Sommeils

Par Jean-Jacques Nuel
Pour inaugurer la section "Textes et nouvelles", je reproduis ici un court texte paru dans la revue L'Infini n° 68 (Gallimard, 1999) et repris dans le recueil Portraits d'écrivains.
SOMMEILS
C'est l'histoire d'un écrivain devenu vieux, par le simple effet d'une pente naturelle, et qui ressent depuis peu la fatigue de l'âge. Bien qu'il ne se l'avoue pas, les années font sentir leur poids sur son corps et sur son esprit. Il produit moins. Ses livres raccourcissent. Il n'écrit plus que des histoires brèves, comme un coureur qui ne tiendrait plus la distance. Et pour amorcer chaque jour une page nouvelle, il commence par une formule rituelle, une formule introductive bien rodée : " C'est l'histoire d'un écrivain... ".
Ce début de phrase posé, il continue, ou il essaie, à son rythme, au faible débit de son esprit qui manque de mémoire et d'imagination, qui manque chaque jour davantage d'énergie. Les mots sont lents et rares à venir. Le stylo lui semble lourd et il le dépose, en travers du blanc de la page. Parfois, à sa table de travail, ses yeux se ferment, il a comme des sommeils fugaces. De brèves absences, des coupures infinitésimales de sens, des sortes d'arrêt sur image ou plutôt d'arrêt sur vide. Ou bien il reste les yeux ouverts et fixes mais ne voit rien, il regarde à l'intérieur de lui-même la brume qui se lève et recouvre lentement son paysage mental. Imperceptiblement il décroche. De ses mots, de la feuille, de la pièce, de son corps. Il sombre.
La machine s'arrête : il y a des plages mortes entre les mots. Dans le temps suspendu c'est un état semblable à la mort qui prend place, par son caractère étale, sans fenêtre de sortie, par sa couleur d'un gris régulier, léger. Ce qu'il voit derrière ses paupières s'ouvre à l'infini. Il voyage, sans image, puis revient à lui. Le phénomène est bref, intermittent, mais de plus en plus fréquent.
Ses proches le veillent. Ils ont resserré le cercle, ils se relaient auprès de lui. Ils parlent d'une curieuse maladie qui ronge la mémoire, ils parlent des atteintes de l'âge comme on évoque l'avancée de la mer lors des grandes marées, avec dans la voix ce ton feutré mais convaincu de l'inéluctable, cette soumission à la fatalité. L'écrivain n'est plus le même. Il n'est plus le même en continu. Sa pensée semble prête à se rompre, elle hésite comme sa démarche, il finit la vie en pointillés, il finit son œuvre sur des points de suspension. Mais il ne s'en aperçoit pas. Cette révélation lui serait insupportable. Il est aveugle à ce qui le gagne. Et lorsqu'il voit grandir l'ombre devant ses yeux il croit que c'est le monde entier qui sombre.
VARIANTE
Dans une autre version de cette histoire, qui semblera moins triste au lecteur comme à l'auteur, l'écrivain apparaît moins diminué (il ne s'agit peut-être pas du même individu, ou il est plus jeune). Le phénomène précédemment décrit commence à survenir.
L'écrivain ne se rend compte de rien. Chaque jour il prolonge son œuvre. Il n'a pas dit son dernier mot. Son écriture s'est ralentie mais la qualité de son style ne paraît pas altérée. Certains lecteurs s'interrogent, cependant. Dans ses derniers ouvrages on relève des mots étranges, décalés. Parfois deux phrases ne joignent pas bien. La transition laisse à désirer. On hésite alors : est-ce l'un de ces géniaux raccourcis dont seuls les vieux maîtres sont capables (ou qu'eux seuls osent), et dont la soudaineté et le brio nous déroutent un peu - ou bien faut-il y voir un accroc dans le tissu littéraire, la trace écrite d'une rupture mentale. Les avis divergent. La littérature n'est pas une science exacte. Le style de ce vieil auteur est si subtil et complexe que même un œil averti ne sait plus bien y démêler la maladresse de l'adresse, ni l'accident de l'illumination.
extrait de Portraits d'écrivains (Editinter, 2002)