Une journée ordinaire aux urgences de Sainte-Anne

Publié le 16 août 2011 par Lana

Des schizophrènes, mais aussi des adolescents perdus, des parents à bout, des petites dames addicts, des quadras suicidaires : au service des urgences psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel. Reportage.

Hélène  Fresnel

Passée par la fenêtre

Ce matin, la docteure ne répond pas au téléphone. D’ailleurs, autant vous prévenir tout de suite, aujourd’hui, la docteure ne consultera pas. La docteure se repose, après avoir tenté de passer par la fenêtre de son cabinet. 45 ans, jolie, un mari qui l’aime, deux enfants, un « bien beau métier » qu’elle pratique avec passion et succès depuis plus d’une vingtaine d’années dans un quartier agréable. Pas de drogues, pas d’alcool. Mais des patients tout le temps… Et, en ce début de matinée d’une douce et délicieuse fin d’hiver, trois d’entre eux, en pleine forme, se sont levés dans la salle d’attente remplie à craquer en geignant tous en choeur : « Docteure, docteure, pourquoi avez-vous oublié de nous vacciner contre la grippe ? » La bonne docteure leur a claqué la porte au nez, s’est enfermée, a posément ouvert la vitre, tranquillement sauté et… s’est heureusement ratée. Quand la miraculée est arrivée aux urgences psychiatriques de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, c’est Marie-Jeanne Guedj, la chef de service, qui l’a accueillie : « Elle n’en pouvait plus de ses vingt consultations quotidiennes. Elle avait des soucis avec ses enfants ados. Nous avons discuté et son mari est venu la chercher le soir. Les poussées de stress peuvent conduire à des comportements très réactionnels, sans pour autant toucher notre organisation psychique. En fait, nous ne sommes jamais en mesure de préjuger de l’état de quelqu’un en fonction de son mode d’arrivée ici. Ce n’est pas parce que les circonstances sont dramatiques ou qu’il y a des hurlements que nous sommes en présence de “cas pathologiques”. » Sur les trente personnes que son service reçoit par jour en moyenne, moins de la moitié se fait hospitaliser, souligne-t-elle.

Pété les plombs

Laure, 16 ans, les yeux rougis de larmes, et Sandra, sa maman, la quarantaine élégante fatiguée, se tiennent prostrées dans un coin, près du jardin. Hier soir, l’adolescente a « pété les plombs ». Elle a hurlé, détruit des objets dans l’appartement. « Les voisins ont menacé d’appeler la police. Je pense que tout le pâté de maison a entendu les cris de ma fille. Je ne sais plus quoi faire. Je suis à bout. Je l’élève seule. L’année dernière, je l’ai placée en pension car elle se mettait en danger : elle avait de mauvaises fréquentations, fumait des joints, buvait de l’alcool, avait des résultats scolaires désastreux. Nous étions d’accord toutes les deux. Tout allait mieux, mais ce week-end la situation a dégénéré. Elle a voulu sortir, revoir des amis que je n’aime pas. Je pense qu’elle a fumé. Quand je lui ai annoncé qu’elle ne bougerait pas de la maison hier soir, elle a protesté, puis le ton est monté et elle a tout cassé. Nous en sommes presque venues aux mains. Elle a menacé de se tuer. Pourriez-vous nous aider ? » implore la mère.

En face d’elles deux, perdues, un infirmier les écoute et prend des notes. Aucun doute, la situation est difficile à vivre pour l’une comme pour l’autre : d’un côté, une mère célibataire qui travaille beaucoup ; de l’autre, une adolescente dont le père a disparu quand elle avait 4 ans. En entretien individuel avec le psychiatre de garde, l’étincelle qui a provoqué l’explosion surgit très vite. Il y a quelques mois, Laure a téléphoné à son père. Elle est tombée sur un répondeur et n’a pas osé laisser de message, persuadée qu’il n’aurait pas envie de lui parler. La jeune fille voudrait s’en aller très vite, oublier ce « coup de folie », mais sa mère veut qu’elle comprenne, trouver des solutions. Le duo repartira avec des adresses pour entamer une thérapie. « En cas de conflit momentané, nous travaillons essentiellement avec la parole : que s’est-il passé ? Quel a été le déclencheur ? Pourquoi les facteurs de protection psychique n’ont pas fonctionné ? S’agit-il d’une irruption brutale ou cela couvait-il depuis longtemps ? En général, le climat s’apaise dans les trois heures ou dans les jours qui suivent, avec une sorte de redistribution des cartes face à la crise », éclaire Marie-Jeanne Guedj.

Délires paranoïaques

Pendant ce temps, sur la pointe des pieds, François, psychotique de 31 ans amené par ses parents, tente de prendre la tangente. Depuis l’âge de 19 ans, il souffre de délires paranoïaques. Il fait des allers-retours entre l’appartement familial et les hôpitaux quand il perd trop pied. Il a arrêté de prendre son traitement il y a plusieurs semaines, fume énormément d’herbe, et son comportement inquiétant affole sa famille. Ses hallucinations ont repris. Il recommence à « voir des choses. » Effrayé, paniqué, il se gratte les côtes. La grande erreur, assurent les psychiatres, est de s’imaginer que ceux qui souffrent de graves troubles n’en ont pas conscience. En fait, leur lucidité participe de leur souffrance. Ici, le jeune homme est connu. Son dossier est immédiatement ressorti des archives. Christian, l’infirmier qui s’est occupé de lui, se démène au téléphone pour lui trouver une place. Le père de François, le regard vide, tient la main de son fils.

Madeleine et ses cachets

À côté d’eux, Madeleine, la soixantaine bien tassée, regarde ses souliers fatigués. Madeleine est triste. Elle voudrait des cachets pour oublier. Elle n’en a plus. Et son médecin est en vacances. En entretien, elle raconte la retraite solitaire de documentaliste, rue de Ménilmontant, les disputes avec sa soeur, qu’elle va finir, c’est sûr, par ne plus aller voir. Un addictologue est en stage dans le service. Elle a « repéré » Madeleine et assiste à la discussion : Madeleine boit-elle aussi un petit peu pour se remonter le moral ? « Comme ça. Un petit calva par-ci, par-là. » Il va falloir détricoter les fils de la prise médicamenteuse associée à celle de l’alcool, suggérer d’autres moyens de « tenir ». Pas gagné.

Pour Noa non plus. 17 ans, des yeux noirs noyés de désespoir, un physique délié, sculpté par des années de danse classique, Noa tord ses mains et ses poignets marqués de cicatrices devant le docteur Gallois, qui la reçoit ce matin. Hier soir, pour la quatrième fois en un mois, Noa a tenté de se suicider dans sa chambre, cette fois en nouant un sac plastique autour de sa tête. Brillante élève dans un grand lycée, elle se trouve grosse, nulle, inintéressante depuis qu’elle s’est fait renvoyer de l’école de danse de l’opéra. Noa ne sera jamais petit rat. Et elle a bien pu lire le mépris dans les yeux de son père, qu’elle ne voit d’ailleurs presque plus depuis qu’il est parti travailler l’année dernière à l’étranger. La mère de Noa ne comprend pas. Sa fille était pourtant sortie de l’anorexie qui la rongeait. Elle voudrait repartir et qu’on lui donne l’adresse d’un « bon psy » dans le privé. Ce ne serait pas raisonnable, lui explique le docteur Gallois. L’état de l’adolescente demande une hospitalisation, même si elle ne le souhaite pas. L’équipe réussira à convaincre la mère déchirée de laisser son enfant se faire soigner dans un service spécialisé.

Dans la salle d’attente, François s’est calmé avec Christian, l’infirmier à ses côtés. Ce soir, il dormira dans une chambre d’hôpital, pas trop loin du domicile parental.

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