Entretien avec Jean-Paul Klée, 1 (par Jean-Pascal Dubost)

Par Florence Trocmé

ENTRETIEN AVEC JEAN-PAUL KLÉE 
 
 

Jean-Paul Klée fut édité pour la première fois en 1970 par Guy Chambelland, après quoi suivront des parutions sporadiques (poèmes, récits, journaux…) chez des éditeurs discrets, méconnus ou disparus. L’entretien qui suit a pour dessein d’approcher cet écrivain hors du commun, de mieux appréhender une œuvre protéiforme, mais gouvernée par l’esprit-au-poème, une œuvre bibliographiquement maigre, mais profuse d’inédits, entassés çà et là. Quoique tenue dans une (relative) confidentialité, l’œuvre de Jean-Paul Klée peut compter sur un lectorat fidèle et passionné, toutes générations confondues (parmi ses pairs nous citerons Valérie Rouzeau, Jean-Pierre Georges, Daniel Biga…), convaincu de la prime importance de son écriture démesurément lyrique, et présentant le paradoxe d’un art brut érudit. L’entretien qui suit a été réalisé par voies postales, et respecte scrupuleusement le graphisme manuscrit de Jean-Paul Klée (de même, malgré une demande instante de les supprimer, les compliments qu’il adresse à son interlocuteur ont été maintenus). 
 
 
Jean-Pascal Dubost : Tu fais très souvent référence à Dieu, jusque, à une certaine époque, avoir choisi d’accoler le mot Dieu à ton nom d’écrivain (Jean-Paul Klée Dansons Dieu), ou de remplacer ton nom par ledit mot (Jean-Paul Dansons Dieu), es-tu poète mystique, as-tu choisi le poème comme moyen introspectif pour atteindre Dieu ? 
 
Jean-Paul Klée
 : Ah diable, si je savais !... Hier encor, à la terrasse d’un kafé à Strasbouri, un inconnü m’a demandé (l’œil assez langoureux) si je croyais en Dieu ?... Foutre je n’en sais rien !... et ce pseudo : Jean-Paul Dansons Dieu qui signe en 1985 Journal du Fiancé (aux éditions Le Cherche-Midi) me paraît aujourd’hui impossible à porter !... Qui donc pourrait « danser Dieu » ?... Mireille NÈGRE ?... On croit en Dieu dans des moments de désespoir ou de jubilation… Dieu, n’est-ce pas l’enthousiasme des Grecs ?... Et aussi lors de la jouïssance amoureuse, il y a (non ?...) le pointü de Dieu… Si Dieu existe..!. On le saura quand ?... On a découvert il y a peu de temps qu’il y avait, en-dehors de la TERRE & de nous, des milliards de milliards de Soleils !... Je n’ai – au fond – rien choisi.!.. Ni de naître ; ni de mourir…. Ni de vivre aussi « merveilleusement » mal !... Mon père, oui, était mystique. Et j’ai 2 cousins prêtres (l’un, franciscain au TOGO) et l’autre curé intégriste… Le frère de ma grand-mère paternelle, un père MARTINI, missionnaire lui aussi en Afrique, mourut interné en psychiatrie. A 12 ou 13 ans, je voulais devenir missionnaire pour sauver des orphelins en Bolivie…. Puis à 14 ou 15 ans la révolution de la puberté m’a éloigné d’un catholicisme beaucoup trop répressif !... Atteindre Dieu, dis-tu, oh Jean-Pascal ?... Peut-être simplement s’atteindre soi-même ; se toucher le corps & le cœur & aussi (toute une série de poëmes inédits là-dessus) l’âme qui – au milieu de ce corps-ci – se lamente & gît & brille (parmi moi) comme le « brin de paille » dans l’écurie de Paul Verlaine ?... 
 
J.-P.D. : La question que je voudrais te poser est en lien direct avec la précédente, parce que tes poèmes donnent l’apparence d’une transcendance, d’un jaillissement soudain, immédiat : te considères-tu comme un poète inspiré ? Ce qui m’amène à une question antagoniste : es-tu un « horrible travailleur » ? Retravailles-tu beaucoup le poème ? 
 
J.-P.K. : Question, cher Jean-Pascal, elle aussi essentielle !... Il n’y a jamais eu, au départ, que l’inspiration, oui. Dès 1968-69, aucun poëme n’est venu sans « l’inspir », c’est-à-dire les premiers mots comme soufflés, imposés par quelqu’un & puis le restant (le corps) du poëme vient lui aussi comme pas à pas un cheval qui très prudemment, nécessairement, danserait, s’arrondirait à l’approche de sa « conclusion », de son bouquet final… Et puis des trimestres entiers (ou des années ?...) sans écrire un seul poëme .?.. Et puis quelques poëmes sûrement trop bavards & relâchés, dans La Noirceur de l’Occident par exemple. Et enfin, tardivement, à partir de fin 2000, cette faramineuse « série » à l’adresse de mon ami Olivier LARIZZA (cinq ou six ou sept milliers de pages) qui, au bout d’une ou deux années, se resserra & trouva enfin, je l’ai senti longtemps après seulement, sa forme définitive (voir : le Pays d’Olivier, le Trésor d’Olivier, les Bonheurs d’Olivier) c’est-à-dire ni le raconté ni le mystérieux, à la fois le mystérieux & en filigranes le raconté, müs par cette « spirale » qui moi-même me surprend !... J’écris pour (me) découvrir & (me) surprendre…. Et ça marche quasi chaque fois… J’ai dans les pattes depuis fin novembre 2000, environ sept milliers de poëmes (à raison d’environ 700 poëmes l’année), fruit d’une ABONDANCE que moi-même je n’explique pas.!.. 
Est-ce que je travaille « le » poëme ?... Oui & depuis le tout début (1967 ou 1968) de manière assez forcenée, à la syllabe près ; m’appuyant sur la nécessité la plus scrutée, la plus cimentée. Le poëme vient toujours & pas à pas d’un seul trait (il n’y a pas comme chez DADELSEN plusieurs versions) & je ne retire rien de ce qui a été « admis » (ou alors très exceptionnellement). Ce travail du mot à mot & du syllabe à syllabe est à la fois mystérieux & très évident, je relis le poëme 7 ou 8 ou 9 fois au quart de ton & me référant à chaque lecture uniquement à l’éprouvé ; à la justesse de dire ce que j’éprouvais !... 
Ce qui est incroyable c’est que retrouvant un poëme d’il y a 5 ou 6 ans & que personne (ni moi ni Olivier) n’avions jamais relu même une seule fois, … j’arrive à me replacer dans l’état d’esprit exactement où je l’écrivis & qu’à la 8ème ou 10ème ou 11ème relecture je trouve encor à l’améliorer d’une syllabe ou d’un demi-ton.!.. L’oreille, bien sûr, joue beaucouP…. J’entends ce que je lis ou ce que j’écris (comme aussi j’entends ce qu’ici j’écris, cher Jean-Pascal, en réponse à tes fortes questions) !... 
Mais je ne vais pas jusqu’à faire, comme l’ami Pierre Oster, 80 ou 100 versions successives d’un seul poëme. C’est-à-dire que mon travail des 8 ou 10 relectures se fait sur le premier manuscrit (jamais, sauf la recopie, je n’ai de mon poëme 2 ou 3 manuscrits successifs). 
Tout cela est, bien sûr, très curieux. Cela tient de la bijouterie (tailleur de diamants) & aussi de l’hypnose un peu… Je vois… Mais pourquoi ai-je remarqué ceci plutôt que cela & l’ai-je écrit de cette manière-ci plutôt que de celle-là ?... Bien sûr j’écris ma poësie à partir de & « contre » toutes les poësies que je connais, tous les styles que je connais, afin que « ma » poësie se détache de toutes les autres, de même que les mots d’un bon poète se distinguent aisément des pauvres mots de la quotidienne tribu…. Il y aurait poësie à l’intérieur des autres poësies,… une voix particulière parmi une centaine d’autres voix : Qui dira – et quand – si cette immense ambition s’est accomplie ?... Acharnément les choses sont à ce niveau-là : que notre moindre poëme creuse la « réalité » le plus finement possible & de la manière la plus…. inouïe (c’est-à-dire) : jamais entendue !... 
Ce travail de relecture-correction n’est, par la masse de ce que j’écris, pas infini (oui,… d’autres jours & d’autres poëmes surgissent) – mais il m’est arrivé de corriger le livre édité chez BF à Strasbourg par mon ami Armand Peter : C’est ici le pays d’Olivier Larizza (2003), c’est-à-dire que ce livre déjà paru sera repris, sous une forme améliorée, dans l’un des prochains « cahiers  Jean-Paul Klée » par Cécile ODARTCHENKO l’éditrice (oh combien courageuse) DES VANNEAUX. 
 
 
J.-P.D. : On élève au rang de mythe la malle de Fernando Pessoa. Tu écris abondamment (le dire ainsi relevant de l’euphémisme), tu accumules les manuscrits. Quel genre de malle est celle de Jean-Paul Klée ? Pourquoi cette accumulation inédite ? 
 
J.-P.K. : Ah, cher Jean-Pascal, excellente question !... Tu tapes chaque fois dans le mille !... Oui, l’abondance quasi-scandaleuse qui depuis 10 ans et demi m’a saisi, par la grâce de la très vive amitié d’Olivier Larizza !... Je n’ai jamais compté la moisson : Pas un jour de l’année sans un, deux, trois ou quatre poëmes !... Cela fée environ 700 poëmes par an…. Le poëme a toujours 2 pages… On est à 1400 feuillets par an.!.. Multipliez par dix,… vous approchez en réalité de quinze mille pages !... Et l’été il y avait parfois 6 ou 7 poëmes par jour, en juillet-août 2010… On va où ? Étant tourné tout le temps vers le nouveau, vers celui qui viendra, je me soucie hélas fort peu de la masse accumulée, comme un tumulus de prince mérovingien ou vaguement barbare…. J’ai classé la plus grande partie de cette moisson d’Orphée en dossiers mensuels, soit environ 120 mois & dans chaque chemise un suivi chronologique, le jour & l’heure…. L’idéal serait d’arrêter de produire du neuf & de relire toute la galaxie, de la brosser à fond puis la faire dactylographier (je ne connais pas l’ordinateur)…. Un travail d’une ou deux années ?... La centaine de dossiers gît dans ma chambre au pied de mon lit sur la moquette empoussiérée…. Si je pensais plus souvent à ce véritable TRÉSOR (n’en publier que le meilleur),… je serais chaque jour dans une forme « triomphale » !... mais il y a l’actualité mondiale, nationale, personnelle & familiale (où j’ai très peu d’ordre) !!... 
Il y a donc en effet une « malle » Jean-Paul Klée…. Donner à 2 ou 3 dactylos de front…. J’entends parler d’un dictaphone qui produit mécaniquement de la dactylo !.. Et quand me venait cette immense série autour d’Olivier Larizza, je ne me relisais absolument jamais ; de peur que le poëme qui suivrait soit décalqué (influencé) par le poëme précédent !... Publier au courant de cette série c’était forcément se relire, s’arrêter, se corriger…. Or je n’avais qu’une seule joie, c’était d’avancer sans jamais me retourner, comme un vaisseau léger fendre l’eau !... Et puis j’ai eu quatre années totalement au service de ma mère, dépendante à domicile : mes seules fenêtres c’était sortir 2 fois le jour, composer en direction d’Olivier ici & là..!. 
Les trois ensembles déjà parus  (2003, Le pays d’Olivier, 2008 Trésor d’Olivier et 2011 Bonheurs d’Olivier) – ce qui est très peu sur 10 ans – l’ont été grâce à l’assiduité & l’assistance très amicales d’Olivier, puis de mon éditrice Odartchenko !... Sans eux deux, et comme pris dans « une » neurasthénie, est-ce que j’aurais publié ?... Je passe ma vie à remettre tout (sauf l’écriture) vers le lendemain & du sür-lendemain au sür-sür-lendemain…. Ah bizarre vie j’avais !... Le fée de ne pas ignorer « la » valeur de cette poësie ne change pas mon comportement. Pour me sortir de cette léthargie, faudrait une très grande revue ou un très grand contrat éditorial ou la compagnie quotidienne d’un ou d’une secrétaire…. 

(à suivre....)