"Le Turquetto" de Metin Arditi

Publié le 08 septembre 2011 par Francisrichard @francisrichard

Metin Arditi fait partie des alumni de l'EPFL, où il a diplômé cinq ans avant moi. Il aime, semble-t-il, la peinture de la Renaissance et il s'interroge sur les relations entre les différentes religions du Livre. Ce sont des correspondances que j'ai avec lui et qui ne peuvent me laisser indifférent.

Aussi, quand j'ai vu qu'il était présent à Morges samedi dernier au Livre sur les quais [voir mon article ici] , me suis-je approché de la table où il dédicaçait Le Turquetto, pour emporter, signé par lui, un exemplaire de son livre publié chez Actes Sud ici.
Le lecteur se trouve transporté dans le temps et dans l'espace, à Constantinople puis à Venise, et retour, en plein XVIe siècle, qui bruisse des guerres plus ou moins ouvertes que se font les religions, tandis que le monde s'éveille à la modernité.

Elie Soriano est juif. Il vit à Constantinople, en terre musulmane, depuis la prise de la ville par les Turcs, quelques décennies plus tôt. Il a 12 ans. Il est le fils d'un employé du marché aux esclaves, pour lequel il n'éprouve guère de tendresse. Il faut dire que ce père est en fin de vie et que c'est une véritable épave ambulante. 

Elie sait regarder les autres avec acuité. Il se souvient avec précision de leurs traits qu'il dessine et met en pile dans sa tête. Il a regardé de cette manière, par la fente d'un plancher du marché, de belles esclaves dénudées. Et leur image ne le quittera plus.

Un cul-de-jatte devenu l'ami d'Elie, Zeytine Mehmet, a remarqué cette prodigieuse faculté de savoir regarder chez ce tout jeune enfant et l'encourage à continuer d'observer ainsi les gens, pour apprendre sur eux le plus de choses possible. 

Elie ne se contente cependant pas de dessiner dans sa tête. Le pope Efthymios l'encourage dans cette voie du dessin réel. Le rabbin Alberto, au contraire, lui rappelle avec fureur qu'il ne doit pas, comme le Deutéronome le prescrit, faire d'image taillée ou d'image de représentation des choses du ciel et de la terre...

Après la mort de son père, Elie s'enfuit de Constantinople pour Venise à bord d'un navire. Pour l'occasion il est devenu grec et se fait appeler Ilias Troyanos. Il reste juif au fond de lui-même mais il s'est vu contraint de le dissimuler, pour pouvoir être peintre, sa véritable vocation.

Nous le retrouvons quarante-trois ans plus tard. Il est toujours à Venise. Après avoir été l'élève du Titien, il est maintenant l'un des plus grands peintres de son temps, sinon le plus grand, certains disent supérieur au Titien et au Véronais. Car il est "le seul à avoir réussi la fusion miraculeuse du disegno et du colorito, de la précision florentine et de la douceur vénitienne."

Il est le Turquetto, le petit Turc, en raison de sa petite taille et de son origine. Tout lui a réussi jusqu'à présent. Il s'est converti à la religion de Rome. Il a fait un beau mariage. Après le baptême de sa fille, le doge, le nonce, les nobles et les familles riches ont festoyé chez lui. Mais cette réussite repose sur une imposture. Il aurait dû écouter son père qui lui disait peu de temps avant de mourir :


"Les convertis croient qu'ils sont sauvés...Mais un juif reste un juif...S'il l'oublie, un chrétien le lui rappellera très vite..."
En deux ans son destin va basculer. L'avertissement paternel s'accomplira, à la faveur d'intrigues entre Vénitiens qui le feront descendre de son piédestal. Il devra retourner à Constantinople d'où il est venu. La boucle y sera bouclée. De ses milliers de tableaux il n'en restera plus qu'un, L'homme au gant... 
Au-delà de cette histoire emblématique, qui donne à réfléchir, c'est, par de savantes petites touches, tout le contexte d'un monde disparu qui nous est restitué par Metin Arditi, notamment celui des marchands d'esclaves de Constantinople et des mécènes de Venise sans les commandes desquels les peintres de l'époque n'auraient pas eu de moyens de subsistance.
Malheureusement les incompréhensions entre les hommes, attachés qu'ils sont davantage à la lettre qu'à l'esprit, demeurent intemporelles, même si elles revêtent aujourd'hui des formes différentes de celles de la Renaissance. Ne serait-ce que pour cela, la lecture de ce livre, écrit sur le ton d'un conte oriental, ne peut être que bénéfique.
Francis Richard