Tout, tout de suite

Par Lorraine De Chezlo
de Morgan Sportès
Roman - 380 pages
Editions Fayard - août 2011
Yacef de Bagneux a acquis une petite expérience dans un créneau du banditisme. Avec son entourage, ses copines, ses connaissances, son réseau de petits gars désoeuvrés, il se spécialise dans le kidnapping avec l'espoir toujours d'une belle rançon à la clé. Envoyer une fille draguer la cible, obtenir son numéro de téléphone, l'attirer dans un guet-apens, contacter les caïds endurcis du 93 pour porter la victime à la planque, nommer les gamins et les potes qui seront chargés de surveiller le kidnappé, obtenir les contacts de son entourage qu'il faudra faire chanter. Tout est rôdé, son plan machiavélique dont il est si fier, même s'il se heurte parfois à la vigueur non prévue des cibles, ou leur non coopération, doit marcher coûte que coûte afin qu'il rembourse ses dettes et paie ses sujets des belles sommes promises. Alors cette fois, on va viser Elie, vendeur dans une boutique de téléphone, mais surtout Juif, dont évidemment entouré d'une famille et d'une communauté aisée qui seront prêts à tout pour le sortir de l'enfer qu'il lui réserve...
On ne lit pas "Tout, tout de suite" pour son style littéraire, sinon on est grandement déçu. On peut lire ce livre, ce roman non fictionnel, ce fait divers à peine romancé, comme un policier à suspense, même si on en connaît l'issue tragique. On fait bien de le lire comme un état des lieux gravissime, comme le décorticage minutieux, résultat d'un travail d'enquête (un travail que les journalistes devraient avoir les moyens de faire ?) de très grande haleine, qui nous permet de revenir à tête reposée et avec l'ensemble des éléments factuels, sur un fait divers qui a bien sûr fait sensation mais qui malgré tout nous a été raconté par la presse de façon très superficielle.
Extrait :"Yacef se lance alors dans un grand numéro. C'est Al Pacino dans Scarface. Il se cogne et recogne la tête contre un mur, rageusement, une fois, deux fois, dix fois. L'appartement résonne de ces coups : sourds.- Qu'est-ce que je... je... je vais faire ? hurle-t-il, se remettant à bégayer. Qu'est-ce que je... je... je vais leur raconter, à ces... ces types (il étouffe un sanglot). Faut que je les paie, sinon ils vont me ni... niquer. Vont me flinguer."
Jour après jour, en commençant bien avant l'affaire de l'enlèvement d'Ilan Halimi par Youssouf Fofana et ses acolytes en 2006, Morgan Sportès décrit grâce à l'enquête, aux dépositions, aux indices récoltés, comment tout cela s'est déroulé, avec qui et où (les lieux sont toujours décrit avec précision et replacés dans le réel).Le gang des barbares, avait surnommé la presse, une expression sensationnelle pour les media qui caricature les protagonistes en s'éloignant de la vérité. Il s'agit plutôt d'un fou fébrile, Youssouf Fofana qui apparaît nerveux, très mal organisé, mauvais en orthographe, ayant une fausse confiance en lui-même, entouré de quelques caïds d'expérience auxquels il devra faire appel, et d'une nuée de jeunes qu'il manipule en faisant miroiter des sommes variables. Des filles influençables, des gamins de 17 ans, ou des pères de famille qui traînent dans la cité. Sa petite armée crédule de petits bras. Des garçons qui auront bien plus de scrupules que leur chef, qui feront pour certains preuve d'empathie envers la victime qu'il doivent garder séquestrée dans un appartement puis un local technique, aussi froids l'un que l'autre : il leur arrive de lui acheter de la nourriture avec leurs propres sous, de lui parler malgré l'interdiction du chef, de nouer une relation humaine, d'acheter des couettes pour le réchauffer, d'acheter du "faux-sang" pour produire une photo-chantage d'Elie/Ilan défiguré demandée par Yacef/Youssouf. Ces "gardiens" qui se relayent pendant 3 semaines au lieu de 3 jours, sont les exploités de celui qui voudrait venger les exploités du monde. Autour de Yacef/Youssouf, peu d'amitié, peu de rapports "vrais" et au final, beaucoup de trahison, d'abandon devant sa folie qui se fait de plus en plus visible et dangereuse.Un livre qu'on ne lâche pas, tout en étant effaré de ce personnage effrayant par son incompétence et ses passages à l'acte, à toute son inorganisation, ses machinations bancales... Et malheureusement, on croit percevoir des ratages impardonnables de la police, dus à une stratégie un peu trop rigide...La dissection effarante d'une plongée dans la violence et l'impensable, par des gens médiocres qui dépensent une folle énergie et des stratégies complexes à des choses sans lendemain, énergie et stratégie que l'on regrettera ne pas être mises au service de leurs avenirs plus radieux, plus durables. 
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