité un volume appréciable de symphonies dont l’influence sera importante quant à l’élaboration, via son élève Gluck et les conseils prodigués à Johann Christian Bach (1735-1782) et Mozart, du style classique, et que la concurrence que pouvait représenter un frère bien doué soit également entrée en ligne de compte. Toujours est-il qu’en 1729, après un crochet par la cour de Bruxelles l’année précédente, Giuseppe s’installe définitivement à Londres où il connaît, à l’opéra comme au concert, un grand succès en tant que virtuose du hautbois, doublé d’une reconnaissance de son statut de compositeur, ses recueils finissant, après une période d’adaptation aux exigences du public, par bien se vendre. Entré au service du prince Frederick de Galles en 1736, en qualité de maître de musique de sa femme et de ses filles, mais également de directeur de sa musique de chambre, Giuseppe Sammartini conserve ce poste jusqu’à sa mort survenue subitement en novembre 1750.

Sa musique instrumentale, telle qu’elle apparaît dans cet enregistrement très complet, est un kaléidoscope fascinant qui, au même titre que nombre de pages signées par Charles Avison (1709-1770), Thomas Arne (1710-1778) ou William Boyce (1711-1779), s’enracine profondément dans la jeune tradition inaugurée par Francesco Geminiani (1687-1762), dont les premiers Concerti grossi d’après Corelli sont publiés en 1726, et l’inévitable Händel, dont l’Opus 6 paraît en 1739, tout en regardant déjà au-delà, vers le style combinant fluidité « galante » et clarté déjà classique d’un Johann Christian Bach (installé à Londres en 1762), teinté, ça et là, des élans préromantiques qui commençaient déjà à agiter la musique d’Allemagne du Nord. Bien sûr, il ne faut pas demander à ces œuvres autre chose que ce qu’elles peuvent offrir ; conçues pour l’agrément d’un public choisi, elles font, la plupart du temps, primer la légèreté et la virtuosité sur l’effusion personnelle, quand bien même quelques nuages, particulièrement dans les partitions en mode mineur, viendraient assombrir un horizon généralement assez riant. Il convient cependant de ne pas se laisser abuser par cette apparence de facilité, car un peu d’attention dévoile l’art d’un compositeur parfaitement maître de son métier et suffisamment intelligent pour parvenir à brasser tous les styles musicaux avec lesquels il a pu être en contact grâce aux voyages effectués et aux contacts noués durant sa carrière. Conjuguant le goût du chant de son Italie natale avec la solennité et l’élégance françaises tout en les adaptant au goût du public anglais pour une tempérance laissant leur place au brillant et à la surprise, ses œuvres sont de passionnants témoignages d’une époque où du baroque marcescent étaient en train de naître les prémices du classicisme et du romantisme.

L’ensemble Les Muffatti (photographie ci-dessous), dont les précédentes réalisations consacrées, chez le même éditeur, à Georg Muffat et Johann Christoph Pez avaient été saluées pour leurs hautes qualités, nous offre avec cette anthologie dédiée à Sammartini un nouveau disque de grande classe. Il déconcertera sans doute ceux qui pensent que la musique anglaise du deuxième quart du XVIIIe siècle doit sonner avec la violence et la sécheresse affichées par Café Zimmermann dans son décevant enregistrement consacré aux concertos contemporains d’Avison, mais ravira ceux pour qui la vigueur n’exclut ni la mesure, ni les demi-teintes. Il me semble, en effet, qu’une des réussites incontestables de cette entreprise, qui a malheureusement échappé à l’écoute trop cursive de certains critiques « officiels », est d’entrer parfaitement en résonnance avec les autres expressions artistiques contemporaines, qu’il s’agisse de la peinture (Hogarth, Lambert, Hayman) ou des jardins (Spring Gardens, Chiswick Gardens), en offrant une interprétation où s’équilibrent parfaitement les exigences de solidité et de clarté préclassiques, les frissons préromantiques et les derniers feux du baroque. Les musiciens composant Les Muffatti, tous dotés de très solides capacités techniques, font preuve d’une écoute mutuelle, d’une réactivité et d’une souplesse remarquables qui leur permettent de faire vivre la musique de Sammartini avec ce qu’il faut d’allant mais aussi de naturel, sans jamais se sentir obligés de presser le pas ou de solliciter le texte à outrance. Leur lecture fait, de façon tout à fait pertinente, le pari des nuances et du raffinement, avec une texture orchestrale qui conjugue malléabilité, densité et transparence, une esthétique parfaitement relayée par la prise de son d’orfèvre ciselée par Rainer Arndt, dont la splendide ampleur acoustique ne sacrifie rien de la précision dans le rendu des timbres et des lignes. Il faut saluer aussi le dynamisme du concertino mené d’archet de maître par le premier violon Sophie Gent, ainsi que les interventions solistes de Benoît Laurent, dont le hautbois lumineux et fruité fait des merveilles de sensualité, d’humour et de sensibilité dans les deux concertos dédiés à son instrument, sans oublier les deux cornistes Bart Aerbeydt et Michiel van der Linden qui caracolent brillamment dans l’Ouverture en sol majeur sur laquelle se referme le disque. Peter Van Heyghen mène ses troupes avec beaucoup de finesse et de détermination, mettant en valeur avec une indiscutable intelligence, qui en dit long sur la qualité du travail préparatoire effectué sur les partitions et le contexte de leur création, les détails et les trouvailles d’une écriture plus riche et surprenante que ce qu’une approche superficielle pourrait laisser supposer.

Je vous recommande donc cette excellente anthologie consacrée à Giuseppe Sammartini par Les Muffatti qui conjugue à merveille les plaisirs, celui de la découverte d’un répertoire rare – sept inédits sur huit pièces enregistrées – et de la dégustation d’une musique pleine d’esprit et d’élégance. Les amateurs curieux et exigeants ne manqueront pas de continuer à suivre avec la plus grande attention le passionnant et ambitieux travail de redécouverte de pans négligés du répertoire que propose cet ensemble.

Giuseppe Sammartini (1695-1750), Concertos & Overtures.
Concerti grossi pour cordes & basse continue en la majeur
, op.2 n°1, en la mineur, op.5 n°4, en mi mineur, op.11 n°5. Concertos pour hautbois, cordes & basse continue en ut majeur et en sol mineur, op.8 n°5. Ouvertures pour cordes & basse continue en fa majeur, op.10 n°7, en ré majeur, op.10 n°4, pour deux cors, cordes & basse continue en sol majeur, op.7 n°6.

Benoît Laurent, hautbois
Les Muffatti
Peter Van Heyghen, direction

1 CD [durée totale : 79’14”] Ramée RAM 1008. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Concerto grosso pour cordes & basse continue en la mineur, op.5 n°4 :
Allegro

2. Ouvertures pour deux cors, cordes & basse continue en sol majeur, op.7 n°6 :
Minuetto Allegro – [2do Minuet]

3. Ouverture pour cordes & basse continue en ré majeur, op.10 n°4 :
Andante

4. Concerto pour hautbois, cordes & basse continue en ut majeur :
Allegro assai

Illustration complémentaire :

Philip Mercier (Berlin, 1689/91 ?-Londres, 1760), Frederick de Galles et ses sœurs, 1733. Huile sur toile, 45,1 x 57,8 cm, Londres, National Portrait Gallery.

La photographie des Muffatti est de Tomoe Mihara, utilisée avec autorisation.