Les souvenirs de Gilles Lapouge

Publié le 09 septembre 2011 par Les Lettres Françaises

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Gilles Lapouge

Avec le Dictionnaire amoureux du Brésil, publié au printemps, Gilles Lapouge a découvert la forme de l’abécédaire, et s’est rendu compte qu’elle lui offrait une totale liberté de création, lui permettait, comme dans nombre de ses livres, de mêler brefs récits anecdotiques qui sont autant de nouvelles, réflexions historiques et géographiques, fragments d’autobiographie. Cet écrivain majeur qui a toujours revendiqué l’étiquette de « journaliste » – et il ne s’agit ni d’un excès d’humilité ni d’une fausse modestie qui ne siérait plus à son âge ni à l’importance de son oeuvre, mais d’un simple constat à propos d’un métier qu’il exerce depuis plus de soixante ans – emprunte à nouveau cette forme d’entrées alphabétiques pour parler de lui. Enfin, de lui, c’est un bien grand mot : pudique il est, pudique il reste, et il faut savoir lire entre les lignes pour découvrir, sous la distance amusée, sous le charme apparemment facile d’une prose si maîtrisée qu’elle paraît couler de source, les confidences à propos de bonheurs que le temps passé a rendu mélancoliques – car il n’y a rien d’aussi mélancolique que des souvenirs heureux.
Eugène Ionesco avait intitulé un volume autobiographique, Journal en miettes, et Jacques Laurent,Moments particuliers, un étrange recueil de souvenirs paru deux ans avant sa mort. Avec le Flâneur de l’autre rive, Lapouge s’inscrit aujourd’hui dans cette lignée : il ne raconte pas sa vie, il en cueille des moments, des émotions. Flâneur il a été, flâneur il reste, qu’il évoque l’Algérie de son enfance, le Digne de son adolescence, le Brésil où il a vécu, ou sa découverte fascinée de l’Islande. Dans ces pages qui ne sont pas une galerie de portraits, on croise cependant Nicolas Bouvier, que Lapouge fut un des premiers à faire connaître en France, ou Jorge Amado, enfermé dans un sinistre appartement parisien de Bercy où il se protégeait de la fête et de l’exubérance brésiliennes. Ou encore Arthur Adamov en butte à des journalistes trop insistants, et Jacques Lacan, son manteau de vigogne trempé de pluie, dînant au champagne dans un restaurant des Arts et Métiers.

Lapouge parle de neige (la grande passion de sa vie), de vents, de points cardinaux : avec lui la géographie devient le terrain de la plus authentique poésie, et l’érudition est prétexte à la rêverie. La liste des « entrées » de cet abécédaire est à elle seule un inventaire cocasse : « Les fous rires d’Adamov», « À la recherche des bouts du monde », « Café arabica ou café robusta ? », « Lacan, quelque part », « Les pirates à l’école », « Ma carrière d’acteur », « Quand j’étais chasseur de lapins », « Le grand reporter et les bruits de couloir », « Froid »…Mais, au-delà de l’allégresse des récits, du plaisir de nager dans sa prose, d’un goût discret de l’autodérision, Lapouge, dans ce livre, dit beaucoup de choses sur lui même, sur sa passion des autres (il est particulièrement doué pour l’amitié), sur la douleur du temps qui passe, et des séparations. Le texte qu’il consacre à sa soeur aînée, sa complice d’enfance, disparue l’an dernier, est magnifique de retenue, d’émotion, d’amour. « Quand mes parents sont morts, mon père d’abord, ma mère, ma peine a été terrible. La mort d’une soeur est différente. (…) Une soeur ou un frère sont emmêlés avec vous. Notre vie est la leur. Vous avez connu leurs amis, leurs déboires,leurs espérances, leurs vanités. (…) Il y a des choses de vous que vous ne savez plus et qu’ils ont conservées à votre place, comme on met une vieille table dans un garde-meuble. Ils ont donné abri à vos souvenirs.»

Les souvenirs… c’est le mot-clef de ce livre, qui est une longue rêverie sur les souvenirs réels, les souvenirs oubliés, les souvenirs empruntés, les souvenirs inventés, les souvenirs nés d’un hasard, ou les souvenirs puisés dans un livre. De ces textes souvent nimbés de tristesse se dégage une grande sérénité : la seule vérité, la seule réalité d’une vie, ce sont les images qu’elle laisse à l’heure où, peu à peu, tout s’éteint. Pour une fois, on ne mentira pas en reprenant une tarte à la crème des fins d’articles : ce Flâneur est sans doute le meilleur moyen de se glisser dans une œuvre importante, indémodable et diverse : on y retrouve, comme des échantillons, des pépites, toutes les facettes de Lapouge, prestidigitateur des mots.

Christophe Mercier

Le Flâneur de l’autre rive, de Gilles Lapouge, André Versaille éditeur, 280 pages, 17,90 euros.