Le politologue camerounais Achille Mbembe explique pourquoi la Françafrique n'a pas dit son dernier mot. Et pourquoi la France ne représente plus «le soleil» des Africains.
Nombre d'observateurs ont prédit que le printemps arabe pourrait gagner l'Afrique subsaharienne. Est-ce une réalité?
Ils se trompent. L'Afrique subsaharienne devra inventer ses propres modèles de la lutte. Rien ne sera acquis par procuration.
Pensez-vous que la présidentielle ivoirienne et son issue ait fait avancer la démocratie en Afrique?
Ce qui s'est passé en Côte d'Ivoire est une farce doublée d'une tragédie.
Pour une gestion africaine des conflits
L'ONU a-t-elle eu raison de certifier les résultats du scrutin ivoirien? Devra-t-elle certifier d'autres résultats à l'avenir?
A.M. - Le temps est venu de réfléchir très sérieusement aux modalités des interventions onusiennes en Afrique. L'absence d'une puissance hégémonique continentale capable de déployer sa force économique, militaire et diplomatique sur le reste du continent fait de l'Afrique le ventre mou du monde. Je suis de ceux qui pensent que l'Afrique doit devenir son propre centre, sa force propre. Pour l'heure, nous sommes bien loin de cet idéal. La faiblesse des institutions continentales et l'absence d'un cadre juridique contraignant et négocié par les Etats africains —tout cela complique les choses, notamment quand il s'agit d'intervenir militairement dans les affaires d'un autre Etat. Ceci dit, je suis, comme bien d'autres, opposé aux interventions militaires étrangères sur le continent. Elles n'avancent ni la cause de la paix, ni celle de la démocratie, encore moins celle du progrès économique.
Une grande partie des pays africains —notamment dans le Sahel et en Afrique australe— ne reconnaissent pas le CNT (Conseil national de transition). Comprenez-vous cette position?
Ils finiront bien par le reconnaître. Soit librement, soit parce que les pressions exercées par les parrains du CNT seront devenues irrésistibles. Ceci dit, le traitement réservé aux populations d'origine subsaharienne au cours de ce conflit préoccupe à juste titre une grande partie de l'opinion africaine. Cette dernière se pose également des questions quant à la nature démocratique de cette «libération» qui est un mélange de guerre civile et d'intervention armée étrangère.
La tentation néocolonialiste
Comment expliquer qu'une partie de l'opinion africaine soutienne Kadhafi? Est-ce un héros pour une partie de l'Afrique?
Beaucoup d'Africains sont opposés à la manie occidentale qui consiste à utiliser la force pour imposer la chute de régimes qu'ils ont soutenus dans le passé, mais avec lesquels les Occidentaux ont fini par se brouiller. Puis, à vouloir maquiller de tels projets cyniques sous les dehors du droit, quitte à instrumentaliser l'ONU. Il me semble que ce souci est bien plus important que le soutien présumé à Kadhafi. Très peu, en Afrique, même parmi ceux qui ont bénéficié de ses faveurs, se méprennent sur ce qu'aura été sa dictature.
A la suite des interventions françaises en Côte d'Ivoire et en Libye peut-on parler de néocolonialisme?
Depuis les guerres d'Irak, des coalitions de puissances généralement externes aux régions concernées prennent sur elles la responsabilité de faire le droit et d'utiliser la force au nom d'une moralité généralement sélective. Au passage, elles signent la destruction quasi-complète des infrastructures et des institutions des Etats et des régimes qu'elles entendent renverser.
Puis, comme en un tour de main, elles se posent comme les architectes de la reconstruction en s'octroyant l'ensemble des marchés ainsi conquis, souvent sans aucune concurrence que ce soit et dans l'opacité générale. Strictement parlant, ce mélange de mercantilisme, de militarisme et d'humanitarisme n'est pas sans rappeler les pratiques impérialistes au XIXe siècle. Mais il ne suffit pas de les dénoncer. Dans le cas de l'Afrique en particulier, il faut créer de nouveaux rapports de force tels que la France et ses «alliés» y réfléchissent à deux fois avant de se lancer dans de telles aventures.
Comment ces interventions sont-elles perçues en Afrique? Notamment en Afrique du Sud, le pays où vous enseignez?
Elles font largement l'objet de réprobation, sauf chez ceux des Africains qui, dans l'immédiat, en profitent.
La France n'est plus le miroir de l'Afrique
La Françafrique est-elle morte?
Ce fut une histoire passablement sale. Elle n'est pas encore morte et enterrée. Mais elle est condamnée à terme. Un cycle historique malheureux est sur le point de s'achever. Nous assistons à ses derniers soubresauts. La vérité est qu'aujourd'hui, la France ne représente plus «le soleil» des Africains. Elle le représentera encore moins dans le futur. Elle n'est plus le miroir où vient se refléter leur vie, leur travail et leur langage. Le dynamisme du continent a ses sources ailleurs, alors qu'une autre géographie se met en place. Il nous faut prendre acte de ces déplacements de fonds et tourner le dos aux anachronismes.
Que vous inspirent les récentes déclarations de l'avocat Robert Bourgi sur la Françafrique?
Elles confirment ce que tout le monde savait. Que nul ne les trouve scandaleuses et qu'elles ne fassent l'objet d'aucune enquête internationale en Afrique et en France en dit long sur où nous en sommes. Les pratiques de corruption mutuelle entre certains dirigeants français et des dirigeants africains relèvent de crimes très graves —aussi graves que ceux pour lesquels on n'hésite pas à traîner devant la Cour pénale internationale tel dictateur déchu.
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