Vers la crise perpétuelle : l'accélération de l'histoire et la nécessité d'inventer d'après Gaston Berger

Publié le 08 août 2011 par _

Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le concept de « crise » renferme en lui quelque chose d'optimiste : la crise serait en effet un phénomène temporaire que « l'après-crise » fera oublier. On passerait alors par un état anormal et extra-ordinaire avant de recouvrer la stabilité (la croissance dirions-nous aujourd'hui...). Force est pourtant de constater que l'homme ne subit pas des « crises », ni même passe de crise en crise, mais vit dans une crise perpétuelle qui est en fait sa condition normale. Il vaudrait mieux d'ailleurs évacuer complètement ce concept de « crise » qui empêche de voir la réalité mouvante et sans cesse changeante du monde humain.

Cette analyse – que je partage – est celle de Gaston Berger, philosophe, chef d'entreprise, et père de la prospective, cette science de l'anticipation stratégique nécessaire aujourd'hui à tout organe de décision public ou privé. Il théorise plus particulièrement l'accélération de l'histoire1, c'est-à-dire le fait que les phénomènes se déroulent non seulement de plus en plus vite, mais surtout ont de plus en plus d'impact sur la vie humaine. « Loin d'être inconscientes, les transformations nous harcèlent et nous posent mille problèmes2 ». Cette vision n'est pas sans rapport avec la « durée » bergsonienne qui invite à penser l’absolument-nouveau et le sans-cesse-changeant qui composeraient la substance même de la vie et de tout l'univers3. En clair : nous sommes dans un monde imprévisible et qui se transforme sans cesse, « les conséquences de nos actes se produiront dans un monde tout différent de celui où nous les aurons préparés4 » ; et l'instabilité, loin d'en être un état exceptionnel, est la norme de ce monde. Pensez qu'un jeune homme ayant 20 ans en 2011 a déjà connu le 11 septembre, la deuxième guerre d'Irak, la crise financière de 2008, les révolutions arabes, … Comment lui faire espérer une stabilité ?

La raison pour laquelle la plupart des modèles économiques sont surannés est qu'ils ont été créés dans un autre monde où les perturbations n'avaient pas l'ampleur et les conséquences qu'ils ont aujourd'hui. Désormais, les équations différentielles ne répondent plus aux problèmes de ce monde et de celui des entreprises. Y ont-elles d'ailleurs un jour répondu ? Cornelius Castoriadis avait déjà remarqué que « parler de « lois » en économie est un monstrueux abus de langage, en dehors, encore une fois, de quelques cas triviaux qui eux-mêmes ne sont pas susceptibles de traitement quantitatif rigoureux5 ».

La solution à ce monde n'est pas dans la raison mais dans l'invention et l'imagination. « Dans un monde stable, la raison est la faculté maîtresse : il faut déduire, prévoir, préciser. Dans un monde mobile et sans cesse renouvelé, il faut constamment inventer6 ». Ou encore : « Pour faire face à des situations originales, nous sommes condamnés à un effort d'invention qui ne saurait se suspendre » car « nous sommes contraints, non seulement de nous poser des problèmes imprévus, mais encore d'inventer des méthodes originales pour les aborder7 ». Il nous faut des créateurs !

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1 Gaston Berger, « L'accélération de l'histoire et ses conséquences » in : Gaston Berger, Jacques de Bourbon-busset, Pierre Massé, De la prospective : Textes fondamentaux de la prospective française 1955-1966, L'Harmattan, 2008

2 Ibidem.

3 Henri Bergson, L'évolution créatrice, PUF, 2003

4 Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision » in : Gaston Berger, Jacques de Bourbon-busset, Pierre Massé, De la prospective : Textes fondamentaux de la prospective française 1955-1966, L'Harmattan, 2008

5 Cornelius Castoriadis, « La « rationalité » du capitalisme » in : Cornelius Castoriadis, Figures du pensable, les carrefours du labyrinthe VI, Seuil, 1999

6 Gaston Berger, « L'accélération de l'histoire et ses conséquences » in : Gaston Berger, Jacques de Bourbon-busset, Pierre Massé, De la prospective : Textes fondamentaux de la prospective française 1955-1966, L'Harmattan, 2008

7 Gaston Berger, « Sciences humaines et prévision » in : Ibidem.