Temps et Utopie en Occident (3)

Publié le 14 juillet 2011 par Zebrain

B/ Les futurs radieux ou l'Occident programmé : l'uchronie stade 1

Avec le XVIIIème siècle, le rapport des idées politiques à l'imaginaire social change, et avec lui, la perception de l'utopie. Le monde devient plus petit, mieux cartographié, et l'Ailleurs, soumis à l'esprit critique et l'analyse rationnelle des Lumières, perd en mystère ce qu'il gagne en complexité. La diversité culturelle, juridique, cultuelle et politique saute aux yeux des philosophes-voyageurs, lointains prédécesseurs de l'anthropologie : dans L'Esprit des Lois (1748) Montesquieu démontre qu'à la diversité des sociétés humaines répond la relativité des lois qui les régissent, à tel point que « c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre ». L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, à la même époque, donne à ses lecteurs, les clefs d'une relecture critique de leur société et de leur histoire. L'Ailleurs, en devenant le réceptacle de l'« altérité », ne peut plus être celui de l'Occident idéalisé, car la place est tout simplement déjà prise. Il faut donc changer de cap pour atteindre l'Idéal et c'est dans l'avenir que les auteurs vont se projeter. Puis, l'année 1789 ramène brutalement le politique à l'Etat de Nature, fonde un nouveau contrat social, sous l'égide d'un Siéyès influencé par la volonté générale rousseauiste. L'Etat-Nation naît en 1791, mais ses premiers pas sont hésitants. Pourtant la sensation d'une nouvelle ère est indiscutable, bien avant que ne soit adopté le calendrier révolutionnaire, en avril 1793. Dès lors, les auteurs commencent à envisager l'utopie, non plus comme un lointain horizon figé dans sa perfection, mais tel un futur à construire. Ils en dégagent les pré-requis et les phases de sa concrétisation, jugée inéluctable. C'est, comme l'écrit Sylvain Maréchal dans son almanach (cité par Bronislaw Baczko), « l'An premier du règne de la Raison ». 

Condorcet et la Raison comme machine à explorer le futur

L'un de ceux qui l'exprime le plus clairement est le marquis de Condorcet, député girondin et rédacteur d'un projet de constitution écarté par les jacobins, avec son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1795). Dans sa « dixième époque », située dans le futur, il montre que l'utopie réalisera toutes les promesses de la révolution : l'égalité entre les hommes et les peuples, la disparition des préjugés, le triomphe d'une morale universelle fondée sur la tolérance, et la rationalisation des institutions. Condorcet, convaincu que la science délivrera l'humanité de ses passions, écrit « l'histoire du futur ». C'est le « stade 1 » de l'uchronie. Pour Condorcet, ce sont les « lois universelles et constantes de l'histoire », qui commandent l'évolution du « genre humain ». La méthode est directement héritée de celle de Francis Bacon : elle est fondée sur l'observation, et non sur de simples conjonctures morales ou philosophiques. Un jour viendra où « le soleil n'éclairera plus sur la Terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n'existeront plus que dans l'histoire ». C'est une « promesse scientifique » que formule le penseur girondin, tirant sans doute les leçons de la Renaissance et esquissant l'impérialisme conquérant du XIXème siècle. Condorcet « excuse » en 1795, les errements de la Révolution, la Terreur jacobine, envisagée comme des étapes intermédiaires. C'est le « travail » de l'Histoire accouchant de « l'Evènement qui se situe à la croisée des temps » et qui est, non seulement la formulation, mais le triomphe définitif de la République de la Raison. 

Aussi rationnelles qu'elles soient, l'influence de l'héritage chrétien est sensible sur les conceptions historiques et utopiques de Condorcet. L'aboutissement de son uchronie obéit à une finalité inscrite dans l'esprit humain et il apparaît donc aussi inéluctable que la « fin des temps » augustinienne ; au fond, le Tableau de Condorcet la rationalise, la Science y remplaçant la Divine Providence. Aux deux cités de Saint-Augustin, terrestre et céleste, répondent les différentes époques du girondin séparées à jamais par la flèche du Temps : le futur appartient à la Raison et le passé est la prison de tous les préjugés. Révélateur est aussi le fait que, pour le marquis, l'Histoire ne commence véritablement qu'avec l'entrée dans la « dixième époque » strictement séparée des neuf premières, soumises aux aléas et aux passions, qui ne constituent rien d'autre qu'une « préhistoire ». De la même manière, Saint-Augustin justifiait l'effondrement de l'empire romain, en montrant que « l'histoire véritable » ne commençait qu'avec un « roi très-chrétien ». La « grandeur » de Condorcet, écrit Baczko, est d'avoir « réuni » l'utopie à l'Histoire et à la Science tout en « digérant » l'eschatologie chrétienne, tissant ainsi un « fil rouge » entre les achronies scientifiques du XVIIème siècle, et les uchronies sociales du XIXème.

Louis-Sébastien Mercier, le « Thomas More » des Lumières

Toutefois, Condorcet n'est pas le « More » de cette époque, car au sens strict, il lui manque la « cité du futur ». L'honneur en revient à Louis-Sébastien Mercier (1740 – 1814), auteur visionnaire de L'An 2440, rêve s'il en fut jamais (1771) ; sextant philosophique en main, il fixe la hauteur angulaire de l'utopie à Paris, au XXVème siècle. Il y fait l'apologie de la science technique des novatores, puisque  le « canon moral » qui libère l'humanité de ses supersitions et permet à celle-ci d'entrer de plain-pied dans l'avenir radieux, n'est autre que le télescope de Newton et de Kepler, prélude à d'extraordinaires inventions. La référence à La nouvelle Atlantide est explicite. Mercier opère la synthèse de la pensée des Lumières et prouve, citant Leibniz, qu'au XVIIIème siècle, le présent était déjà « gros de l'avenir ». Mercier change le chemin d'accès à l'utopie, substituant au voyage dans l'espace un voyage dans le temps ; à ceci près que, contrairement à ceux qui se multiplieront dans la science-fiction à partir de Herbert George Wells, celui-ci est sans retour. La figure du narrateur endormi sera, toutefois, maintes fois réutilisée, aux siècles suivants, par des auteurs  comme Edward Bellamy dans Looking Backward (1888), ou Wells lui-même dans Quand le dormeur s'éveillera(1910).

Le bond qu'opère le narrateur de Mercier, qui inaugure un glissement narratif vers les mécanismes propres à l'imaginaire, tels que le long sommeil, est énorme : sept cent ans, ce qui, en soi, est révélateur du contexte historique de sa rédaction. Dans les années 1770, l'accélération brutale que va connaître l'histoire politique de la France à la Révolution n'est pas perceptible. À l'instar de Condorcet, Mercier juge que le futur radieux qu'il dépeint est « programmé » dans l'histoire universelle (qui n'est en réalité que celle, étirée au monde, de l'Occident). Et l'histoire passée semble, son rôle préparatoire joué, reléguée à un décor lointain, sinon promise à la disparition : dès lors que les hommes du futur sont parvenus à faire coïncider « les valeurs et le devoir-être avec les réalités sociales, l'histoire repart à zéro ». Plus sévère encore qu'un Condorcet, Louis-Sébastien Mercier considère que « les Lumières n'étaient qu'un crépuscule ».

L'histoire n'est donc pas appréciée pour elle-même et dans L'An 2440 il y a peu de livres qui parlent du passé, des expériences accumulées ; l'on y pratique volontiers des « autodafés », grandes crémations visant à libérer « l'âme du futur » des fautes du passé. Les enfants apprennent « peu d'histoire parce que l'histoire est la honte de l'humanité et que chaque passe est un tissu de crimes et de folies ». En uchronie stade 1, l'histoire est donc « abrégée », et il n'en reste qu'un « rapide extrait, peignant les siècles à grands traits et ne montrant que les personnages qui ont véritablement influé sur le destin des empires ».

Toutefois, l'influence de Platon et celle de Rousseau, dont Mercier publia les œuvres complètes en tant qu'éditeur et qui restent l'un des rares livres encore publiés et lu par les parisiens au XXVème siècle, se fait sentir, et atteste de l'importance des sources antiques, directes ou indirectes, de son uchronie. L'avénement de la société parfaite ne s'explique pas uniquement par les lois de l'Histoire : il a fallu, écrit Mercier, « l'héroïsme d'un grand homme (...) d'un roi-philosophe, digne du trône puisqu'il le dédaignait, plus jaloux du bonheur des hommes que de ce fantôme de pouvoir ». En somme, un « Législateur » guidant le Peuple vers un avenir radieux d'égalité et de progrès technique. On reconnaît ici l'idéal platonicien de la philosophie au pouvoir et l'éloge rousseauiste des hommes illustres, grecs et romains, qui l'ont fasciné dès l'enfance, Lycurgue en tête. La culture de Mercier reste bien celle d'un homme de son temps, imprégné d'humanisme. 

Ugo Bellagamba