Travailler, moi ? Jamais ! – L’Abolition du travail

Par Ledinobleu

Le maître se délecte de voir l’esclave travailler comme un chien : le temps ainsi approprié non seulement se traduit en profits mais assure son pouvoir. Temps vendu sous le sceau de la résignation, à jamais perdu pour le plaisir et la connaissance, livré au flicage, à la monotonie et aux calculs mesquins. C’est cet esclavage, cette barbarie à visage de robot, sans exemple dans le long cheminement de l’humanité, que dénonce Bob Black dans cette diatribe, déjà traduite en sept langues : un pamphlet roboratif contre la misère et les nuisances du salariat, une ébauche de manifeste pour une révolution ludique et, surtout, le cri d’un vivant qui refuse d’être un zombi. (1)

Si la récente crise financière nous a permis de constater les limites de notre système économique, elle nous a aussi donné la possibilité de comprendre combien le monde du travail est peu à peu devenu pour tous ou presque une abomination sans nom – ce ne sont pas les survivants de chez France Télécom qui me contrediront. Et pourtant, un tel constat ne date pas d’hier. Ainsi Bob Black – dans la lignée de bien d’autres, dont certains se verront évoqués ici – écrivit-il cet ouvrage au beau milieu des années 80, alors justement que la politique ultra-libérale basée sur une surexploitation des masses salariales et lancée par le président Ronald Reagan (1911-2004) donnait déjà ses premiers fruits pourris ; et notamment il le commençait dans ces termes :

Nul ne devrait jamais travailler. Le travail est la source de toute misère, ou presque, dans ce monde. Tous les maux qui se peuvent nommer proviennent de ce que l’on travaille, ou de ce que l’on vit dans un monde voué au travail. Si nous voulons cesser de souffrir, il nous faut arrêter de travailler.
Cela ne signifie nullement que nous devrions arrêter de nous activer. Cela implique surtout d’avoir à créer un nouveau mode de vie fondé sur le jeu ; en d’autres mots : une révolution ludique. Par « jeu », j’entends aussi bien la fête que la créativité, la rencontre que la communauté, et peut-être même l’art…

Formulé autrement, Black souhaite remplacer la rigueur et la discipline du travail, dont l’unique fonction consiste à enrichir les grands patrons, par la joie et le plaisir du jeu, qui seul permet véritablement de vivre ensemble heureux. Il ne s’agit pas de ne plus travailler du tout, mais de travailler moins en travaillant mieux et en se consacrant à ce qui s’avère vraiment nécessaire au lieu de produire toujours plus d’inutile dans la spirale infernale de la société de surconsommation. Et surtout de travailler en jouant, c’est-à-dire quand ça nous chante et au rythme qui nous convient le mieux, sans cette coercition au moins sous-jacente qui caractérise notre modernité d’où les plaisirs sont de plus en plus absents.

Pour autant, L’Abolition du travail ne se résume pas à un pamphlet contre la technologie et la mécanisation, mais contre ceux qui utilisent ces progrès bien réels pour nous manipuler en nous berçant des visions d’un futur plus beau qui non seulement se fait toujours attendre mais s’avère en fait toujours plus cauchemardesque à chaque jour nouveau… Ou quelque chose de cet ordre. Black, ici, ne fait pas dans la diatribe du fainéant qui condamne l’effort pour mieux justifier son besoin de réconfort permanent, il nous présente surtout une réflexion politique et sociale sur ce qui nous a amené à accepter ainsi de nous tuer à la tâche alors que le progrès devait nous servir – il ne s’agit pas de dénoncer un complot mais de souligner des travers bien pernicieux de la nature humaine.

Dans ce but, il nous rappelle combien les civilisations primitives, considérées par nous comme archaïques et stupides, consacraient au moins le quart de leur temps au repos, si ce n’est plus. Temps de repos qui s’est réduit comme peau de chagrin au nom de la productivité dès lors que celle-ci se vit confiée à des machines – à juste titre considérées comme infatigables, alors que les employés qui les manipulaient restaient bien loin de ce compte : ceux d’entre vous qui travaillent sur ordinateur savent de quoi je parle… Citant Socrate, pourfendant Marx, faisant l’apologie de cet anarchisme qui caractérise sa pensée, Black n’y va pas par quatre chemins pour dénoncer l’absurdité de notre système dont il souligne les accents fascistes – ou assimilés.

Tous ceux d’entre vous qui se sont un jour demandés pourquoi ils devaient perdre leur vie à la gagner gagneraient à lire cet ouvrage sans tarder. De même pour tous ceux qui ne comprennent pas pourquoi ils se retrouvent en négatif à la fin du mois alors qu’ils bossent comme des dingues. Le climat politico-économique et social de ces derniers temps se verra ainsi éclairé d’un jour nouveau…

D’ailleurs, il n’est nul besoin de courir chez votre libraire, car l’intégralité de l’édition française de ce texte libre de droit se trouve justement disponible ici même (et une version .pdf est consultable ).

Bonne lecture !

(1) ce résumé est tiré du quatrième de couverture de la première édition française de cet ouvrage parue chez Esprit frappeur en décembre 1997 (ISBN : 978-2-844-05000-7).

Note :

Je ne saurais trop conseiller de compléter la lecture de ce texte par celui, tout autant instructif, de Paul Lafargue (1842-1911), émule et gendre de Karl Marx qui en son temps déjà faisait l’éloge de la paresse avec une pertinence et une finesse d’esprit rares mais aussi un regard profondément acéré sur son époque, à travers son essai Le Droit à la paresse (1880) disponible chez Mille et une nuits (septembre 2000, 79 pages, ISBN : 978-2-910-23330-3) ou bien en ligne juste là.

Travailler, moi ? Jamais ! (The Abolition of Work), Bob Black, 1985
L’Insomniaque, 2010
63 pages, env. 7 €, ISBN : 978-2-915-69451-2