La compassion, oui, mais (Jane Evelyn Atwood)

Publié le 19 juillet 2011 par Marc Lenot

Jane Evelyn Atwood, jeune Américaine fraîchement débarquée à Paris, est fascinée par le monde des prostituées (en 1976), et c'est en somme pour mieux les connaître qu'elle entreprend de les photographier, allant au 19 rue des Lombards toutes les nuits pendant un an, se liant d'amitié avec Blondine (ci-contre, en plein travail), photographiant elle et ses camarades, voire des badauds et quelques clients, avec fascination et tendresse, d'un regard à la fois voyeur et complice. Dans cette partie de son exposition à la MEP (jusqu'au 25 septembre), on passe d'abord devant une grande photographie d'hommes dans la rue, attendant, matant, avant d'entrer dans la petite salle à la moquette rouge où ces dames et leurs clients SM sont portraiturés. Nul doute que ce soit une belle histoire (le livre Rue des Lombards vient d'être publié chez Xavier Barral); les photographies sont noires, sombres, proches, les plus intéressantes montrent l'escalier que montent les filles suivies de leurs clients. C'est un monde qui a disparu (en tout cas de ce quartier), le forum des Halles et Beaubourg l'ont chassé; "c'est dur, la culture" dit une des femmes le jour où l'installation d'une sculpture dans sa rue fait fuir les clients.

Je ne sais comment cette première expérience a influencé la vie et le travail de JE Atwood, mais il est évident que tout son travail a dès lors été fondé sur la compassion, sur l'empathie avec la souffrance d'autrui, et aussi sur des défis, des dangers, l'exploration des limites, nous montrant ce que nous ne préférerions sans doute ne pas voir. Chacun de ses projets implique une grande proximité avec les victimes qu'elle photographie, peut-être moins forte avec les pauvres Haïtiens ou les amputés du fait de mines anti-personnel, cas où le reportage semble plus distant, certainement beaucoup plus forte dans son travail sur les femmes en prison, aux Etats-Unis, en Russie, en Tchéquie et même (mais de manière plus discrète) en France. Ces photographies d'un univers de contrainte sont très dures, très militantes aussi car très dérangeantes, elles montrent une réalité insoutenable et inconnue qui soudain saute aux yeux. Dans ce monde brutal, quelques instants plus calmes mais fugitifs et menacés surnagent parfois, amours, naissances, tendresses; cette photographie de jeunes délinquantes russes se lavant nues au sauna de leur centre de détention pourrait être une scène élégiaque si la prison n'apparaissait pas à l'arrière plan, comme pour la détenue américaine prenant un bain de soleil dans une cour cernée de barbelés et de miradors.

Il y a aussi une série sur le SIDA, où Atwood vit pendant des mois avec Jean-Louis, malade, jusqu'à ce que ses photos traduisent cette intimité, cette proximité, jusqu'à la mort, et cette très belle photo de Jean Genet, les yeux clos, la tête renversée en arrière, exhalant doucement la fumée de sa cigarette lors d'un meeting à la Mutualité en 1977, un rare instant paisible et serein dans cette vie tourmentée.

La série sur les aveugles m'a passionné : je me suis toujours intéressé aux photographies d'aveugles, à la conscience différente qu'ils ont de leur apparence, à la différence de leur pose face à l'objectif, à ces regards morts qui nous forcent à avoir nous-mêmes, photographe comme spectateur, un regard différent. La première photographie de l'exposition montre un tableau noir ou une ardoise, où une enfant aveugle a dessiné à la craie la photographe avec son appareil, une belle mise en abyme.

Mais la compassion ne devrait pas s'exercer naïvement au dépens de tout sens politique, et, hélas, Jane Evelyn Atwood, toute occupée par ses projets empathiques, semble avoir perdu le sens de la justice avec ses photographies de deux groupes d'enfants palestiniens arabes, l'un (ci-contre) dans l'école Al-Shurooq School for Blind Girls fondée à Jérusalem Est et qui dut déménager à Beit Jala à cause des restrictions à la circulation des enfants palestiniens aveugles interdits d'accès à Jérusalem du fait du mur de l'apartheid et des checkpoints, et l'autre  dans l'école Al-Alayeh School for the Blind à Bethléem. En effet, dans les légendes qu'elle a rédigées pour ces deux photos (et sur lesquelles, visiblement, les responsables de la MEP, institution qui dépend de la Mairie de Paris, n'ont pas émis d'objection), Mrs Atwood écrit que ces deux écoles se trouvent en Israël. Martin Parr avait déjà placé Bethléem en Israël, allant au devant des désirs les plus expansionnistes de l'extrême-droite israélienne; quel que soit son talent, il est regrettable que quelqu'un d'aussi compassionné que Mrs Atwood, si vertueuse quand il s'agit des prisons, se fasse ainsi elle aussi la complice de la hasbara, aux dépens de l'histoire, du droit et de la justice.

Autre exposition de JE Atwood à la galerie In camera jusqu'au 30 juillet.

Photo n°5 courtoisie du service de presse de la MEP