Mouammar Kaddafi "À toi mon pauvre ami Berlusconi, à toi mon pauvre ami Sarkozy, à toi mon fils Obama...."

Publié le 18 juillet 2011 par Africahit
La psychologie de Mouammar Kaddafi est plus difficile à saisir que jamais. © Ho New/Reuters

En optant pour une stratégie du pourrissement, le "Guide" libyen tente désespérément de gagner du temps en pariant sur l’usure de ses adversaires. Lesquels ne désarment pas.

Vendredi 1er juillet, au centième jour des bombardements de l’Otan sur ce qui reste de son réduit, Mouammar Kaddafi a prononcé à la télévision libyenne, depuis le fond d’un bunker, l’un des discours les plus hallucinants de son règne. D’une voix rauque, s’adressant « aux six continents de la terre », le dictateur traqué a tout d’abord exhorté ses ennemis à allumer leurs écrans : « À toi mon pauvre ami Berlusconi, à toi mon pauvre ami Sarkozy, à toi mon fils Obama, à toi l’Anglais dont j’ai oublié le nom : Camera ? ah oui, Cameron, à vous tous : regardez la télévision libyenne et regardez-moi, mais n’oubliez pas auparavant d’avaler une dose de tranquillisants, car vous allez être traumatisés. Vos maisons, vos bureaux, vos familles sont désormais nos cibles légitimes, tout comme nos maisons, nos bureaux, nos familles sont les vôtres depuis cent jours. Dent pour dent, œil pour œil, enfant pour enfant. Rentrez chez vous ou nous irons chez vous, nous nous abattrons sur l’Europe comme des criquets, comme des abeilles […]. Alors traitez, négociez, discutez avec le peuple libyen. Je dis bien avec le peuple et ses deux mille tribus, pas avec Kaddafi, car Kaddafi a rendu tout le pouvoir en 1977 et depuis, il ne représente plus le peuple. Il est le symbole du peuple. Ce peuple, vous l’insultez quand vous amenez dans vos avions des agents, des traîtres de la cinquième colonne et que vous prétendez que ces mercenaires le représentent. Ces traîtres, ce sont les mercenaires de la France qui leur parachute des armes. Quand nous les combattons dans les montagnes de l’Ouest, c’est comme si nous combattions des soldats français. Nos morts vont au paradis, leurs morts vont en enfer. Regardez ce que les traîtres ont fait de leurs femmes dans les camps de Tunisie. Elles travaillent comme servantes pour des femmes tunisiennes, elles mendient de l’argent, elles sont leurs esclaves alors qu’hier les Tunisiennes travaillaient pour les Libyennes ! Contre l’Otan, nous avons la formidable “otas”, l’organisation du traité de l’Atlantique Sud, l’“otas” des masses ! Alors, s’il vous reste un peu de raison, parlez, négociez avec le peuple libyen. C’est lui qui a fait la Jamahiriya, c’est lui qui peut la changer. Ce n’est pas Kaddafi. Nous sommes sur notre terre, sur la terre de nos ancêtres. Nous n’en partirons jamais. Nous mourrons pour elle. Gloire à vous Libyens. Les autres, partez, partez ! La lutte continue jusqu’à la victoire. »

Les insoumis du Djebel Nefoussa

Les Berbères Infusens du Djebel Nefoussa ont été parmi les premiers à se soulever contre Kaddafi il y a quatre mois, mais ce n’est que depuis la mi-juin que ces rebelles ont réellement ouvert un second front, à une centaine de kilomètres au sud de Tripoli. Renforcés par les parachutages d’armes françaises, ils se sont emparés de la plupart des localités montagnardes, nouant au passage des alliances avec les tribus arabes. Composant moins de 5 % de la population libyenne, les Berbères du Nord-Ouest ont une longue tradition de résistance au pouvoir central : l’armée coloniale italienne avait ainsi mis plus de dix ans à « pacifier » la région. Marginalisés par le régime Kaddafi qui a toujours interdit l’enseignement du tamazight, les Infusens du Djebel Nefoussa se sont soulevés à deux reprises jusqu’au début des années 1980 – révoltes durement réprimées. Relativement autonomes par rapport au Conseil national de transition de Benghazi, ils contrôlent désormais les escarpements qui dominent la plaine, à portée de jumelles des faubourgs de Tripoli. Mais ils n’ont pour l’instant pas les moyens de descendre sur la capitale.

Comme tous les discours de Kaddafi depuis quatre décennies, le dernier en date peut être analysé de deux façons. Littéralement : l’expression d’une sorte de folie incantatoire totalement déconnectée de la réalité. Entre les lignes : une stratégie destinée à gagner du temps en pariant sur l’usure de l’adversaire. Cette posture est la même depuis le début des bombardements de l’Otan et les entretiens accordés début juillet à plusieurs médias français par un Seif el-Islam à qui la barbe donne des allures de gourou de la Silicon Valley – il a juré de ne plus se raser en signe de résistance – la confirment. Tout est négociable sauf Kaddafi, et d’ailleurs pourquoi chercher à négocier avec un homme qui n’a plus le pouvoir ? Tout, c’est-à-dire les élections, les partis, la Constitution, bref la démocratie. Seulement, outre le fait que, comme le dit sa fashion victim de fils, « mon père ne fait pas partie des négociations », c’est avec l’Otan que les reclus de Tripoli exigent de parler, pas avec ceux que Seif appelle « les rats » et son père « les cafards » – en l’occurrence, les rebelles de Benghazi, du Djebel Nefoussa et les dirigeants du Conseil national de transition (CNT), que le « Guide » considère avec d’autant plus de mépris que quelques-uns d’entre eux l’ont servi avec zèle.

Fin de règne


Tout en laissant à certains de ses fidèles la latitude de prendre des contacts avec les « traîtres », Kaddafi tente donc désespérément de se placer au-dessus de la mêlée, quitte à laisser croire qu’il pourrait envisager une sorte d’exil intérieur. N’a-t-il pas, à trois reprises dans le passé, déjà tout abandonné pour se réfugier sous sa tente dans une palmeraie, avant de revenir « conformément au souhait du peuple » ? La première fois en 1971, pendant un mois. Abdessalam Jalloud avait alors pris le pouvoir avant de le lui rendre avec empressement. La deuxième fois en 1973, pendant deux mois. On l’avait cru mort. Abou Bakr Younes Jaber était aux affaires. Mais il s’était caché dans l’oasis de Houn chez les siens. Et puis il était réapparu. La troisième fois en 1986, après le raid américain sur Tripoli : quatre mois. Le temps de soigner une sévère dépression nerveuse et d’observer Jalloud se prendre au jeu de l’intérim – ce qui coûtera à celui-ci la suite de sa carrière. À chaque fois, des purges sanglantes ont suivi ces retours.

La perspective de voir Kaddafi se retirer à Sebha étant pour l’instant exclue tant par l’Otan (et la Cour pénale internationale) que par le CNT (après quelques flottements), chacun joue désormais sur le pourrissement. Kaddafi estime encore que les alliés occidentaux, dont la date limite pour « finir le travail » semble cette fois-ci fixée au 2 août, début du mois de ramadan, finiront par s’épuiser faute de moyens, de logistique, de cohésion et de volonté. À tort vraisemblablement, tant un délitement de l’opération avant qu’elle n’atteigne son objectif à la fois maximal et minimal (le départ de Kaddafi du pouvoir) serait synonyme de défaite, voire de désastre pour MM. Sarkozy, Cameron, Berlusconi et, dans une moindre mesure, Obama. Mais non sans une lueur d’espoir toutefois : chaque jour qui passe au-delà du délai de trois à quatre semaines que s’était fixé l’Otan pour que son régime s’effondre est une petite victoire pour lui, et certaines fissures sont apparues récemment au sein du CNT, dont la cohésion et la cohérence ne sont pas les points forts.

Dans l’autre sens, Paris, Londres et Washington veulent croire également que le temps joue en leur faveur et que Tripoli ne va pas tarder à tomber comme un fruit mûr. Derrière l’apparence d’une capitale unie autour de son chef, l’atmosphère en effet est celle d’une fin de règne. L’essence se fait rare et se revend trente fois son prix au noir depuis que la raffinerie de Zawiya, qui alimente Tripoli, n’est plus approvisionnée. Sur les marchés, les prix ont quintuplé et le dinar a perdu 40 % de sa valeur chez les changeurs du souk Al-Mouchir, non loin de la place Verte. Lorsque le bruit des bombardements s’arrête, les habitants traumatisés sont réveillés par les rafales de kalachnikovs que tirent les policiers en civil. Les arrestations nocturnes, suivies de disparitions, sont fréquentes, particulièrement aux check-points des quartiers populaires. Un groupe d’opposition clandestin lié au CNT, le Mouvement des générations libres, organise des happenings furtifs au cours desquels les effigies de Kaddafi et de son fils Seif sont brûlées en pleine rue. La nuit, leschebab couvrent les murs de slogans ou s’amusent à peindre chiens et chats aux couleurs de la révolution – rouge, vert et noir –, ce qui rend fous les miliciens, obligés de faire la chasse aux animaux domestiques pour les abattre. Certes, le régime fait encore illusion. Il y a quelques jours, un millier de femmes et d’enfants de la « bourgeoisie verte », celle qui a le plus profité de la rente kaddafienne, en hauts talons, lunettes Gucci et tenues de camouflage Armani, ont été rassemblés dans un parc pour y recevoir un lot d’armes que les autorités distribuent désormais à tour de bras. Les pauvres, eux, n’y ont pas droit car on se méfie d’eux. L’assise de ce qui reste du pouvoir Kaddafi est en effet tribale – les Gueddafa – mais aussi sociale : les classes moyenne et supérieure de Tripolitaine.

Chaos verbal


Jusqu’à quand Kaddafi et ses proches résisteront-ils ? Pour l’instant, les fonctions essentielles de son système et de ce qui lui tient lieu d’État ne se sont pas disloquées. À Bab el-Azizia, l’électricité, les bunkers souterrains et les portiques à rayons X placés aux entrées fonctionnent toujours. Les avions de l’Otan ont pulvérisé trois des résidences du colonel, réduit en miettes ses courts de tennis, mais il en a réchappé tout comme il était sorti vivant du bombardement américain du 15 avril 1986 qui avait dévasté la caserne ainsi que le quartier résidentiel de Ben Achour, tuant au passage sa fille adoptive. Cette fois, il a perdu l’un de ses fils, ainsi que trois de ses petits-enfants, et il dort, dit-on, dans des écoles et des hôpitaux, sachant que ses ennemis se garderont – tout au moins pour l’instant – de frapper de telles cibles.

Pourtant, le « Guide » sait qu’inexorablement l’étau se resserre. « Militairement, sur le papier, il n’a aucune chance de s’en sortir pour peu que l’Otan maintienne sa pression, explique un expert très proche du dossier, son armée est privée de renseignements, de moyens aériens, y compris d’hélicoptères, ses communications sont brouillées et elle peut très difficilement se battre sur deux fronts à la fois. En outre, le carburant vient à manquer. Mais il lui reste des troupes fidèles, des armes lourdes, des munitions à profusion, on estime à plusieurs dizaines de milliers les kalachnikovs prêts à être distribués aux miliciens et une aide clandestine iranienne n’est pas exclue. Il peut donc tenir encore des semaines. Dès lors, sauf assassinat ou coup d’État interne, la prise de Tripoli par les rebelles, à condition qu’ils y parviennent, risque d’être sanglante. Personne ne veut en arriver là. »

Le 1er juillet, c’est sur un véritable chaos verbal que Mouammar Kaddafi a conclu son discours du « jour de la colère » : « Ce n’est pas une guerre régulière, c’est une guerre à l’intérieur des maisons, des familles ; des gangs arrivent et ils veulent faire de vous des boucliers humains, ils prennent vos enfants et en font des lits. Merci maman, je te vois, je te vois, oh je vois Mouammar l’unique ! […] Ils ont essayé pendant cent jours et ils ont échoué. Alors ruez-vous sur les montagnes, ruez-vous sur Misrata, ruez-vous sur Benghazi. Et tout sera fini. » Pour ceux qui en doutaient encore, cet homme est à la fois fou et apparemment prêt à mourir pour sa folie. Pour ceux qui ont juré sa perte, la tâche, on le voit, a quelque chose de vertigineux. « Kaddafi n’est pas suicidaire, tempère cependant un dirigeant rebelle du CNT, il n’a pas ce courage ; il finira par accepter l’exil. » Mais qui peut prétendre vraiment connaître Mouammar Kaddafi ?