La servante insoumise de Jane Harris, Lecture commune.

Par Mango
Avant même de commencer le récit proprement dit, Jane Harris a senti le besoin d’écrire une sorte de prologue: quelques lignes pour présenter Bessy, sa narratrice, cette servante que sa maîtresse oblige à tenir le journal de ses activités journalières lorsqu’elle a su que celle-ci savait lire et écrire.
«Maîtresse, elle me répétait souvent: «Écoutez, Bessy, cessez de m’appeler «Mame.» Elle disait ça surtout quand le pasteur venait prendre le thé. Elle voulait que je l’appelle «Madame», mais j’oubliais toujours. Au début c’était pas exprès, mais après, si, rien que pour voir la bobine qu’elle ferait.»
C’est le plus important pour Arabella, cette étrange et excentrique Maîtresse qui exige de ses servantes successives qu’elles  notent chaque soir sur un cahier  leurs observations domestiques d’où le titre anglais  et si elle leur donne des ordres très peu ordinaires, c’est qu’elle entend étudier de façon scientifique leurs comportements et leurs habitudes. Elle-même tient son propre journal qui aura son importance dans l’histoire quand Bessy le lira et découvrira ce que sa patronne chérie pense d’elle. Une horreur qui changera tout!    A la question de savoir qui lui a appris à écrire, comme à son habitude, Bessy ment.«J’ai répondu que c’était ma pauvre défunte maman, un sacré bobard  à vrai dire, puisque ma mère; elle était vivante et, sans doute, une fois de plus, saoule comme une barrique à Gallowgate. A jeun elle pouvait à peine écrire son nom, même sur l’ordre d’un juge. Éveillée ma mère était jamais à jeun, et lorsqu’elle pionçait elle était comme évanouie. Mais, un petit instant! Je me laisse emporter par mon histoire. Faut que je commence plus près du début.»

Ceci se passe en Écosse, en 1863, dans un manoir où ces deux femmes esseulées vont bientôt former un étrange couple fondé sur le besoin qu’elles ont l’une de l’autre.  Leur complicité, leur jalousie, leur folie et tous ces mystères qui les entourent  rôdent autour du souvenir de  Nora, la servante bien aimée morte écrasée par un train. Qu’est-il arrivé ce soir-là? Accident, suicide ou crime? Le secret se fait de plus en plus lourd et la culpabilité de l’une et les soupçons de l’autre  entraînent toutes sortes de délires: fantômes, espionnage, poursuites, dépression, rien ne nous est épargné et le lecteur passe d’une surprise à l’autre jusqu’au dénouement qui arrive trop vite. Inutile de tergiverser: j’ai beaucoup aimé cette lecture qui par certains côtés m’a fait penser à Moll Flanders de Daniel Defoe, ce roman picaresque  qui décrit la société anglaise du XVIIIe siècle à travers les péripéties de la vie d’une femme à l’enfance aussi maltraitée que celle de Bessy et qui use aussi abondamment du mensonge, de la délinquance et de ses charmes  pour se sortir de la misère où se trouvent les femmes sans famille et sans argent qu’aucune loi ne protège. L’une ne trouvera la paix que dans son exil forcé en Caroline et l’autre… les lecteurs savent où le roman la laisse. J’ai aimé que la jeune servante ne soit pas docile, qu’elle ait du tempérament et du ressort à revendre.  J’ai aimé aussi le jeu de la narration et des différents styles qui s’adaptent aux changements d’âge de la narratrice. Au premier «je» du personnage qui raconte sa vie au jour le jour succède un «je» rétrospectif d’une Bessy plus âgée et plus sage  qui raconte son histoire de manière plus contrôlée et plus apaisée. L’ensemble est très plaisant et ce livre restera un bon souvenir de cet été un peu trop pluvieux.

La servante insoumise de Jane Harris  (Points/Seuil, 2006, 552 p)  Traduit de l’anglais par Georges-Michel Sarotte. Titre original:   The Observations.Lecture commune avec Petite  Fleur, Manu, 
 Autres billets:  Vilvirt,   Cryssilda, Ankya,  Claudialucia,
Ce sera une nouvelle participation au challenge de Kathel.