Libye: retour sur la "guerre" de Sarkozy

Publié le 22 août 2011 par Juan
Tripoli serait tombée sous le contrôle des rebelles dans la nuit de dimanche 21 à lundi 22 août. L'opération « Sirène » aurait donc réussi. Le conditionnel était toujours de mise, aux premières heures de lundi matin. Deux fils Kadhafi avaient été arrêtés, mais le Guide Suprême était toujours introuvable.
Nicolas Sarkozy a beaucoup oeuvré pour renverser le dictateur libyen avec lequel il était si proche quelques mois auparavant. Kadhafi était son Saddam Hussein. Convaincu par Bernard-Henri Levy, le président français voulait aussi, et surtout, faire oublier sa catastrophique gestion diplomatique des révolutions tunisienne et égyptienne.
Cette intervention occidentale, sous mandat onusien, laisse derrière elle beaucoup de zones d'ombre et de non-dits.
Retour sur la mini-guerre de Sarkozy, première du genre.
La carte personnelle de Sarkozy
Depuis l'automne, la diplomatie sarkozyenne était gravement secouée. Les fuites de Wikileaks avaient écorné ce qu'il restait de sérieux dans l'image présidentielle de Sarkozy. Quand la révolution tunisienne démarre, la ministre Alliot-Marie visitait le pays en jet privé, invité par un proche ami du régime. Quand l'Egypte se soulève, Sarkozy ne voyait toujours rien, son premier ministre était en vacances familiales dans les parages lors du Noël précédent, et combien de fois, Carla et lui, sont allés se reposer aux frais de l'autocrate Moubarak à Louxor ou ailleurs ?
Quand la ville de Benghazi se soulève, Sarkozy, alerté par BHL, joue sa carte personnelle. Kadhafi n'est pas Moubarak, il est pire. Il fera un parfait épouvantail. Et qu'importe s'il faut oublier des années d'efforts de rapprochement ! Le 11 mars, lors d'un sommet européen, Sarkozy joue au cow-boy sur sa tribune. Il menace et exige le départ de Kadhafi. 17 mars, l'ONU adopte la résolution 1973 autorisant des frappes aériennes. Le 19 mars, c'est le sommet de Paris. Sarkozy se croyait George W. Bush.


La guerre est sale
Qui pouvait croire le contraire ? Dès le mois de mars, l'OTAN a pris en main l'opération des attaques aériennes en Libye. La France a du reconnaître avoir livré des armes aux rebelles.
Les frappes de l'OTAN ont fait des victimes civiles. En France, les médias en ont rarement parlé. La guerre est sale, comme toutes les guerres. Pour cette guerre-là, rares ont été les médias à avoir retenu la leçon d'un passé pourtant très récent.
L'intervention des hélicoptères n'a pas fondamentalement changé la nature du conflit.
Kadhafi, le dictateur
L'argument habituel sera servi. Il a même déjà été servi: le colonel Kadhafi n'était pas si terrible que cela comparé au risque islamiste ou aux conséquences d'une déstabilisation politique de la Libye, un pays composé de tribus. Pourtant, contre les dictatures, le seul message qui vaille est l'absence de compromission. Un dictateur ne doit pas se sentir à l'abri de représailles. Même Nicolas Sarkozy a usé de cette position, lui qui s'est tant compromis depuis son élection à l'Elysée. 
Depuis des années, Amnesty international, comme d'autres ONG, dénonce les exactions du régime libyen. Son dernier rapport rappelait les « centaines de prisonniers » « maintenus en détention arbitraire pour des motifs de sécurité ». Paradoxe ultime, la Libye, avec l'appui de la Sarkofrance (sic !), avait été élue en mai 2010 au Conseil des droits de l’homme de l'ONU, et, en novembre, au conseil d’un nouvel organe des Nations unies chargé de la promotion des droits des femmes.
Les dernières manoeuvres
En Libye, le rôle de Dominique de Villepin énerve. L'ancien premier ministre agit discrètement, paraît-il, pour trouver une solution diplomatique au conflit. Il était à Djerba, il y a une semaine, lors des discussions secrètes sur l'avenir du pays. Il l'a confirmé lui-même jeudi dernier: « J'étais effectivement là-bas, mais je ne peux faire aucun commentaire, car ce serait compromettre les chances de succès et d'efficacité de ces discussions ». A droite comme à gauche, on s'agace de ces émissaires auto-proclamés.
L'Express explique qu'Alain Juppé devrait être au courant. Cette mission apparaît comme un contre-feu à l'initiative de Bernard-Henri Levy. Entre les agissements troubles de Ziad Takieddine, un homme d'affaires proche du clan Sarkozy, et cette « Chirac-connection », le terrain libyen a toujours été bien encombré.
Les derniers délires
Dimanche 21 août, alors que le régime officiel libyen tombait, CNN titrait ses flashes d'information et autres émissions spéciales « Libya Uprising » (« le soulèvement libyen »). Sans l'intervention occidentale, via l'OTAN, il y a fort à parier qu'aucune révolte n'aurait réussi. Sans surprise, on s'agacera de ces exagérations (sur CNN ou ailleurs) qui présenteront le renversement du colonel Kadhafi comme le seul résultat d'un soulèvement populaire. Mais il faut rappeler une chose essentielle. Les Occidentaux n'ont pas été à l'initiative de cette opération. Bien au contraire ! Leur compromission passée avec le régime Kadhafi est évidente, prouvée et ancienne. Sans la révolte de Benghazi et d'ailleurs en Libye, jamais le régime Kadhafi ne serait tomé aussi vite.
Il fallait lire, ces derniers jours, les derniers délires des plus critiques contre l'intervention onusienne en Libye. Thierry Meyssan, fondateur et animateur du réseau Voltaire, écrivait encore samedi dernier, en direct de Tripoli : « Ne croyez pas un mot de ce que vous disent les télévisions satellitaires de la Coalition. (...). Prenez plutôt comme source d’information les télévisions satellitaires d’États ne participant pas au conflit : la chaîne latino-américaine TeleSur ou la chaîne iranienne PressTV qui, depuis le départ de Russia Today, sont les seules sur place à rendre compte objectivement des événements. (...) Au moment où j’écris ces lignes, l’armée libyenne a repris le contrôle de Zwaya et de sa raffinerie, de Brega et de raffinerie, et surtout de presque toute la ville de Misrata. La seule localité importante tenue par les « rebelles » est Benghazi » (*). Dimanche vers 17 heures, le visionnaire Meyssan expliquait: « Je ne pense pas que Tripoli puisse tomber, de même que je ne n’imagine pas que le colonel Kadhafi soit menacé ». A 19h45, le même Meyssan expliquait qu' « il est évident que les rebelles ne sont là que pour être placés devant des caméras, afin de donner l’illusion d’un conflit intérieur ».
Dimanche, on apprenait que deux fils de Kadhafi avaient été arrêtés par les forces rebelles.
La carence démocratique
Le Conseil National de Transition libyen, reconnu officiellement par la France dès mars dernier comme gouvernement légitime de Libye et par la Tunisie ces dernières heures, est un organe étrange, un « comité de gestion des crises ». Ses membres ne sont pas tous de courageux dissidents de longue date. A fur et à mesure de l'affaiblissement du gouvernement Kadhafi ces derniers mois par l'offensive occidentale, de nombreux dignitaires du régime dictatorial l'ont rallié. Le dernier en date était le numéro deux du régime, qui s'est réfugié en fin de semaine dernière en Italie.
Comme le rappelait le Figaro ce weekend, seuls 13 des 40 membres du CNT sont connus. En France, le CNT a dépêché un dissident irréprochable, Mansour Saïf al-Nasr, depuis le 28 juillet dernier, membre de la ligue libyenne des droits de l'homme et exilé depuis 1969.
Il serait dangereux de confondre le CNT avec l'expression démocratique du peuple libyen. Comme toujours, Nicolas Sarkozy n'a pris aucune précaution. Contrairement à ce qui s'est passé dans les derniers jours de la révolution égyptienne, l'armée ne s'est pas portée garante de la bonne mise en oeuvre d'un processus démocratique. Comme toujours en cas de renversement de régime, il faut attendre avant de juger les nouvelles autorités.
Les ressources de la Libye
Quand Benghazi s'est soulevé, l'exportation du pétrole libyen s'est interrompue, contribuant à une nouvelle envolée des cours du baril. La Libye possède les plus grandes réserves de pétrole brut de l'Afrique. Certains ont quand même vu dans l'intervention occidentale le besoin de sécuriser l'accès aux ressources du pays. L'argument est irrecevable.
1. Ces derniers mois, le site Mediapart a révélé comment la Sarkofrance - pour ne citer qu'elle - s'était grandement rapprochée du régime libyen pour la conclusion de bénéfiques contrats d'approvisionnements.  Le site soupçonnait l'équipe Sarkozy d'avoir tenté d'obtenir quelques rétrocommissions occultes entre 2005 et 2007. Depuis juillet 2007 (et la libération des infirmières bulgares), le rapprochement était si officiel qu'il en était devenu gênant et honteux.
2. Kadhafi vendait son pétrole à tout le monde. 80 % de son pétrole était exporté vers l'Europe. A l'inverse, l'intervention onusienne a fait craindre à TOTAL et quelques autres qu'il nationalise leurs installations locales. La réticence de Silvio Berlusconi à intervenir aux côtés de la France et du Royaume-Uni dans les premières semaines de l'attaque tenait beaucoup au poids du pétrole libyen dans l'approvisionnement énergétique de son pays (25% contre 9% pour la France).
3. Quand il s'agit de pétrole, les Etats-Unis sont toujours à la pointe du combat. On se souvient des deux guerres en Irak. Cette fois-ci, l'administration américaine a été plus réticente; l'armée américaine s'est même rapidement désengagée des opérations.
(*) L'article complet de Thierry Meyssan est à lire ici. Il vaut le détour.