La propriété intellectuelle – une synthèse

Publié le 24 août 2011 par Copeau @Contrepoints

Que penser de la propriété intellectuelle, ce sujet de débat récurrent ? Le Minarchiste nous propose, depuis Montréal, une vue d’ensemble de la question.

Propriété intellectuelle (Clément Monjou)

Les lois sur la propriété intellectuelle, protégées par les gouvernements, sont une façon très répandue de limiter la concurrence au profit de certaines entreprises. Les droits de propriété intellectuelle, tels que les brevets, marques déposées et droits d’auteurs, sont en fait des monopoles décrétés par l’État. Ils permettent à des individus ou à des entreprises d’obtenir un privilège de l’État leur permettant de se soustraire à la concurrence et donc de tricher au jeu du libre-marché.

La propriété intellectuelle est utilisée par les entreprises pour bénéficier d’un « monopole légal ». Les Microsoft, Monsanto et Pfizer de ce monde utilisent leurs brevets pour écraser la compétition et dominer leur industrie, tout en oppressant la population. En effet, sans les brevets, les technologies de Monsanto serait offertes par plusieurs entreprises ce qui ferait baisser les prix et réduirait l’emprise de cette corporation sur les agriculteurs; les médicaments seraient offerts à un prix beaucoup plus bas ce qui augmenterait la qualité de vie de millions d’individus. Évidemment, les marges de profit de ces entreprises seraient plus « normales », telles qu’elles devraient l’être sans ces privilèges accordés par l’État.

On ne peut attribuer un droit de propriété à une idée. Les idées sont véhiculées à l’intérieur de notre cerveau et ce qui se trouve là nous appartient, tout comme ce que nous fabriquons de nos mains avec nos outils et nos matières premières. Personne ne peut revendiquer être propriétaire d’une idée et restreindre l’utilisation que nous faisons de cette idée à l’aide de notre travail et de nos ressources.

Supposons que j’écrive un poème publié dans un journal, que vous le lisez et le mémorisez. Il est donc stocké dans votre cerveau et je ne peux rien faire pour vous en empêcher. Ensuite, vous utilisez un stylo qui vous appartient pour écrire ce poème sur un bout de papier qui vous appartient aussi. Il ne fait aucun doute que le fruit de ce travail, le bout de papier sur lequel le poème est écrit, vous appartient. Si c’est le cas, comme toute propriété, vous pouvez échanger ce bout de papier, le vendre, le publier, ou faire quoi que ce soit qui vous plaise avec celui-ci. Prétendre le contraire équivaudrait à affirmer que vous n’êtes pas propriétaire du fruit de votre travail. Personne ne devrait avoir le droit légitime de revendiquer être propriétaire de ce bout de papier, ni de vous dire ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire avec celui-ci. C’est pourtant le cas…

Les idées ne sont pas une ressource limitée; c’est-à-dire qu’en mémorisant ce poème, vous ne m’enlevez absolument rien. Même si un million de personnes lisaient et mémorisaient le poème, ma propriété ne serait pas négativement affectée, ni s’ils l’écrivaient sur un bout de papier et le vendaient à une autre personne. Il n’y a donc aucune raison pour qu’un mécanisme légal restreigne l’utilisation des idées en leur assignant des droits de propriété. D’ailleurs, les entreprises utilisent la propriété intellectuelle pour générer un effet de rareté artificielle. Cette rareté, même si artificielle, nous appauvrit tous au profit du détenteur du brevet ou droit d’auteur ou de la marque de commerce déposée, qui en profite pour s’enrichir.

Certains diront que les droits de propriété intellectuelle sont nécessaires pour encourager l’innovation et la création artistique. Cependant, un très grand nombre d’inventions révolutionnaires et d’œuvres d’art grandioses ont été réalisées dans un environnement où la propriété intellectuelle n’était pas protégée. Prenons Shakespeare par exemple, qui n’a jamais écrit un scénario original, seulement que des adaptations d’histoires écrites par d’autres. Et que dire des compositeurs tels que Bach et Tchaïkovski, qui ont incorporé les compositions d’autres artistes dans leurs œuvres. Ce genre d’appropriation a longtemps fait partie du processus de création artistique, comme c’est le cas aujourd’hui pour l’échantillonnage électronique.

Dans les années 1960s, les Rolling Stones ont copié une vieille chanson folk traditionnelle, qui servit de base à l’excellente chanson Bitter Sweet Symphonydu groupe The Verve. Plus récemment, les Rolling Stones ont poursuivi The Verveet se sont approprié les droits d’auteurs qu’ils ont ensuite vendus à Nike pour une publicité. Les Stones se sont donc appropriés le passé, pour ensuite empêcher les autres de faire de même pour créer. Ce genre d’exemple est très abondant. Est-ce que les droits d’auteur sont vraiment dans l’intérêt de la création artistique?

La plupart des chansons sont maintenant disponibles gratuitement sur l’internet grâce aux logiciels P2P (personne-à-personne). Il me semble que cela n’a pas stoppé la création musicale. Même les artistes les plus « piratés », qui sont aussi les plus populaires, détiennent des fortunes plutôt enviables; vous n’en verrez aucun quêter sur Hollywood Boulevard! En 2007, le groupe Radiohead a quitté son éditeur, EMI, et a distribué son nouvel album In Rainbow gratuitement sur internet. L’album a été téléchargé 1.2 millions de fois en trois mois et le don (volontaire) moyen a été de 1 livre sterling. Le disque a ensuite été distribué conventionnellement et s’est vendu à plus de 3 millions d’exemplaires.

Steamboat Willie, Cendrillon, Pinocchio, Blanche Neige, Alice au pays des merveilles, Fantasia, Dumbo, Bambi, Song of the South, Robin Hood, Peter Pan, Lady and the Tramp, Mulan, Sleeping beauty, 101 Dalmatians, The sword in the stone, the Jungle Book, sont toutes des oeuvres de Disney inspirées de contes traditionnels des siècles précédents du domaine public. Disney empêche dorénavant les créateurs d’utiliser ses personnages. Disney a même déjà poursuivi une garderie pour avoir apposé des personnages de Disney pour décorer les murs. Pourtant, Disney est née en créant à partir d’oeuvres passées. En 1998, lors du 60e anniversaire de Mickey, la loi sur les droits d’auteur a été modifiée aux États-Unis, passant de 75 ans à 95 ans (pour une corporation). Mickey ne sera donc pas du domaine public de si tôt. En fait, comme la durée des droits d’auteurs est constamment prolongée par le congrès américain, le domaine public a pratiquement été éradiqué par les maisons de productions.

Par ailleurs, considérez aussi les centaines de milliers de textes publiés sur l’internet, disponibles à tous gratuitement, sans protection. D’ailleurs, à peu près toutes les publications datant d’avant 1900 sont maintenant non-protégées et des éditeurs continuent de les imprimer, de les publier et de les vendre à profit. Il ne fait aucun doute que l’absence de droits de propriété intellectuelle améliorerait grandement l’accès à la culture. Sur l’internet, il est pratiquement impossible de faire respecter les droits d’auteurs. Ça ne freine pourtant pas le contenu gratuit, qui y est accessible et abondant. Cette grande accessibilité agit comme motivation à la production de contenu. Finalement, les livres du Projet Gutenberg sont gratuits sur internet, et pourtant les copies physiques continuent de se vendre en librairie.

Évidemment, l’absence de propriété intellectuelle ne permettrait pas de copier le travail des autres. Disons que je prends le texte d’un livre que vous avez écris, appose mon nom dessus et le commercialise; ou encore disons que je prends un livre que j’ai écris et le commercialise sous votre nom. Dans ces deux cas, ai-je fais quelque chose qui ne respecte pas les droits de propriétés? Oui, mais pas envers vous! C’est la propriété des acheteurs du livre que j’ai violée en utilisant une fausse représentation. Je leur ai vendu un produit X dont l’étiquette mentionne que c’est un produit Y. J’aurais peut-être une dette morale (et non légale) envers vous, mais la seule violation qui devrait être punissable par la loi est la fausse représentation envers les consommateurs, et non la violation de vos droits de propriété intellectuelle.

Il y a néanmoins d’autres moyens de vous protéger à cet égard : le boycott volontaire. Il y en a eu plusieurs exemples dans l’histoire, mais je préfère celui de Tolkien. La première édition du Seigneur des Anneaux publiée aux États-Unis était une version « pirate » de Ace Books publiée sans l’accord de Tolkien, qui n’a toutefois pas entamé d’action légale contre cette entreprise. Par la suite, la maison Ballantine a publié une version officielle approuvée par l’auteur. Cette version comprenait une note sur la couverture arrière mentionnant qu’il s’agissait de la seule version autorisée et demandant aux lecteurs de ne pas acheter l’autre version de Ace Books. Le boycott volontaire a fonctionné; les ventes de la version de Ace Books ont chuté jusqu’à ce que la publication cesse. Il est donc possible de contrer le piratage et de faire respecter les «obligations morales» entre auteurs sans utiliser le pouvoir de coercition de l’État. D’ailleurs, le piratage de livre est déjà fort répandu, l’une des victimes les plus fréquentes étant Harry Potter. Néanmoins, J.K. Rowling (auteure des romans mettant en vedette Harry Potter) est quand même la femme la plus riche du monde!

Au début du cinéma, c’était Thomas Edison qui contrôlait tout car il détenait les brevets sur la pellicule. En 1909, des royautés devaient lui être payées chaque fois qu’un film était tourné et projeté. C’est alors que plusieurs indépendants, telle que la Fox, ont fui en Californie, où il n’y avait pas suffisamment demarshalls pour faire respecter ces lois fédérales. C’est donc de la piraterie que l’industrie du cinéma hollywoodien est née! De nos jours, cette même industrie a de puissants lobbys pour contrer la piraterie, n’est-ce pas ironique?

La radio aussi est née de la piraterie et constitue encore aujourd’hui un cas particulier. En effet, un auteur/compositeur ne peut empêcher une station de radio de diffuser sa pièce, aucune permission n’est requise. Cependant, la station de radio doit payer l’auteur/compositeur à un prix fixé par la loi. Personne ne peut vous obliger à vendre votre maison ou un quelconque bien, et personne ne peut vous imposer son prix. Telle est la nature de la propriété privée dans une société libre. On peut donc dire que le gouvernement nie que la musique soit une « vraie » propriété puisqu’il ne permet pas aux auteurs/compositeurs de requérir leur permission pour diffuser leurs pièces et de négocier le prix à leur convenance.

Présentement, si vous tournez un documentaire et que dans votre film, on peut voir sur un téléviseur en arrière-plan un court extrait de 5 secondes d’un épisode des Simpsons, vous devrez obtenir la permission de Fox et payer leur tarif «éducatif» de $10,000. Vous pourriez bien entendu plaider l’usage loyal, mais il faudrait pour cela que vous engagiez un bon avocat pour faire face à ceux de la Fox. Les délais seraient catastrophiques pour votre échéancier et les frais juridiques seraient exorbitants. Le processus de protection de la propriété intellectuelle n’est en fait qu’un (autre) bon moyen d’enrichir les avocats.

Évidemment, sans le privilège des droits d’auteurs, moins d’artistes pourraient vivre de leur art. Par exemple, en 2002, la RIAA a rapporté que les ventes de CD étaient en baisse de 8.9% (803 millions) et blâmait l’internet. Cependant, en 2002, le nombre de nouvelles sorties CD était en baisse de 20% par rapport à 1999 et au cours de cette période, le prix moyen d’un CD a augmenté de 7.2% ($14.19). De plus, l’industrie du disque devait de plus en plus concurrencer celle du DVD. Pourquoi payer $18.99 pour la bande sonore d’un film lorsque pour $19.99 on peut avoir le film entier sur DVD? Il y a donc plusieurs explications à cette baisse de ventes. Cependant, s’il y a vraiment un public pour leur art et que leur produit est de qualité, leurs albums et billets de spectacles vont se vendre quand même. D’ailleurs, les ventes de billets on plus que quadruplé au cours des derniers 20 ans en Amérique du Nord. Le modèle d’affaires de l’industrie s’est donc adapté à la nouvelle réalité technologique et les artistes se portent généralement très bien financièrement.

Les chercheurs Michele Boldrin et David Levine ont bien montré que le brevet dans l’industrie pharmaceutique entravait l’innovation et le progrès.[2] En Allemagne et dans plusieurs pays européens (Italie et Suisse), les produits chimiques ne pouvaient jadis (avant 1980) pas être brevetés (à la suite de la création du brevet en France, plusieurs scientifiques et entrepreneurs ont traversé la frontière et se sont installés à Bâle, en Suisse où ils ont contribué à l’émergence de la formidable industrie chimique et pharmaceutique). Pour cette raison, les producteurs Allemands de produits chimiques devaient sans cesse innover pour demeurer compétitifs et maintenir une grande productivité, ce qui leur donna un net avantage sur les Britanniques et les Américains. C’est pour cette raison que l’Allemagne, la Suisse et l’Italie ont été des leaders mondiaux dans le développement de produits chimiques et pharmaceutiques entre 1850 et 1980. En Allemagne, des firmes comme Bayer (Aspirine), BASF, IG Farben ou Hoechst (aujourd’hui Sanofi Aventis) ont largement dominé le marché grâce à la compétition sur leur marché national et l’absence de barrières légales au niveau de la recherche.Il y a aussi l’essor des médicaments génériques, qui n’a pas freiné l’ardeur des compagnies pharmaceutiques à développer de nouveaux médicaments. Quelle a été la réaction des compagnies pharmaceutiques face à l’essor des médicaments génériques? Elles ne sont certainement pas restées à ne rien faire. Elles ont d’abord fait beaucoup de recherche de façon à développer de nouvelles formulations plus efficaces que les versions génériques. Elles ont aussi acquéri de nouvelles molécules pour diversifier leurs recherches. En fait, les génériques ont plutôt stimulé la recherche! L’inefficacité, la lourdeur et la lenteur du système gouvernemental d’approbation des médicaments est une bien plus grande source de maux de tête pour ces entreprises. Les médicaments génériques se vendent souvent à des prix plus de 90% inférieurs à la version originale. Imaginez les gains pour la société si tous les médicaments pouvaient être produits de façon générique. Pour le médicament Lipitor uniquement, le gouvernement Québécois pourrait économiser $225 millions par année en le remplaçant par une version générique.[1]

Selon Peter Ringrose, scientifique en chef de la pharmaceutique Bristol Myers Squib, il existe environ 50 protéines potentiellement impliquées dans le cancer que la compagnie s’abstiendrait d’étudier parce que celles-ci sont brevetées. Encore une fois, cette situation est la règle plutôt que l’exception. Pour cette raison, les brevets nuisent grandement au développement de médicaments. Pourtant, les grandes pharmaceutiques affirment qu’elles ont besoin des rentes monopolistiques que leur procurent leurs brevets pour couvrir les immenses frais de R&D nécessaires à développer un nouveau médicament. Une étude réalisée par des économistes de l’Université de Chicago en 1995 a démontré que des $25 milliards dépensés annuellement en recherche biomédicale à l’époque, environ $11.5 milliards était financé par le gouvernement fédéral, plus un crédit d’impôt de 20% équivalent à $2 milliards et $3.6 milliards provenant des universités et fondations. La majorité des R&D n’est donc pas financée par les compagnies pharmaceutiques. En revanche, les compagnies pharmaceutiques dépenses d’immenses sommes en frais légaux pour ériger et défendre leurs brevets.

En 2006, le British Medical Journal a demandé à ses lecteurs de nommer les découvertes médicales et pharmaceutiques les plus fondamentales pour l’humanité. Voici le top 15 des réponses (ne pas tenir compte de l’ordre) :

Pénicilline, rayons-X, culture des tissus, éther, chlorpromazine, systèmes sanitaires publiques, théorie des germes, médecine basée sur les preuves, vaccins, pilule, ordinateur, thérapie de réhydratation orale, structure de l’ADN, technologie de monoclonage d’anticorps, risque associé au tabagisme.

Dans cette liste, seulement deux ont été soit brevetés ou développés durant un projet de recherche motivé par l’intention d’obtenir un brevet : le chlorpromazine et la pilule. D’ailleurs, le « cocktail » utilisé pour traiter le VIH n’a pas été inventé par une grande pharma, mais bien par un chercheur universitaire (Dr. David Ho).

D’autre part, en 1999-2000, le US Centers for Disease Control and Prevention (CDC) a compilé une liste des 10 plus grands accomplissements de la médecine aux États-Unis durant le 20e siècle. Des 10 découvertes de cette liste, aucune n’a été brevetée. Selon une liste compilée par Chemical and Engineering News Magazine, seulement 20 des 46 médicaments les plus vendus au monde ont eu quelque chose à voir avec un brevet.[3]

L’invention du moteur à vapeur par James Watt vers la fin du 18e siècle, laquelle a joué un rôle primordial dans la révolution industrielle qui a suivi. Watt a obtenu son brevet en 1968, mais en 1975, son brevet a été prolongé jusqu’en 1800, grâce à l’influence politique de son partenaire d’affaires, le riche industrialiste Matthew Boulton.

Premier fait à noter, Watt n’est pas parti de rien pour en arriver à son invention; il s’est basé sur un moteur existant : le Newcomen. Son innovation a consisté à ce que l’expansion et la condensation de la vapeur se produisent dans des compartiments séparés. Si le Newcomen avait été sous brevet, Watt n’aurait pas pu mettre de l’avant son innovation.

Deuxième fait à noter, l’efficience des moteurs à vapeur n’a pas changé durant le règne du brevet de Watt alors qu’une fois le brevet expiré, entre 1810 et 1835, l’efficience a été multipliée par cinq grâce à diverses innovations apportées par des compétiteurs. En fait, Watt et Boulton ne produisaient pas vraiment de moteurs; leur activité principale consistait à mener des batailles légales contre leurs compétiteurs pour obtenir des royautés et des dédommagements. Ces actions ont limité l’innovation, notamment celle de Hornblower, que Watt et Boulton ont défait en cour dans les années 1790s.

Troisième fait à noter, l’expiration du brevet de Watt ne l’a pas mis en faillite, au contraire, les affaires se sont mises à s’épanouir. Watt et Boulton ont continué d’augmenter leurs prix et leurs volumes de production, bénéficiant d’une certaine notoriété attribuable au fait qu’ils furent les premiers sur le marché.

En somme, non seulement la possibilité d’obtenir un brevet n’a pas accéléré le développement du moteur à vapeur, elle l’a en fait grandement ralenti, tout comme son adoption. Et ce cas est la règle plutôt que l’exception. Notez que l’histoire des frères Wright, ayant breveté l’avion, n’est pas tellement différente de celles de Watt puisque ceux-ci ont aussi apporté une amélioration marginale à un produit existant et l’ont ensuite breveté pour s’approprier une rente monopolistique. Ils ont par le fait même grandement nuit au développement de l’industrie américaine de l’aviation. En fait, l’inventeur Glenn Curtiss avait parallèlement développé son propre avion, dont le système de contrôle était supérieur à celui des Wright, mais Curtiss n’a pas été aussi efficace que les frères Wright à ériger une barrière légale autour de son invention. D’ailleurs, après s’être approprié son système de contrôle par élévateurs et ailerons (encore utilisé aujourd’hui), les Wright ont poursuivi Curtiss en cour pour protéger leur brevet, avec succès. Selon l’auteur Seth Shulman, Glenn Curtis a davantage contribué au développement de l’avion que les frères Wright et c’est son modèle qui a inspiré les avions modernes, et non celui des Wright.

Le même raisonnement s’applique à l’ensemble des industries. En absence de propriété intellectuelle, les entreprises devraient sans cesse innover pour garder une longueur d’avance sur la compétition. Dans certains cas, certaines entreprises achètent des brevets pour éviter que certaines innovations arrivent sur le marché. Durant près de 20 ans suite à ses débuts en 1875, l’entreprise AT&T a acquis tous les brevets imaginables de façon à conserver son hégémonie sur le téléphone, ce qui a retardé l’introduction de la radio de plusieurs années. De son côté, General Electric a, grâce à son contrôle de brevets, retardé la commercialisation des lumières fluorescentes, qui représentaient une menace pour les lumières incandescentes. Les brevets peuvent donc freiner l’innovation en permettant aux entreprises contrôlant le marché de maintenir le statu quo.

Boldrin et Levine ont rassemblé une impressionnante revue de littérature académique visant à établir si l’introduction ou le l’augmentation de la protection des brevets permettait d’augmenter l’innovation. Ils ont trouvé 23 études couvrant les pays industrialisés depuis la Seconde Guerre Mondiale.[4]Aucune d’elles ne représente une preuve solide prouvant que les brevets favorisent l’innovation.

Par ailleurs, quelle devrait être la durée d’existence d’un brevet? C’est plutôt subjectif et arbitraire comme décision. En 1995, les États-Unis ont augmenté la durée des brevets de 17 à 20 ans. Supposons qu’initialement la durée d’un brevet avait été de 200 ans; cela impliquerait que personne ne pourrait fabriquer une ampoule incandescente sans la permission de Thomas Edison? Si vous trouvez que j’exagère et que 200 ans est trop long, dîtes-moi sur quoi vous vous basez pour affirmer que 20 ans est la durée appropriée…

L’ampleur du système de brevet ne cesse d’augmenter au fur et à mesure que de grandes entreprises cessent d’innover et désire se protéger des nouveaux concurrents plus dynamiques et innovateurs en transformant leurs profits en rentes monopolistiques. En plus de nuire à l’innovation, les brevets ne créent certainement pas d’emplois, sauf peut-être dans l’industrie du droit, car ce sont les avocats qui s’enrichissent le plus lorsque les monopolistes mènent d’épiques batailles légales contre les innovateurs. Le cas Polaroid versus Kodak dans les années 1980s est un bon exemple. Polaroid a reçu un dédommagement de $909 millions de Kodak, un record à l’époque, et cette dernière a instantanément délaissé le marché des caméras instantanées. Combien d’emplois furent créés suite à ce procès? Quelles innovations sont apparues grâce à ce procès?

L’une des stratégies d’enrichissements permise par le bureau des brevets consiste à utiliser des stratagèmes pour retarder autant que possible l’approbation finale du brevet (le brevet sous-marin). Par exemple, l’américain George Selden, un avocat et inventeur, a soumis son brevet pour l’automobile en 1879, mais il a ensuite soumis une série d’amendement qui ont eu pour effet de retarder l’approbation du brevet de 16 ans, jusqu’en 1895. Pendant ce temps, l’industrie de l’automobile s’est développée et améliorée d’elle-même. Une fois son brevet approuvé, Selden a pu bénéficier de ces innovations par l’entremise d’une redevance de 1.25% sur toutes les ventes d’automobiles aux États-Unis. Son brevet a été acheté en 1899 par un syndicat (l’Association of Licensed Automobile Manufacturers), qui l’a utilisé pour former un cartel restreignant l’accès au marché.

Plus récemment, Jerome Lemelson s’est certainement révélé être le plus grand spécialiste de tous les temps concernant la stratégie des brevets sous-marins. Il a détenu plus de 600 brevets lui conférant des revenus de plusieurs milliards de dollars. C’était davantage un « breveteur » qu’un véritable inventeur et il a utilisé ce talent pour soutirer des rentes d’un bon nombre d’entreprises.

La propriété intellectuelle est aussi utilisée par les pays industrialisés pour maintenir leur domination sur les pays émergents. En forçant des provisions concernant la propriété intellectuelle dans les accords de commerce international, les nations industrialisées ont retardé le développement des pays émergents, permettant aux pays riches de s’enrichir sur le dos des pays sous-développés. Selon les règles de l’OMC (dictées par les États-Unis), pour avoir le droit d’exporter, les pays membres devraient avoir des lois protégeant la propriété intellectuelle similaires à celles qui prévalent aux États-Unis. On exige donc de ces pays qu’ils se contentent de manufacturer, sans pourvoir développer leurs propres versions des produits et innover. On permet ainsi aux multinationales américaines de garder le gros des profits et de protéger d’immenses parts de marché. Ceci est plutôt injuste puisque durant les 100 premières années de l’histoire des États-Unis, le pays ne reconnaissait pas les droits de propriété intellectuelle des autres pays. Cela a permit aux États-Unis de se développer beaucoup plus rapidement. Pourquoi ne pas donner cet avantage aux autres nations émergentes?

Est-ce que l’absence de droits de propriété intellectuelle faciliterait la contrefaçon? En permettant à son détenteur de percevoir un prix plus élevé en tant que monopoliste, les brevets et droits d’auteur rendent la contrefaçon très profitable. L’OCDE estimait cette industrie à $250 milliards en 2007 alors que l’IACC estime que c’est plutôt $600 milliards en tout. Cet organisme blâme le déplacement de l’industrie manufacturière vers des pays où la protection de la propriété intellectuelle est faible; 80% des biens contrefaits proviendraient de la Chine selon The Economist. L’internet a aussi facilité ce commerce. Les marques déposées contribuent aussi au phénomène de la contrefaçon. Les entreprises investissent des sommes considérables en marketing de façon à convaincre les consommateurs de payer un prix beaucoup plus élevé pour leurs biens. Les sacs Louis-Vuitton se vendent à des marges de profit de plus de 1000% parce que cette entreprise a réussi à faire croire aux gens qu’ils seraient plus « admirables » avec un tel sac. Nike a beau payer Rafael Nadal $20 millions pour porter leurs espadrilles, la qualité de fabrication n’en est pas améliorée et le coût de production est minime comparativement au prix de vente final. Il y a donc une opportunité de profit intéressante à produire des faux et à agir en tant que « passager clandestin » sur la marque déposée. La contrefaçon peut même devenir dangereuse lorsqu’il s’agit de médicaments, entre autres, mais encore une fois, l’opportunité de profit est créée par le prix monopolistique élevé.

Qu’arriverait-il si le Canada abandonnait la protection de la propriété intellectuelle? Je pense que plusieurs entreprises apparaîtraient (d’ici et d’ailleurs) pour produire des biens et services jadis protégés par les droits de propriété intellectuelle. Ces entreprises nous offriraient ces biens et services à meilleur prix que le monopoliste, ce qui améliorerait notre pouvoir d’achat et, par le fait même, notre qualité de vie. D’autre part, il y aurait moins de frais légaux et administratifs dépensés pour faire respecter ces droits; moins de poursuites absurdes, moins de bureaucratie. L’économiste Stephan Kinsella estime qu’aux États-Unis seulement, le coût du système de brevets est d’environ $31 milliards par année.[5] Ce sont les consommateurs qui subissent ces coûts année après année. Certes, le profit potentiel de toutes ces industries (musique, livres, médicaments, etc) serait amoindrit par l’absence de propriété intellectuelle, mais il serait quand même là pour justifier l’innovation. Là où il y a du profit potentiel, il y des entreprises pour le réaliser. D’ailleurs, des études démontrent que la propriété intellectuelle ne favorise pas vraiment l’innovation.[6]

L’un des meilleurs exemples de la façon par laquelle la propriété intellectuelle favorise les comportements monopolistiques est l’entreprise américaineMonsanto. Cette entreprise a utilisé ses brevets pour poursuivre un grand nombre de fermiers en justice. Plusieurs d’entre eux, même si innocents, on conclu un arrangement avec Monsanto parce qu’ils n’avaient pas les moyens de payer d’immenses frais légaux pour se défendre. Ces réclamations impliquaient généralement l’utilisation d’une partie de la récolte faîtes à partir de semences vendues par Monsanto comme semence pour l’année suivante. Ces fermiers étaient déclarés coupables même s’ils clamaient que ces semences avaient été transportées d’un champs voisin par le vent. Certains ont dû payer de gros dédommagements à Monsanto, alors que d’autres ont même reçu des sentences de prison.

Les brevets de Monsanto lui ont permis de réaliser d’immenses profits, qu’elle a ensuite utilisés pour acquérir des concurrents détenant d’autres brevets, ce qui a encore plus renforci sont hégémonie sur le marché. Monsanto a même soumis des demandes de brevets pour des méthodes de reproduction des porcs, ce qui signifie que tout porc né de ces techniques appartiendrait à Monsanto![7]

En somme, la propriété intellectuelle est un concept fictif inventé par des industrialistes désirant sécuriser légalement une rente monopolistique sur le dos de la population. Cette fiction légale résulte davantage de leur influence sur les politiciens à privilégier leurs intérêts que d’un réel désir de favoriser l’innovation et protéger la culture. La propriété intellectuelle est incompatible avec un vrai système capitaliste.


[1] « Lipitor : Québec pourrait épargner jusqu’à 225 millions de dollars par an grâce aux médicaments génériques », Dominique Froment, Les Affaires, 6 mars 2010.

[2] “Against Intellectual Monopoly”, Michele Boldrin et David K. Levine, Cambridge University Press, janvier 2008.

[3] Ibid.

[4] Ibid.

[5] « What are the costs of the patent system? », Stephan Kinsella, Mises Institute, 27 septembre 2007.

[6] “Patents and Copyrights: Do the Benefits Exceed the Costs?”, Julio H. Cole, Review of Libertarian Studies, Mises Institute, Fall 2001.

[7] « Monsanto’s Havest of Fear », Donald L. Barlett and James B. Steele, Vanity Fair, mai 2008.

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