Pourquoi écrire ? (Brancusi photographe)

Publié le 18 juillet 2011 par Marc Lenot

C'est une phrase de Constantin Brancusi au mur de cette exposition au Centre Pompidou (jusqu'au 12 septembre) qu'on se prend en pleine poire, directe, brutale : "Pourquoi écrire sur mes sculptures ? Pourquoi ne pas tout simplement montrer leurs photos ?" Comment écrire après cela ? Je réalise que, dans la plupart des cas (sauf peut-être pour Tirgu Jiu où je suis allé il y a bien longtemps), l'image que je conserve à l'esprit des sculptures de Brancusi est une image photographique plus que sculpturale. Cette exposition est remarquable pour deux raisons, et c'est un must de votre été parisien : d'une part, elle montre les films de Brancusi, pratiquement jamais vus jusqu'ici (et on peut acquérir le DVD), et deuxièmement, elle démontre éloquemment que ses photographies (et certains de ses films) sont des oeuvres d'art à part entière.

Brancusi est donc un photographe autant qu'un sculpteur et, photographiant ses sculptures, il les transforme, et, de ce fait, il crée à nouveau. On sait qu'après quelques expériences malheureuses, il décida vers 1916 d'être désormais le seul photographe de ses oeuvres, se jugeant le seul capable d'en rendre la complexité, de ne pas les trahir, mais, aussi peut-être, ne voulant pas offrir à d'autres photographes, comme son ami Steichen (chez qui, à Voulangis, il installa une petite Colonne sans fin, en haut, et dont il contretypa une photographie du Commencement du Monde, reprise dans l'exposition sous son nom), la possibilité de 'faire oeuvre' autour de ses propres sculptures. Peu importe que les photographies de Brancusi soient souvent floues, sous ou sur exposées, rayées, tachées, comme dit Man Ray, elles sont vraies, cent fois plus vraies qu'une 'belle' photo.

Ce qui est donc frappant ici, c'est que la photographie est une oeuvre en soi, avec ses jeux d'ombre et de lumière, ses diffractions, ses reflets. La photographie de Léda (ci-contre photogrammes du film Léda) n'est pas Léda, n'est pas une simple représentation documentaire de la sculpture, c'est une composition autonome, avec sa propre existence (au point qu'une ou deux photographies de l'exposition ne montrent que l'ombre portée d'une sculpture qu'on tente en vain de deviner; ci-dessus : Ombres, vers 1922). Le dédoublement est alors non seulement celui de l'image, mais aussi celui de l'oeuvre.

Tout est jeu de lumière, éclats, reflets, explosions, irradiations, et Mlle Pogany II (ci-dessous) semble être une lanterne de phare. On découvre aussi, sur une photographie d'atelier, une sculpture nommée Platon, qui fut ensuite démantelée; seule en reste cette trace (et la tête seule, à la Tate). Brancusi aimait faire des compositions en 'groupe mobile', combinant sculptures et socles divers, puis changeant les emplacements, les appariements, tels des montages, des collages : ces groupes mobiles n'ont été pérennisés que par leurs photographies.

Certains des films de Brancusi sur son travail ont été pour moi une révélation, car ils montrent ses sculptures en mouvement, elles qu'on a toujours vues fixes, figées, muséales. Le Nouveau-né vacille sur son socle, instable, hésitant, maladroit. Brancusi donne une impulsion au Grand Poisson qui tourne inlassablement autour d'un point fixe; pour le Petit Poisson, on ne voit que le bout d'un bâton qui déclenche la rotation. Le regard s'en trouve transformé : ainsi ces oeuvres pesantes peuvent devenir légères, aériennes, mobiles; ainsi la mobilité n'est pas l'apanage de Calder. Ainsi le travailleur de force un peu rugueux que fut Brancusi avait aussi cette fantaisie, cette légèreté.

Cette légèreté, on la voit aussi dans les films sur ses ami(e)s, sur la belle Florence Meyer se coiffant sensuellement (les photographies montrées là sont des photogrammes du film) et sur une danseuse se contorsionnant au milieu de l'atelier avec un érotisme sauvage très expressionniste.

Si ses photographies d'animaux et de paysages m'ont semblé moins attirantes, moins construites, ses recherches sur la matière sont passionnantes : il photographie des feuilles, de la terre, des brindilles à la recherche de formes pures, essentielles. Visitant avec Duchamp et Léger le Salon de l'Aviation, il s''exclame devant une hélice : "La sculpture dorénavant ne doit pas être inférieure à cela" et l'exposition comprend quelques photos de pièces d'avion qu'il possédait. Une des plus révélatrices de ses photographies de recherche est celle ci-contre d'un bac de fixateur photographique où s'est opérée une cristallisation du produit chimique, comme si la boucle était bouclée, comme s'il photographiait là la photographie même.

A la fin, à côté de son propre film sur la Colonne sans fin de Tirgu Jiu (ou Târgu Jiu comme on dit aujourd'hui), image sans fin (et des photos sur fond de nuages rappelant Stieglitz, comme celle en haut du billet), les commissaires ont inclus un petit film en couleur du cinéaste expérimental Paul Sharits sur la même colonne, comme un hommage.

Sur Brancusi photographe, outre le beau catalogue et le DVD, on peut lire le livre de Pierre Schneider et le petit essai d' Anne-Françoise Penders.

Juste en face, dans les acquisitions graphiques du Musée, j'ai été content de voir, 'en vrai', la Sainte Vierge de Picabia, oeuvre blasphématoire, sexuelle et hasardeuse. Il y a aussi un Eyedrawing de Michel Paysant, prouesse technico-artistico-créative, et j'ai découvert les grilles-claustras rythmiques et vibrantes de Béatrice Casadesus.

Photos 1, 2 & 3 coutoisie du service de presse du Musée. Brancusi étant représenté par l'ADAGP, les images seront ôtées du blog à la fin de l'exposition.