Saint François d'Assise à l'Opéra de Munich: Messiaen et Nagano versus Hermann Nitsch

Publié le 06 juillet 2011 par Luc-Henri Roger @munichandco

Le clou de l'édition 2011 du Festival d'Opéra de Munich (Münchner Opernfestspiele) devait être ce Saint-François d'Assise d'Olivier Messiaen, une oeuvre magnifique et somptueuse, l'accomplissement de la carrière de ce grand musicien catholique du vingtième siècle, une oeuvre que même les plus grandes et les plus riches maisons d'opéra hésitent à monter tant sa mise en oeuvre exige une opulence de moyens: un orchestre et des choeurs surdimensionnés, des chanteurs qui doivent être au faîte de leur art et à la résistance physique exceptionnelle, un chef d'orchestre dans la maturité accomplie. Et si l'on examine ces aspects-là, le Saint François d'Assise de Munich est une réussite magistrale. Il faut en espérer un enregistrement audio dont on peut déjà imaginer qu'il trouvera sans peine sa place aux côtés de la version de Seiji Ozawa de 1983 ou de celle déjà donnée par Kent Nagano en 1998, toutes deux avec José van Dam dans le rôle titre. Musicalement parlant, le clou du festival est taillé dans le diamant.
Mais voila...Ce clou a été mis dans les mains d'Hermann Nitsch qui a su si bien le planter qu'on sort de sa production dégoulinant de colorant rouge et les yeux remplis de tant d'images de synthèse  qu'on en a le tournis, -it's raining colours, alleluiah, ad nauseam-, les yeux et l'âme distraits par une esthétique et une pléiade de costumes à faire pâlir d'envie les plus grands couturiers. Nitsch nous noie dans ses flots de couleurs et dans un psychédélisme d'hémoglobine, il nous étourdit au point que souvent il parvient à nous entrainer vers la perversion suprême: faire oublier la musique de Messiaen et transformer ce qui avait tout pour être une grande soirée d'opéra en un spectacle nombrilistique déployant une oeuvre qui participe essentiellement de sa vision personnelle de l'univers, désormais embourgeoisée et capitalisée. 

Scène d'ouverture de l'opéra


Le terme perversion est bien sûr utilisé ici dans le sens freudien du terme, l'emploi détourné d'un objet, d'une idée, d'une fonction. Hermann Nitsch semble s'être servi du magnifique plateau que l'opéra munichois avait mis  à sa disposition, de l'oeuvre majeure d'un grand compositeur non pas tant pour la mettre en scène,  mais pour se mettre en scène lui-même, avec une démesure néronesque.
Il y a là une erreur de casting qui n'est pas le fait d' Hermann Nitsch, qui semblait ne plus vouloir  travailler comme metteur en scène, sinon en se consacrant à son propre théâtre. Quand on lit ses déclarations récentes à la presse allemande, il apparaît clairement que ce qui l'a intéressé dans le Saint François de Messiaen, c'est que, dans la foi catholique, des concepts et des symboles sont à l'oeuvre qui jouent aussi un grand rôle dans son propre travail. Il s'est dit bien sûr prêt à servir l'oeuvre de Messiaen, mais il aurait sans doute mieux valu laisser Monsieur Nitsch faire ce qu'il  fait de mieux jusqu'ici: du Nitsch.
Une mise en scène réussie doit servir l'oeuvre, la mettre en valeur, en dévoiler des facettes moins connues, donner à réfléchir, apporter un nouvelle angle de vision, fût-il révolutionnaire. C'est par exemple ce que l'on vient de revivre à Munich avec l'intelligente mise en scène de Fidelio par Calixto Bieto. Bieto donne un nouvel éclairage au livret et en stimule la compréhension. On peut ne pas en être d'accord, voir les choses différemment, mais l'oeuvre reste au centre.
Le public munichois ne s'y est pas trompé qui a ovationné la direction musicale de Kent Nagano et l'extraordinaire performance des musiciens, des chanteurs et des choeurs, et dont une bonne partie a exprimé  désapprobation ou simplement sa consternation face à la mise en scène. Et ce n'est certes pas tant l'inutile nudité des crucifiés, la sanguinolence  ou les images d'éviscération qui dérangent, mais la perte de sens due au détournement de l'objet du désir musical.
Pourtant, in se et hors contexte,  l'esthétique de Nitsch ne manque pas de beauté, le théâtre qu'il se fait et nous invite à admirer est en soi tout à fait admirable, - c'est en tout cas un parti que l'on peut prendre- , son théâtre comporte une logique interne fort bien articulée, mais ce n'est ni le lieu, ni l'endroit, ni l'objet de l'opéra. A considérer la soirée comme une ode à l'oeuvre d'Hermann Nitsch, alors oui, c'est une réussite. Il est et reste  un des plus grands artsites de sa génération et est internationalement reconnu. Quel dommage qu'il y ait eu concurrence.

De la musique avant tout autre chose
Kent Nagano est aujourd'hui, dans l'absolu, le chef d'orchestre qui est le mieux familiarisé avec l'oeuvre d' Olivier Messiaen. Le Saint François d'Assise est une des oeuvres qui tient une place centrale dans la carrière du Directeur général de la Musique de l'Opéra national de Bavière.

C'est au tout début de sa carrière que Kent Nagano,  alors qu'il travaille pour la Compagnie d'Opéra de Boston (Opera Company of Boston), découvre les partitions de Messiaen. Devenu le chef d'orchestre du Berkeley Symphony, sa ville natale, il montera un cycle consacré à Messiaen et éprouve le besoin de communiquer directement avec le compositeur. Si l'oeuvre de Messiaen ne lui posait aucun problème technique à la lecture, Nagano sentait qu'il avait besoin de l'aide du compositeur en ce qui concerne l'esthétique de son oeuvre, notamment dans l'interprétation des couleurs musicales. Messiaen répondit favorablement à la demande de Kent Nagano et entama une correspondance avec le chef d'orchestre. C'est alors qu'arriva l'invitation de Messiaen à participer au travail de répétitions de son Saint François que Seiji Ozawa devait diriger pour la première fois à Paris en 1983. Kent Nagano pourra même à cette occasion être au pupitre pour une des représentations. La collaboration s'intensifia encore lorsque Messiaen invita Nagano à séjourner chez lui pour toute une année et lui consacra un temps de travail commun quotidien. Messiaen lui fit alors ouvrir toutes grandes les portes du monde musical et culturel parisien. A cette époque, Kent Nagano eut aussi l'occasion d'assister aux classes de composition de Messiaen et, par ailleurs, de l'entendre jouer de l'orgue à l'église de la Trinité. Le compositeur est décédé il y a 20 ans, mais sa musique continuera à vivre intensément sous la baguette de Kent Nagano, qui enregistra un second Saint François avec José van Dam dans le rôle titre en 1998,un premier enregistrement conduit par Kent Nagano  avec Philippe Rouillon avait eu lieu lors d'une version concertante à Utrecht en 1988, du vivant du compositeur (KRO).
A Munich, nous trouvons aujourd'hui la direction musicale de la maturité, un homme au faîte de ses capacités qui interprète l'oeuvre avec maîtrise, une culture aboutie  et l' attention soutenue qui le caractérisent, avec aussi une  passion qui l'anime comme un feu interne, avec une interprétation visionnaire qu'il a pu partager avec le compositeur, avec, last but not least, amour et sans doute reconnaissance. Le public munichois a la chance extraordinaire de trouver un  chef au sommet de sa carrière, tout entier au service de la Musique. Et il lui en sait infiniment gré.
La composition instrumentale voulue par Olivier Messiaen ne peut être contenue dans la seule fosse d'orchestre. Aussi Nagano a-t-il disposé les cuivres et les percussions sur la scène, les cuivres à gauche et les percussions à droite, en débordant d'ailleurs jusque dans les loges. On voit mal comment en plus de cela le plateau aurait pu accueillir les 150 choristes voulus par le compositeur et on est déjà suffisamment par l'excellent choeur de l'Opéra national bavarois avec sa centaine de choristes dont une des qualités, et cela compte pour cet opéra français, est l'excellence de la prononciation.


Paul Gay


Saint François d'Assise est une opéra récent au regard de l'histoire du genre, et l'on garde en mémoire l'éblouissante prestation de José van Dam dans le rôle titre. Aussi le défi était-il important à relever pour le baryton-basse Paul Gay, qui fait à Munich une prise de rôle magistrale. Sa présence et son jeu théâtraux comme  ses talents d'acteur sont impressionnants de bout en bout, c'est un rôle qui exige une capacité de résistance peu commune vu la longueur de la présence en scène. Il témoigne aussi d'une grande  capacité à communiquer la vie intérieure du fondateur franciscain. La voix est  profonde et puissante, très étendue, ample et généreuse,  le timbre est chaud et vibrant, les accents d'une force masculine et virile habitent la grande taille d'un chanteur plein de noblesse. A ses côtés, John Daszak fait un lépreux convaincant, Nikolay Borchev, Kenneth Roberson, Ulrich Reß et Christoph Stephinger tiennent avec excellence les rôles de frères franciscains. Le Frère Massée de Roberson est particulièrement remarquable dans le duo du Prêche aux oiseaux. Christine Schäfer fait un ange très applaudi, surtout pour sa prestation du tableau final, lorsque l'ange réconforte Saint François mourant.
La mise en scène d'Hermann Nitsch:
Du sang, des boyaux, de la rate et du cerveau!
Le catholicisme est une religion dans laquelle le thème du sang joue un rôle central: dans la vie du Christ, le sang de la violence d'abord, avec les scènes de la flagellation ou du couronnement d'épines, avec la crucifixion, les clous plantés dans les pieds et les mains de Jésus, la lance de Longin qui lui perce le flanc, avec les stigmates que porte le Ressuscité, le sang de la Rédemption ensuite avec la dernière cène pendant laquelle le Christ donne son propre sang à boire à ses disciples. Cette même thématique est très présente dans la vie de Saint François qui demande à connaître les souffrances du Christ et reçoit les stigmates. "Ces cinq plaies, écrira Messiaen, qui reproduisent les plaies du Christ, sont le sceau, l'approbation divine de la sainteté de saint François".
Hermann Nitsch, un des fondateurs de l'Actionnisme viénnois (Wiener Aktionismus) est connu pour son Théâtre d'orgies et de mystères (Orgien-Mysterien Theater) et pour ses performances artistiques dans lesquelles il a souvent combiné la simulation de crucifixions d'humains avec l'éviscération de moutons et d'autres animaux. Entre 1962 et 1998, on compte une centaine de performances du genre. Dans l'Actionnisme, le corps humain est envisagé et utilisé différemment par les artistes: l'Actionnisme implique le corps dans la création artistique de manière nouvelle; le corps n'est plus un simple modèle, il est impliqué dans le processus de création, on parle alors de performance. Le terme Actionnisme vient d'action, synonyme ici de performance. Les actionnistes viennois utilisent le corps (le leur ou celui des autres) souvent de façon outrageante et violente pour la création.
La première scène est une crucifixion, devant laquelle des figurants déambulent dans l'indifférence. Derrière le crucifié viennent se projeter sur l'écran géant concave qui fait fond de scène une scène de boucherie: le cadavre d'un animal écartelé est éviscéré.C'est cette forme d'art de la scène que Nitsch a importée à Munich pour sa mise en scène du Saint François d'Assise. Aux côtés de l'orchestre, des chanteurs et des choeurs, une bonne vingtaine d'actionnistes crucifient, transportent des croix de crucifiés à bout de bras, ensanglantent, peignent en déversant des récipents remplis de couleurs le long de la paroi du fond de scène ou sur le sol de la scène, un sol qu'ils piétinent de leurs pieds nus par des mouvements aléatoires ou lors d'une marche ordonnée et méditative. Nitsch est en fin de compte venu faire à Munich ce qu'il a toujours fait, rien de neuf sous le soleil de la répétition. Les crucifiés sont nus, les actionnistes déversent des liquides alternativement rouges et blancs dans leurs bouches, le 'sang' dégouline sur les poitrines et vient colorer le sexe.
On doit à Nitschtant  la mise en scène que  les costumes et les décors. Le fond de scène est utilisé comme un écran géant qui déroule un film coloriste en mouvement constant: ce sont d'abord des superpositions de bandes colorées, ce seront ensuite les ailes de l'ange, viendront des images de fleurs ou d'oiseaux par myriades,... Le défilé incessant des couleurs fatigue vite les yeux des spectateurs et détourne  l'attention. Les décors qui sont supposés recevoir et soutenir l'action de l'opéra, conjoints aux performances des actionnistes, finissent par prendre une place telle qu'ils ne servent plus la musique et le chant.
Les chanteurs sont vêtus de robes faites de bandes colorées de couleurs vives. Ils en changent plusieurs fois au cours de la représentation. Evolution dans les couleurs, passage de  bandes verticales à des bandes horizontales, retrécissement de la largeur des bandes, etc. On pourrait s'essayer au décodage symbolique des codes utilisés. Ainsi du passage de l'horizontalité à la verticalité qui pourrait évoquer l'approfondissement du spirituel (le vertical) qui l'emporte sur le temporel (l'horizontal). Ou de l'utilisation finale des couleurs vaticanes pour les costumes: le jaune et le blanc. Le lien avec les chasubles, et donc peut-être aussi avec les codifications des couleurs des chasubles est établi lorsque une série de chasubles sont installées sur des tréteaux, dans un moment d'esthétique japonisante.
Tout cela pourrait paraître du plus bel effet, -tout enfant aime jouer avec un kalédioscope-, mais cela dessert l'oeuvre de Messiaen. Le comble est atteint lors de la scène finale, la mort de Saint François. Nitsch relègue le Saint, l'Ange, les frères et le lépreux à droite de la scène, alors que le centre est occupé par ses actionnistes qui font du dripping avec des pots de couleur qu'ils jettent sur la scène et capte toute l'attention. Le résultat en est qu'on perçoit le bruit du giclages de couleurs et que la scène mortuaire passe presuqe inaperçue. Consternant!

Actionnistes, Saint François (Paul Gay) et le lépreux (John Daszak)

Si l'on s'intéresse à la genèse de l'oeuvre, on se rend compte qu' Olivier Messiaen a passé un temps considérable à faire des recherches, d'une part sur l'iconographie des représentations religieuses, il étudia les fresques de Giotto à la Basilica di San Francesco à Assise, les tableaux de Fra Angelico au Musée San Marco à Florence, d'autre part en ornithologie, ce qui le conduisit de l'Italie à la Nouvelle-Calédonie pour étudier des chants d'oiseaux exotiques. Pour le livret il s'est inspiré de l'Écriture Sainte, de ses souvenirs ornithologiques*, des écrits de Saint François lui-même, notamment le Laudes Creaturarum (Cantique desCréatures), des Fioretti (Anonyme, XIVe siècle), des Considérations sur les Stigmates. Dans son opéra, Messiaen ne rend pas compte de tous les épisodes de la biographie de François, ainsi sa jeunesse est-elle escamotée, mais se concentre sur l'approfondissement de la vie spirituelle du Saint.
Au regard de cet intense travail de recherche et de construction qui préside à l'élaboration de l'oeuvre, peut-on vraiment se permettre de la contraindre dans le moule d'un show médiatique de présentation de la collection d'été d'un couturier ou dans une vision coloriste obsédante, si beaux soit-ils? Les bains de sang et de viscères dignes d'un culte de Mithra et le big splash des actionnistes contribuent-ils à mettre en valeur le mystère théâtral musical de Messiaen? Ces questions sont bien sûr rhétoriques.
*L'étude de Messiaen est minutieuse. Pensons notamment au tableau du Prêche aux oiseaux, Messiaen en décrit précisément le contexte: nous sommes à Assise, aux Carceri. On entend un grand concert d'oiseaux, notamment des oiseaux de l'Ombrie, et spécialement la Capinera (Fauvette à tête noire), oiseau typique des Carceri.
Crédit photographique: Wilfried Hösl