Jean-Claude Milner - Les penchants criminels de l'Europe démocratique

Publié le 24 août 2011 par Edgar @edgarpoe

Jean-Claude Milner a qualifié Bourdieu d'antisémite. Cela seul peut conduire à vouloir le disqualifier. Faisons le pari de penser que cela n'est pas rhédibitoire - lire sur Acrimed.

Je n'exclus pas, de la part de cet ex-maoïste, que l'on soit face à une sorte de bombe verbale, destinée à mettre le souk. Comme, sur un mode mineur, lorsque dans ce livre, il évoque Lacan "dans sa volonté inlassable de clarté..."

Une façon, probablement détestable, de ne conserver dans l'auditoire que des esprits prêts à le suivre.

Ces manières de débattre, un peu terroristes, n'excluent pas que l'homme ait des choses intéressantes à dire. On note par exemple que Bouveresse, qui donna la réplique à Milner après ses attaques contre Bourdieu, citait Milner en tête d'un long article sur les intellectuels en France dans le Monde diplo.

c'est donc profondément intéressant. Même si je dois admettre que je ne l'ai pas, au sens propre, compris. Dans bien des cas, les détours de sa pensée m'échappent. Les ellipses, le jargon ("l'écriture des quantificateurs logiques [...] est mise en oeuvre, non sans des distorsions données pour telles."), les affirmations assénées, sont autant d'obstacles à la compréhension immédiate (pour des réserves encore plus sévères, lire la note de lecture de Michel Volle). Probablement qu'une culture philosophique et psychanalytique plus développées sont nécessaires à une meilleure intelligence.

Pourtant, bien des passages m'ont passionné et donné envie de creuser.

Comme le livre n'est enfin pas résumable, la note ci-dessous est un résumé linéaire, parfois commenté, par moments naïf. Aller plus loin, synthétiser, ajouter une couche de clinquant aurait nécessité une troisième lecture...

Ce préambule destiné à prévenir le lecteur contre les déceptions éventuelles : avis, auteur inhabituel pour le moins.

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Milner commence en citant, au cours de son introduction, avec le titre exact de la mesure nazie conduisant à l'extermination des juifs, décidée lors de la conférence de Wannsee : "Mesures préparatoires à la solution définitive du problème juif en Europe".

Pour lui, les nazis ont voulu s'inscrire ici dans une tradition européenne qui fait des juifs un problème.

D'une certaine manière, selon Milner, ce n'est pas qu'une donnée contingente de l'histoire européenne. Il n'y a pas de raison de considérer que c'est par hasard que les nazis ont été à la fois d'ardents européen et des criminels infects. Pour Milner, la suppression des juifs est une "solution" à laquelle l'Europe est condamnée à recourir - spécialement lorsqu'elle se veut moderne.

La thèse est assez énorme, mais Milner ne manque pas d'arguments.

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Chapitre 1 - Les pièges du Tout

La Révolution française s'est posée la question du meilleur gouvernement, susceptible de conduire à une société plus libre et fraternelle. Le XIXème s'est contenté de partir de la société, bonne ou mauvaise, pour savoir comment la gérer, telle quelle. Ce mode de gestion s'est appelé démocratie. Il se donne pour programme de ne conserver aucun dehors. Aucun être ne doit échapper à son empire. Par exemple, le fou, qui était exclu à l'âge classique, doit devenir un citoyen particulier parmi d'autres. Et cette particularité est à prendre dans un sens faible, elle n'est pas destinée à être reconnue, respectée, préservée : elle est appelée à être absorbée dans la Société, fondue dans le sociétal, rendue gérable

C'est sans doute l'un des chapitres les plus intéressants, avec le suivant, et l'un de ceux où Milner est le plus fort.

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Chapitre 2 - L'Europe, la politique et la démocratie

Deux conceptions de l'histoire : l'histoire est une continuité et donc un objet politique puisque le passé mène à la situation actuelle (Thucydide/Ecole des Annales) ; l'histoire est juxtaposition de configurations singulières, d'où discontinuités (Homère, Fustel de Coulanges, Dumézil).

Une conception de la politique : la politique soumet l'individu à des lois générales, sous la forme de syllogisme. Par exemple : tout condamné à mort aura la tête tranchée.

Cette modalité universaliste de la politique ne connaît pas les individus et procède par règle générale. Milner la fait découler d'une reprise par l'Eglise de la politique d'Aristote. Aristote n'appliquait pas ses syllogismes à des individus (tout homme est mortel donc Socrate est mortel n'aurait pas pu être formulé par Aristote).

L'Eglise a étendu la forme du syllogisme aux individus, notamment pour traduire le message de Saint Paul : "tous les hommes ont pêché en un seul (Adam), tous les hommes seront sauvés en un seul, Jésus". Ceci doit permettre d'inclure tout un chacun dans l'assemblée chrétienne.

Ceci comprend un potentiel de violence, que l'on retrouve dans la pratique démocratique.

En effet, la démocratie est théoriquement le règne de tous. En pratique, c'est le règne de la majorité qui impose perpétuellement ses choix au reste de la collectivité démocratique - Milner rappelle que le kratos de la démocratie c'est la force, non le pouvoir réglé (arché).

La justification de cet état de fait n'est toujours pas trouvée - les théoriciens élaborent des notions comme le contrat social, le patriotisme constitutionnel ou autre. Dans tous les cas, la démocratie  reposer des bricolages institutionnels destinés à justifier que du choix majoritaire on passe à la règle de tous - bricolage traduit dans des formes, des modalités de scrutin etc.

Point extrêmement important : ce bricolage ne fragilise pas pour autant la démocratie.

C'est bien parce que toute la démocratie réside dans des formes que ces formes doivent être respectées au risque même de l'inéquité - Milner souhaite que l'on ne se scandalise pas de l'élection d'un Bush minoritaire en voix, si cette décision respecte les rites démocratiques américains (en l'occurrence l'aura, méconnue en France, de la Cour Suprême) : "quiconque voudrait un peu trop sincèrement que l'équité ait le dernier mot en matière de vote, court toujours le risque de choisir la face obscure de la force".

De fait, les rites politiques préservent ainsi un écart entre la sphère politique et la société - Milner appelle cette conception le logico-politique. Dans ce cadre, on sait que la politique repose sur une assimilation de la majorité à tous, et on en accepte les contraintes - même si existent heureusement des limites à l'abus de la majorité, avec la notion de droits de l'Homme telle que formulée en 1789

Carl Schmitt - la modernité en général - veut réduire cet écart à rien, en posant une égalité entre gouvernants et gouvernés. Deux choix s'imposent pour réaliser cet équivalence : soit les gouvernés sont limités (à une race, une ethnie, une nation), soit les gouvernés sont illimités et on peut poser une équivalence entre "les gouvernés" et "la société".

Milner fait jouer ici les concepts lacaniens définis dans son chapitre 1 de tout limité (une collection d'individualités) et de tout illimité (la totalité existante, qu'il appelle, reprenant un terme lacanien pas très heureux : "pastout").

Même si la formulation de Milner est fautive, fragile, maladroite, crispante et quelque peu infatuée, ce qu'il décrit est juste : pour faire vite, dans la conception américaine de la société, ce n'est pas le peuple qui gouverne, un peuple fictif et idéalisé tel que décrit et défini par la règle majoritaire, mais le pouvoir qui gère la société comme une juxtaposition de minorités

Zizek a probablement reformulé Milner en 2005, dans "Que veut l'Europe ?", en opposant l'universalisme républicain à la gouvernementalité sociétale américaine :

L'idéologie républicaine française est l'incarnation de l'universalisme moderne : d'une démocratie, fondée sur une notion universelle de citoyenneté. En totale opposition avec elle, les USA représentent une société globale, une société dans laquelle le marché global et le système légal servent de contenant (plutôt que le proverbial melting pot) à la prolifération infinie d'identités minoritaires particulières. Le paradoxe est pourtant que les rôles respectifs de chacun semblent s'être inversés : la France, avec son universalisme républicain, est de plus en plus perçue comme un phénomène particulier menacé par le processus de globalisation, tandis que les USA, et leur multitude de groupes demandant la reconnaissance de leur identité particulière, spécifique, apparaissent de plus en plus comme le modèle universel.

Milner pose d'ailleurs que l'Europe est en train de s'aligner sur le modèle américain, comme le note Zizek également. C'est d'ailleurs en cela que le référendum de 2005 est une date qui pourrait rester dans l'histoire comme le moment où la démocratie, sous sa forme républicaine, est tombée. Que dès 2008 l'ensemble des élites françaises ait pu consentir à gifler l'expression majoritaire du suffrage est un point de bascule du "modèle républicain" vers un "modèle américain".

Où est le problème de ce passage à un modèle de démocratie sociétale ? Il réside dans le fait qu'il est censé appliquer des procédures créées pour s'appliquer à un ensemble limité et défini (les procédures du régime logico-politique) à un ensemble devenu illlimité et non défini (la société moderne).

Pour définir un espace démocratique, il faut en effet un dedans et un dehors, des membres et des non-membres. La société c'est n'importe qui, cela peut inclure les hommes et les bêtes ; le touriste de passage comme l'indigène le plus crotté ; sur un territoire qui n'a finalement plus de raison valable non plus d'être délimité - voire les avancées occidentales en Lybie, en Côte d'Ivoire...

Vont dans ce sens à la fois les décisions qui entendent accorder largement le droit de vote, ou en réduire la portée à pas grand chose (les deux mouvements se complètent d'ailleurs parfaitement : on peut distribuer un droit d'autant plus facilement qu'on en a réduit la portée à plus grand chose), mais aussi celles qui souhaitent imposer un droit valable en dehors même du territoire d'application (droit d'ingérence, pénalisation du tourisme sexuel etc

Le problème des retraites :

Un traitement logico-politique, c'est à dire acceptant les limites, du problème des retraites consiste pour Milner à intégrer cette solution dans des institutions nationales - par des décisions techniques. Un traitement illimité, sociétal,  consiste à renvoyer à l'illimité des marchés financiers, sous-ensemble de la société, vers les fonds de pension par exemple.

 Chapitre 3 - La solution définitive

Les juifs posent à la politique un "problème" au sens où ils "font exception".

Les Lumières ont trouvé une solution pour intégrer les minorités religieuses : la culture devient distincte de la religion. La religion sort de la sphère politique pour devenir privée et la culture devient l'élément partagé entre citoyens ("la solution définitive du problème juif est le devenir bourgeois-cultivé des juifs dans le cadre d'un Etat-nation réglé par les droits de l'homme - ceux de 89 - et détenteur d'une culture reconnue".)

Pour l'Aufklärung - les Lumières allemandes, la solution est légèrement différente et passe par une intellectualisation de la religion, une intégration du religieux au culturel.

L'antisémitisme combat cette dissolution du judaïsme dans la communauté et exige que les juifs demeurent distincts : puisqu'ils sont partout on risque de ne plus pouvoir les surveiller (Maurras).

Question ouverte :

Milner semble partisan du logico-politique, d'un monde où le politique demeure distinct du social. Il apparaît nettement partisan du formalisme politique contre la règle sociétale. Il note néanmoins que pour Maurras aussi, politique et société doivent être distincts - la politique doit même primer sur la société. Milner tient-il  que la politique et la société doivent être égales, dans une relation plus complexe ? De façon générale, le modernisme et la modernité sont associés à l'illimité, rejettent hors d'eux le logico-politique et ses règles. Heidegger, Carl Schmitt étaient des anti-modernes (qui se sont illusionnées sur l'ultra-moderne Hitler), comme Maurras. Milner est-il anti-moderne ?

L'antisémitisme pourrait n'être qu'une maladie, le fait de quelques égarés, sans invalider la solution des Lumières. Milner voit cependant dans le cas de Simone Weil l'échec de cette solution. Ayant hystérisé le devoir d'intégration, cette philosophe d'origine juive, en vient à écrire, en 1942, que "les Juifs cette poignée de déracinés, a causé le déracinement de tout le globe terrestre [...] les antisémites naturellement, propagent l'influence juive. Les Juifs sont le poison du déracinement."

De toute façon, selon Milner, les Lumières et le logico-politique étaient enterrés par la première guerre mondiale.

Selon lui en effet, la mobilisation totale au bénéfice de la guerre a fait passer au premier rang la technique. Et le nazisme n'est que l'aboutissement de cette logique de mobilisation totale au mépris du formalisme des droits individuels. Pour Milner, le nazisme est donc l'aboutissement de la modernité d'une certaine manière, il porte en lui le rejet absolu des limites. Heidegger, conservateur réclamant le règne de l'identifié, s'y serait trompé, mais pas Jünger, qui a clairement vu en Hitler le "Grand Forestier", l'homme qui déracine.

Chapitre 4 - l'instant de 45

La chambre à gaz est la solution nazie au problème juif : ultramoderne, technicienne et dépourvue de sentiment - des freins à l'action.

Mais le problème juif n'est pas posé qu'aux nazis. Il pèse, dans les années 30, sur les partisans de l'Europe.

Jean Giraudoux se réjouit ainsi en 1939 que la France ait accueilli toute l'Europe "je ne saurais que louer nos dirigeants d'avoir fait de la France un refuge pour nombre de vrais européens". Il dénonce cependant les "hordes" Ashkénazes "échappées des ghettos" qui "encombrent" nos hôpitaux... Juste après publication de Pleins Pouvoirs, où figurent les lignes ci-dessus, il est nommé commissaire à l'information du gouvernement Daladier... Milner : "Croit-on sérieusement que les pères de l'Europe pensaient autrement que Giraudoux ?"

Pour moi qui ait depuis longtemps l'idée que les gentils européens ne sont pas forcément blanc-bleus, pas de surprise. On rappellera par exemple que l'Europe de Victor hugo est une europe blanche et chrétienne.

Donc l'Europe de 1945 hérite d'un "cadeau" fait par Hitler : les juifs ont disparu. Bien évidemment ce cadeau ne peut être loué comme tel. Il convient d'oublier. Plus généralement, l'Europe et son achèvement sont une sorte de fin de l'histoire puisqu'il convient de refouler celle-ci.

Milner : "On peut à partir de cet instant parler d'une véritable axiomatique européenne :

- de l'histoire, ne peut venir que le pire, c'est-à-dire la guerre ;

- qui veut la paix doit refuser l'histoire ;

- rien ne compte et ne doit compter de ce qui précède la réconciliation.

en particulier il ne peut y avoir d'histoire européenne qui précède le processus d'unification ; en général il ne doit pas y avoir d'histoire nulle part; hormis l'engagement dans le processus qui doit conduire à la résolution de quelque conflit. [...] Cette axiomatique est dans le cerveau de tous les décideurs européens [...] Elle explique des décisions de détail ; ainsi l'élimination de l'histoire dans les programmes scolaires."

Un passage contourné pose que l'Europe donne généralement la préférence aux faibles et aux vaincus - autre façon de dire qu'elle est chrétienne et aime à tendre la joue gauche après qu'on lui eût giflé la droite. Seule exception : la victoire de 1945 est célébrée comme telle, pour une et une seule fois, les forts sont justes et les justes sont forts. Il s'agit, selon Milner, de masquer qu'Hitler a en réalité vaincu : l'Europe est libérée des juifs comme le souhaitaient les nazis

L'Europe d'ailleurs est si fière d'elle-même qu'elle peut maintenant se passer de soutenir Israël. Autant elle a eu besoin de se féliciter en 1948 de la création de l'état des juifs, qui prouvait la défaite d'Hitler, autant, l'histoire étant refoulée, elle peut oublier 1945 et la mauvaise conscience à l'égard des juifs. Israël devra même disparaître pour que l'Europe enterre définitivement 1945 ("Israël devra disparaître pour permettre l'adéquation de l'Europe à son image rêvée").

Même jugement abrupt sur "le nom palestinien" : "s'il n'est pas synonyme du nom arabe, qu'est-il ? Rien, peut-être.

Chapitre 5 - L'Europe illimitée

Quelles peuvent être les structures d'un régime politique de l'illimité, qui rejette le logico-politique et sa rationalité ?

Quatre caractéristiques pour Milner, l'illimité est un régime où :

"a. les pouvoirs sont multipliables sans limite, au lieu d'être strictement limités en nombre, comme chez Montesquieu ou chez Kant, qui le commente ;

b. Où le domaine d'exercice de chaque pouvoir soit illimité, ne s'arrêtant que par un pur et simple rapport de forces, variable selon les circonstances ;

c. Où les frontières cessent de valoir ;

d. Où l'organisation générale des pouvoirs cesse d'être arborescente, pour devenir rhizomatique."

On croirait un compte rendu des idées pâteuses et effrayantes de Pierre Rosanvallon, exprimées dans un article qu'il concluait ainsi : "L'Europe ne pourra être chérie par les citoyens que si elle devient également un vivant terrain d'expérience de la démocratie post-électorale."

L'élection voilà l'ennemie. Tout le reste du texte de Rosanvallon vantait une pulvérisation du pouvoir, bien décrite par Milner.

Milner décrit ensuite ce qu'est la paix européenne. L'Europe c'est la paix est un adage bien connu. C'est aussi un continent qui invente l'expression "processus de paix" : la guerre chaude en voie de refroidissement. La paix, c'est tout aussi bien celle que l'on obtiendra après la guerre. Avec la Lybie ou la Côte d'Ivoire, on sent que l'Europe qui fait ses premiers pas à l'extérieur est prête à armer la paix si nécessaire. L'Europe c'est la paix, mais une paix qui peut passer par la guerre - et des dommages collatéraux.

Même effet dissolutif de l'illimitation européenne : la notion de droits de l'homme. En 1789 elle signifiait la liberté des corps contre l'arbitraire. Aujourd'hui n'importe quoi devient un droit de l'homme dès lors que la doxa du moment en a décidé ainsi.

Paix, droits de l'homme et démocratie dans leur acception illimitée, européenne, deviennent synonymes du mouvement qui consiste à devenir européen. Construction européenne, paix, droits de l'homme et démocratie, c'est tout un. Et l'Europe, selon Milner, ainsi vouée au projet de son devenir européen, peut accepter un compromis avec l'Islam, sur une base territoriale : L'Europe achève sa construction et englobera un jour les Etats-Unis, l'Islam se débarrassera d'Israël.

Tout se tient chez Milner, où semble se tenir. L'abus réside dans le passage de la possibilité à la nécessité, par des tours de passe-passe qui s'apparentent au bonneteau : "les Européens croient au [mot paix], pas au [jihad] ; les musulmans croient au [jihad] mais pas au [mot paix]. Mais pour cette raison même, la mise en équation des opposés unit l'humanité". La comparaison n'est pourtant pas raison.

Que l'Union européenne soit une potentielle machine de guerre aveugle, je n'ai aucun mal à le croire. Qu'elle le soit nécessairement, et nécessairement tournée contre les juifs, reste à prouver à ce stade. Milner n'y renonce pas et consacre le chapitre suivant à ce point.

Chapitre 6 - Le nom juif

L'identité juive - Milner n'emploie pas ce terme d'identité, il tourne autour de la notion de "nom" juif - a ceci de particulier qu'elle repose intégralement sur une relation masculin/féminin/parents/enfants. Il nomme cela quadriplicité. Je dois dire que la démonstration de ce point, qui fait appel à Lacan et d'autres, m'a échappée.

Milner énonce également qu'en dehors de la quadriplicité, de la transmission familiale et sexuée, on se perd dans l'illimité. Hors toute la modernité, et les religions autres que juives, rejettent la quadriplicité.

L'oubli enfin de la quadriplicité conduit au racisme ("racisme doit s'entendre d'une seule et même manière : la haine de la quadriplicité"). Plus exactement, Milner rebaptise du nom de racisme la haine de la quadriplicité. On peut d'ailleurs se demander s'il ne rabat pas, par la même occasion, la notion de racisme sur celle d'antisémitisme.

 Plutôt que des allusions trop rapides à Lacan, j'aurais préféré des arguments plus solides.

Il reste que je suis assez volontiers Milner lorsqu'il pose que la modernité illimitée s'oppose aux juifs qui n'ont aucun besoin de se perdre dans l'illimité, eux que la circoncision et les rites suffisent à définir.

Je le suis donc également volontiers lorsqu'il explique pourquoi les juifs posent toujours problème aux tenants de la modernité et de la mobilisation générale.

Je ne le suis pas lorsqu'il passe à la limite en expliquant quasiment que la société moderne, dont l'Europe reste le centre, n'a qu'un "problème", les juifs, auquel elle ne peut apporter qu'une "solution", l'extermination.

Conclusion de Milner :

"le premier devoir des juifs c'est de se délivrer de l'Europe".

Conclusion personnelle : le premier devoir de tous ceux qui restent attachés à une conception démocratique de la politique, c'est à dire à un jeu où une collectivité accepte de se donner à elle-même sa règle, est de refuser l'Europe. Et pour les mêmes raisons que Milner : parce que l'Europe refuse aujourd'hui la limitation, parce qu'elle n'est sage que par accident, parce qu'elle est endormie, parce qu'un jour elle sera meurtrière alors même qu'elle aura conduit chacun de ses citoyens à oublier même le contenu de l'idée de citoyenneté.

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  Sur bien des points, Milner est excessif, elliptique, narquois parfois et difficile à dire. Il offre cependant tant de perspectives de recherche intéressantes qu'il serait dommage de ne pas, au minimum, se confronter à ses idées. A ce sujet, les deux volumes de son Court traité politique, que j'ai lus après ce livre, sont peut être plus faciles d'abord.